Billet d’Asie : un Caillou nommé Pitcairn

Par Françoise Thibaut, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques
Avec Françoise THIBAUT
Correspondant

Perdue au milieu du Pacifique se trouve une île nommée Pitcairn, point marin le plus éloigné des terres (à 2575 km de la côte), ancien refuge de mutins et terre héritière de l’histoire mouvementée de la Royal Navy où vivent encore les derniers descendants des révoltés du Bounty. Dans cette émission exceptionnelle, Françoise Thibaut, correspondant de l’Institut, offre un témoignage rarissime de cette île mythique, longtemps demeurée isolée du reste du monde. Découvrez dans un Billet d’Asie insolite ce lieu de légendes, aujourd’hui plus petite entité politique du globe où la nature règne en maître et où le temps semble s’être arrêté.

Émission proposée par : Françoise THIBAUT
Référence : chr854
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L’île qui devait s’appeler Pitcairn, « aperçue » par un bateau espagnol au début du XVIIe siècle, fût « découverte » par le capitaine Carteret commandant Le Swallow en 1767, une tempête ayant provoqué quelque détour de navigation. Il décrit « un gros rocher couvert de forêt dense, mais ne comportant aucune grève pour débarquer, la forte houle rendant tout accostage périlleux ». Les descriptions ultérieures ne varieront guère.


Après avoir pris le commandement de La Bounty le matin du 28 avril 1789 en vue de l’île de Tofoa (archipel des Amis), et jeté dans une chaloupe le capitaine Bligh et 18 hommes non rebelles, lors de la célèbre mutinerie, Christian Fletcher retourne à Tahiti ; le roi refuse de garder les mutins et Christian sait très bien qu’il ne doit pas rester, tout autant qu’il ne peut rentrer en Angleterre. Il doit chercher un endroit isolé, vivable, loin des routes maritimes ; il connaît l’existence de Pitcairn par les cartes de Bligh, mais la position indiquée reste imprécise : il met 2 mois pour trouver l’îlot, fin septembre 1789, lieu idéal, à l’abord difficile, qui s’avère une terre fertile, pleine de ruisseaux et d’arbres magnifiques. Les mutins trouvent un premier abri dans une grotte, puis, après en avoir tiré tout ce qui était possible, brûlent le bateau le 23 janvier 1790. Pitcairn sera leur domicile définitif.


En mars 1791 le capitaine Edwards sur Pandora passe à moins de 100 miles de Pitcairn ; et Bligh, absout de toute faute par la Cour martiale de la Navy, ayant entrepris son deuxième voyage pour transporter les fameux arbres à pain aux Antilles, cherche également Christian, sans le trouver ; il s’arrête à Mangareva, et passe lui aussi, début 1792, à moins de 300 miles du refuge des mutins, lesquels sont encore tous en vie.

© Françoise Thibaut


Les mutins sont au nombre de 15 et ont embarqué 12 femmes polynésiennes et quelques polynésiens ; l’épouse de Christian ainsi que celle de l’aspirant Edward Young sont d’excellentes familles. Le premier enfant de Christian naît en 1790 : c’est un garçon qu’il prénomme Jeudi Octobre ; suivront un autre garçon, Charles, et une fille Mary. La question des femmes ne va pas tarder à se poser : l’épouse de John Adams se tue en tombant d’une falaise, et ce dernier s’approprie la compagne d’un indigène : c’est bientôt l’échauffourée générale : en 1793 Christian est assassiné ainsi que Williams, Mills, Brown et Martin. En 1794, il ne reste que 4 mutins vivants : Edward Young, John Adams qui sera l’ultime survivant, Mathew Quintal et William Mac Coy. Ainsi que 11 femmes et des enfants.
Pour le malheur de tous, Mac Coy fabrique un alambic avec les chaudrons de cuivre sortis de La Bounty. L’alcool sera le fléau suprême, les hommes restants, anglais et polynésiens, s’exterminent à la hache, puis Young meurt de mort naturelle en 1798 (crise d’asthme) ; il est bien le seul. John Adams reste seul avec les femmes et les enfants.


C’est lui qui, en 1808, accueille le capitaine Folger du Topaz, qui réussit à accoster en chaloupe ; ce dernier donne le premier récit sur les habitants de Pitcairn et de leur destin à l’Amirauté, le 14 mars 1809. Il décrit les vergers, la culture du taro, des patates, des ignames, les poules, les ruches et le miel, les maisons collectives regroupées sur la côte à l’abri des vents dominants. Mais l’Angleterre est alors en guerre contre la France : le sort de Pitcairn l’intéresse peu.
Bligh pour sa part, après avoir essuyé une nouvelle mutinerie en 1797, puis s’être illustré sous les ordres de Nelson à la bataille de Copenhague et être devenu membre de la Royal Society pour ses talents d’hydrographe et de cartographe, connaît les pires ennuis : nommé gouverneur des Nouvelles Galles du Sud, il doit affronter à Sydney en 1808 la révolte du rhum qui lui vaudra 2 années d’emprisonnement.


Adams a donné plusieurs versions des affrontements de Pitcairn et le destin de Fletcher reste incertain, puisqu’on a cru l’apercevoir à Londres vers 1807. Mais c’est peu probable.

En 1814 les capitaines Staines et Pipon sur les frégates Briton et Tagus recueillent eux aussi des récits ; Jeudi Octobre a 24 ans ; et deux nouveaux Pitcairniens s’installent volontairement, laissés par leur baleinier : ils ont nom Buffet et Evans. En 1825 le capitaine Beechey sur Le Blossom s’arrête à Mangareva et passe à Pitcairn, puis en 1831 c’est au tour de Sir John Barrow de narrer l’aventure et le récit des îles dangereuses de la grande mer du sud.

