Les Borgia : Alexandre VI, pape, roi et mécène (2/3 )

L’enquête historique menée par Guy Le Thiec, invité d’Anne Jouffroy

Guy Le Thiec, historien moderniste, auteur de l’ouvrage Les Borgia, enquête historique évoque le second pape Borgia, Alexandre VI (1492- 1503) -celui dont l’histoire et la littérature retinrent surtout la légende sulfureuse. Le cardinal Rodrigue Borgia, héritier du clan familial, devait, pour maintenir sa puissance personnelle et celle de ses enfants, briguer à son tour la plus haute charge de l’État pontifical. Les onze années de son pontificat munificent annoncèrent la Rome de Jules II et Léon X, l’une des capitales intellectuelles de l’Europe humaniste. Comment Rodrigue devint-il Alexandre ? Pape, roi, mécène, Alexandre VI ne fut-il pas, avant tout, un prince de la Renaissance ?

Émission proposée par : Anne Jouffroy
Référence : pag1004
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Le pape Innocent VIII, élu en 1484, fut très vite malade et sa succession se préparait depuis longtemps. Aussi la nouvelle de son agonie à la mi-juillet 1492 ne surprit-elle personne et trouva clans et candidats prêts à entrer aussitôt en campagne.
Le cardinal Rodrigue Borgia, doyen du Sacré Collège et vice-chancelier ne semblait pas papabile. Il avait contre lui, en effet, le fait d'être valencien, à la tête du parti catalan, voire espagnol, dont les cardinaux italiens se méfiaient. C'était compter sans l'extrême habileté de Borgia. Il fut élu, le11 août 1492, à l'unanimité.

Armoiries du pape Alexandre VI :
Parti en 1 d’or au boeuf de gueules sur une campagne de sinople à la bordure d’or chargée de huit bouquets d’herbe de sinople et en 2 fascé d’or et de sable de six pièces







Le conclave victorieux de l'été 1492, le premier qui se tint dans la chapelle Sixtine


« Pour comprendre cette belle unanimité, qui peut surprendre, il faut dire un mot sur le conclave, précise Guy Le Thiec. Un dicton romain, très savoureux, postule que : « qui entre pape au conclave en sort cardinal » -à savoir que les favoris ont rarement leur chance.
Le 10 août, trois tours de scrutin avaient fait émerger deux noms susceptibles de recueillir l'assentiment de tous, en raison de leurs qualités d'hommes d'Église : le Napolitain Oliviero Carafa et le Portugais Jorge da Costa. Ils auraient pu constituer, peut-être, de magnifiques papes au regard des réformes dont l'Église avait tant besoin. Mais ils ont été desservis par toutes sortes d'intérêts.
Le ralliement décisif à Borgia fut celui du cardinal milanais, Ascanio Sforza, et des voix qu'il rassemblait. Les raisons, assez classiques pour l'époque, en sont connues et motivent l'accusation de simonie qui frappa ce conclave.

Le pape Alexandre VI, fresque de Pinturicchio, 1492-1495.


Oui, Rodrigue a littéralement acheté son élection auprès de Sforza. Il lui cède, somptueusement, sa fonction et son palais de vice-chancelier et, sans doute, sa belle demeure de plaisance sur les bords du Tibre, à Ripetta. Il obtient, alors, une très courte majorité.

Face au carré d'incorruptibles -parmi eux, Carafa, da Costa et Jean de Médicis, le futur Léon X- et d'irréductibles ennemis, dont Giulano della Rovere qui sera élu en 1503 sous le nom de Jules II, demeurait Gherardo, cardinal vénitien de quatre-vingt quinze ans. Celui-ci se laissa circonscrire.

Comme les cardinaux sont quand même cohérents, les opposants comprenant que tout était perdu donnèrent leurs voix à Rodrigue Borgia pour que le conclave se conclût à l'unanimité. »




La théocratie pontificale d'Alexandre VI, pape et roi




Ce fut, semble-t-il, en l'honneur du souverain pontife Alexandre III, un des premiers partisans de la « théocratie pontificale », que Rodrigue choisit de devenir le pape Alexandre VI.
On doit, en effet, au pape Borgia l'essentiel de l'extraordinaire mutation que lui-même et Jules II, forts du renouveau de l'idéologie théocratique, parvinrent à imposer à leur État à la Renaissance.
Le dernier quart du XVe siècle fut bien, avec Alexandre VI, le temps de la construction d'un État pontifical véritable, parachevé seulement au XVIIe siècle : longue mutation qui consista à se doter d'un territoire, issu de la lente transformation du traditionnel Patrimoine de saint Pierre en États pontificaux.

Au temps de la réaffirmation en Europe des monarchies nationales au sortir de la guerre de Cent Ans, les pontifes de la Renaissance souhaitaient perpétuer et affirmer la puissance de la papauté en constituant un État comparable.

Ce renouveau idéologique substituait à la figure médiévale du pape « véritable empereur », compétiteur symbolique du plus puissant prince séculier, la figure d'un « pape-roi » à la tête d'une authentique principauté territoriale, et qui entendait gouverner en monarque l'appareil ecclésial.