© Françoise Thibaut



Suivent 30 années tragiques qui donneront à l’île une réputation sinistre : une ligne maritime assez régulière est désormais établie depuis Valparaiso, desservant l’ïle Pâques, Mangareva, Tahiti, et s’arrêtant parfois à Pitcairn : elle y débarque George Nobb qui instaure, pétri de bigoterie et de vénéneuses superstitions, une sorte de terreur religieuse (peut-être eu égard aux crimes passés), puis, toujours en provenance du Chili, un fou vantard et cruel, Josuah Hill, un escroc qui a déjà sévi à Tahiti pendant un an, fait régner la terreur pendant 5 ans, jusqu’en 1837, jusqu’à ce que son arrogante fumisterie soit découverte par une escale de Lord Russel : le capitaine Bruce sur L’Imogène s’empare de Hill et le débarque à la prison de Valparaiso .


C’est à ce moment seulement que la Grande Bretagne s’intéresse à la communauté de Pitcairn. On en est à la 3ème génération. Bligh (qui a eu 6 filles) est mort à Londres le 7 décembre 1817 vice-amiral, couvert d’honneurs, inhumé chez lui dans le Kent avec un fils mort à 1 jour en 1795 et un petit fils mort à 3 ans en 1803. C’est aussi le moment où les rivalités coloniales et religieuses s’échauffent dans le Pacifique. En décembre 1856 un recensement britannique dénombre 194 âmes à Pitcairn, et décide de les transférer à l’île de Norfolk, proche de la Nouvelle Zélande, où presque toute la colonie fera souche.
Le transfert se fait paisiblement. Mais 2 ans plus tard, en 1858, se languissant de leur île, de leur verger et de leurs abeilles, les familles de Williams et de Moses Young affrètent un bateau et retournent à Pitcairn. En 1863 suivront les familles Christian, Buffet, Warren et l’autre branche Young.


Les actuels Pitcairniens sont les descendants de ces 6 familles.
L’isolement est moins grand, encore que les bateaux de passage restent fort rares et accostent peu. Le plus souvent ce sont les Pitcairniens qui vont, en baleinière, visiter ces navires et chercher les biens attendus. En 1876 une caisse arrive d’Amérique, contenant la Bible et les principes des Adventistes. Dix ans plus tard, en 1886 un missionnaire des Saints des derniers jours, John E. Tay évangélise l’île. En 1901 Le Pyrénée commandé par le capitaine Bryce brûle au large de Pitcairn sans que les iliens puissent le secourir. En 1933, lorsque J. N. Hall visite l’île, Ben Young de la 4ème génération, est, à 82 ans, le patriarche de l’île et Parkins Christian est le juge et le président du conseil des Anciens.


De nos jours, la vie est paisible à Pitcairn.

L’île compte moins de 80 habitants ; elle bénéficie, au sein du Commonwealth, de son autonomie et d’un protectorat financier et administratif de la Nouvelle Zélande ; on n’y paie pas d’impôts et il n’y a pas de monnaie. L’île émet des timbres, a son propre visa (5 NZD dollars) délivré par l’unique policier néo zélandais qui y réside un an. Le courrier est relevé 4 fois l’an. Un médecin et une infirmière assurent la sécurité médicale. Les enfants ont un enseignement primaire ; pour la suite, ils partent en Nouvelle Zélande où ils découvrent la vie moderne. Ils reviennent pour les vacances, mais la jeune génération tend à déserter.


Il y a peu d’électricité, pas de télévision, ni d’aérodrome, même pour un hélicoptère. L’accostage est toujours aussi difficile, dû à une ample houle, même si un petit débarcadère a été aménagé.

On y rencontre des Christian, des Young, des Mac Coy, qui parlent entre eux un jargon anglais très XVIIIe siècle, avec des intonations chantantes ; la vie est très collective et les maisons sont « familiales ». Les veillées communes sont nombreuses. Depuis peu des quads, débarqués à grand peine, sont les meilleurs moyens de circuler sur ce rocher escarpé, aux pentes abruptes, mais d’une fertilité peu commune. On pratique l’élevage, la vannerie, le tissage ; le miel est qualifié de « meilleur du monde ».


Le grand changement depuis 30 ans est l’irruption des moyens de communication, l’Internet et la plus grand facilité de transport maritime réduisant le sentiment d’isolement.

Simon Young est le maire adjoint : c’est un homme mince et posé, très affable, au regard un peu triste. Presque tous les iliens sont partiellement polynésiens avec des caractéristiques plus ou moins prononcées. Sur l’île de Norfolk, les descendants des familles qui y ont fait souche, organisent pour les touristes, des spectacles sur l’aventure de La Bounty. Cela amuse beaucoup.


Je suis allée à Pitcairin : à l’approche, l’imposant rocher s’élève sur l’eau ; il faut le contourner de loin pour apercevoir les premières traces de présence humaine : pas de route, que des sentiers abrupts et de longues cases plates disséminées dans la nature. La description de Carteret reste contemporaine. L’accueil est aimable mais réservé. L’ambiance silencieuse, hors le ressac de la houle.
Depuis peu Pitcairn s’ouvre un peu aux bateaux de croisière, mais sans débarquer : ce sont les Pitcairiens qui viennent en baleinière offrir leur artisanat, leurs timbres et un spectacle. Ils font cela gentiment mais avec une certaine résignation financière. Le 4 février 2012 l’île a connu une forte tempête tropicale qui a détruit plusieurs bâtiments, le débarcadère et causé de gros éboulements de terrain. Les mois à venir seront à la reconstruction.


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