Alexandre VI, pour partie porte-parole de la culture de la nouvelle classe dirigeante ecclésiale, substitua une idée encore bien plus radicale à la  théocratie pontificale médiévale.
Il considérait que revenait au pape une souveraineté double, spirituelle et terrestre. Il voulut gouverner et arbitrer au nom de ce nouvel universalisme pontifical.

Le pape Borgia fusionna les deux pouvoirs, temporel et le spirituel, en une formidable arme de gouvernement et instaura un nouveau « leadership » de l'Église face au morcellement politique de la Chretienté.

L'une de manifestations les plus éclatantes que connut cette théocratie pontificale modernisée fut le partage auquel procéda Alexandre VI entre l'Espagne et le Portugal ( le traité de Tordesillas de juin 1494).

Cette nouvelle dimension politique des souverains pontifes impliquait, aussi, une dimension de mécène.




Alexandre VI, prince de la Renaissance




Le mécénat cardinalice était l'usage dans la Rome de cette époque. Rodrigue Borgia n'avait, donc, pas attendu son élection au Saint Siège pour se révéler amateur d'art et fastueux mécène.
Devenu pape, ses nouveaux moyens lui permirent de développer, plus encore, les qualités idéales d'un prince de la Renaissance, laïc ou ecclésiastique.



Guy Le Thiec insiste sur le risque de ce pêché suprême pour un historien

Balthazar Castiglione (1478-1529), par Raphaël

qu'est l'anachronisme : «pour ne pas commettre d'anachronisme et juger trop vite les excès et les éventuels débordements de ce pape, il faut voir ces souverains pontifes d'avant le Concile de Trente comme des princes du temps. Ils sont tenus d'avoir une cour, des musiciens, des bouffons. Ce faste, indispensable au rayonnement politique de la cour vaticane, est à la mesure de la compétition qu'entretiennent les cours européennes dans ce domaine. Le pape se doit d'avoir une des chapelles musicales les plus fastueuses, sinon la première, d'Occident. De même qu'il doit s'attacher un artiste -pour Alexandre, il s'agit de Pinturicchio- et il doit bâtir. Le courtisan Baldassare Castiglione, fort de son expérience des cours de Mantoue, d'Urbino et de Rome, a théorisé le devoir de munificence des princes, donc des successeurs de Saint Pierre, à la Renaissance.»



Le mécénat bien compris : la peinture au service d'Alexandre VI




L'orientation particulière qu'Alexandre donna à son mécénat préfigurait celle de Jules II et Léon X.

Pour sa cour et aussi pour la Ville éternelle il sollicita la plupart des arts.
Malgré des commandes artistiques passées pour quelques sanctuaires romains (principalement les basiliques Sainte-Marie-Majeure et Sainte-Marie-du-Peuple), l'essentiel de ses choix artistiques se concentra au Vatican, dans le palais apostolique, et au château Saint-Ange, forteresse et villégiature appréciée du pape.

Notons qu'Alexandre ne fut pas un pape dépensier pour ses appartements privés. Seules les pièces de réceptions concouraient à la majesté du souverain. Il prit le parti de s'installer au premier étage du palais du Vatican dans une suite de six salles aboutissant à la tour Borgia, édifiée par ses soins en moins de deux ans (1492-1494). Pinturicchio acheva le cycle de décorations monumentales des salles dans le même temps.

Le programme iconographique conçu par le pape et ses conseillers humanistes -en particulier l'humaniste Annius de Viterbe - illustra leurs idées séduisantes et neuves. Il délivra un subtil message magnifiant la personne et le nom du pontife. Leur destination cérémonielle expliqua la richesse de la décoration de cette série de pièces.

Si la salle des Pontifes perdit les peintures de Pinturicchio sous le règne de Léon X, les autres nous sont conservées. La plus belle, la salles des Saints comporte la fameuse Dispute de Sainte Catherine , et servait, selon certains historiens, de salle d'audience pour Alexandre avec la figuration de son trône.

L'autre ensemble décoratif – hélas perdu- confié à Pinturicchio et exécuté en 1497, fut le réaménagement du rez-de-chaussée du château Saint Ange.

Détails de la Dispute de Sainte Catherine (entre 1492-1494) par Pinturicchio



Ce souverain pontife, aux idées libérales -il tolérait la liberté d'expression des Romains qui pourtant ne le ménageaient guère!- s'attacha à immortaliser son règne aux yeux de la postérité par son mécénat. Les images violentes, souvent calomnieuses, associées aux Borgia, ne laissent pas supposer l'extraordinaire tolérance qui fut celle d'Alexandre VI face aux attaques dont il fut l'objet dans l'opinion.
Et que dire des légendes, parfois diaboliques, que les siècles à venir lui ont attribuées ?





A écouter aussi :


- la première émission de la série "les Borgia"


- Dans une troisième émission Guy Le Thiec présentera : « Les Borgia et les raisons d’une légende noire ».

- Lucrèce Borgia, la fille du pape, pas si mauvaise ! avec l'historien Joachim Boufflet


Arbre généalogique de la famille Borgia

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