Le nouveau paysage énergétique après Fukushima

la chronique économique de Philippe Jurgensen

La catastrophe de Fukushima va avoir des répercussions profondes et durables sur la politique énergétique mondiale. Dans cette chronique, Philippe Jurgensen nous permet d’y voir plus clair entre les différentes énergies et de faire un vrai bilan à l’aube d’un nouveau paysage énergétique.

Le grave accident nucléaire qui vient, dans la foulée d’un séisme record et d’un tsunami meurtrier, de frapper le Japon va contribuer à une réorientation de la stratégie globale énergétique mondiale – les anglo-saxons diraient du « policy mix » énergétique.

Cette réorientation était de fait déjà en cours sous l’influence de trois autres facteurs, agissant en sens contraires les uns des autres :

- la relance des hydrocarbures, du fait de nouvelles découvertes pétrolières et surtout de la percée américaine dans l’exploitation du gaz de schistes ;

- la prise de conscience, y compris dans de grands pays émergents comme la Chine, des dangers écologiques d’une exploitation à grande échelle de ces mêmes combustibles fossiles – hydrocarbures, mais surtout charbon ;

- et la baisse spectaculaire du prix de revient de certaines énergies renouvelables, rapprochant sérieusement ces dernières d’une exploitation rentable sans subventions publiques.

A ces trois évolutions s’ajoute donc désormais une défiance renouvelée des opinions publiques à l’égard de l’énergie d’origine nucléaire, qui va sans aucun doute freiner, et peut-être briser, le mouvement de reprise qui s’esquissait dans ce secteur. Le « parallélogramme de forces », pour reprendre une expression chère aux amateurs de voile, qui s’exerce sur la stratégie énergétique, s’en trouve grandement modifié. Voyons de plus près à quoi ressemble le nouveau paysage énergétique mondial.

La première pensée qu’on peut avoir concernant les hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) est que le drame nucléaire actuel va pousser leur prix à la hausse, car il faudra bien que l’arrêt de nombreux réacteurs –au Japon, mais aussi en Allemagne, en Suisse et ailleurs - soit compensé par des importations supplémentaires.

Mais en réalité, le renchérissement du pétrole date d’avant l’accident de Fukushima ; marqué depuis un an, il s’est accéléré avec les révolutions arabes, qui font craindre, à tort où à raison, une rupture des approvisionnements : depuis janvier dernier, et avant le drame japonais, le prix du baril a augmenté de 20 $ supplémentaires. Sans atteindre encore le record de 2008, les prix actuels (voisins de 120 $ le baril) constituent un mini-choc pétrolier : on a estimé que cette seule hausse récente va prélever 620 milliards de dollars sur les économies importatrices, soit l’équivalent d’1% du produit mondial. La conséquence sera un ralentissement supplémentaire de nos économies (dix $ de plus sur le prix du baril coûteraient selon les meilleures études, entre 0,4 et un point de croissance sur trois ans), avec pour corollaire un enrichissement important des pays exportateurs d’hydrocarbures. Le choc japonais va sans doute prolonger cette période de hausse, mais pour le moment il ne semble avoir qu’un effet limité sur le niveau des prix.

Pour légitimes qu’elles soient, ces préoccupations conjoncturelles de prix ne doivent pas faire oublier une évolution plus importante pour l’avenir, car elle est structurelle. Cet élément nouveau est le regonflement des réserves mondiales d’hydrocarbures obtenu, non sans sérieuses nuisances pour l’environnement, grâce à de nouvelles percées technologiques.

On sait que les forages en mer, toujours plus loin des côtes et toujours plus profond, ont permis de nouvelles découvertes pétrolières spectaculaires, par exemple au large des côtes du Brésil. Les tentations de forer jusque dans l’Arctique, zone pourtant ultra-sensible pour l’écologie de la planète, se font de plus en plus pressantes au fur et à mesure des progrès techniques. Il en est de même pour les pétroles lourds du Venezuela ou les sables bitumineux du Canada, dont l’exploitation, déjà assez avancée, est un véritable désastre pour l’environnement. Bien que ces techniques soient de plus en plus coûteuses – on atteint 60 à 70 $ de coût d’extraction par baril, contre moins de 10$ pour les champs pétroliers traditionnels -, elles sont tout à fait rentables aux cours actuels. D’où une forte augmentation des réserves mondiales potentielles de pétrole ; de 35 à 40 ans de consommation, elles sont sans doute passées à au moins 60 ans.

Un autre progrès technique récent est en train de bouleverser l’économie de l’autre grand hydrocarbure, le gaz naturel. Il s’agit de l’exploitation des gaz de schiste (« shale gas », pour les Américains), permise par les nouvelles techniques de fracturation des roches par injection d’eau et de sable à haute pression et d’exploitation de puits « à l’horizontale ». Cette exploitation à grande échelle a déjà transformé le paysage énergétique aux Etats-Unis. La France a des potentialités dans ce domaine, dans le Bassin parisien et dans le Midi ; mais, à la différence de ce qui se passe Outre-Atlantique, les préoccupations écologiques s’y sont fait entendre, puisqu’un moratoire a été décrété sur l’exploration de ces gisements jusqu’en juin prochain.

Il n’empêche : pour le pétrole comme pour le gaz, la perspective de l’épuisement des réserves s’éloigne de nous, retardant le fameux « peak oil » (l’année où la production culminera avant de baisser inéluctablement). C’est un soulagement, sans doute, pour les assoiffés d’hydrocarbures que nous sommes. Mais, outre les sérieux dégâts écologiques directs de ces nouvelles productions, ces découvertes vont avoir pour effet de décourager les sources d’énergie alternatives dont dépend pourtant la lutte contre l’effet de serre et donc l’avenir durable de la planète.

En sens inverse, on peut se réjouir pour l’avenir commun de l’évolution en cours dans un certain nombre de grands pays émergents, gros consommateurs de combustibles fossiles, à commencer par la Chine, qui émet désormais à elle seule un quart des gaz à effet de serre mondiaux, mais aussi l’Inde, le Brésil, la Russie, etc.

Certes, les pays en développement ont jusqu’à présent le plus souvent joué un jeu consistant à laisser les pays industrialisés seuls responsables de la solution du problème pour le futur, puisqu’ils ont été les principaux responsables de la sur-consommation d’énergie et de la pollution planétaire dans le passé. Mais les pays émergents prennent de plus en plus conscience de l’inanité de cette position, car dans l’avenir c’est bien en majorité chez eux que se situeront les émissions dangereuses et les atteintes à la santé de la population, compte tenu de la rapidité de leur croissance et du peu de précautions prises jusqu’à présent. Pensez que la Chine, notamment, produit l’essentiel de son électricité à partir de charbon, en en brûlant deux milliards de tonnes par an, au prix d’une pollution massive –sans parler des milliers de morts dans les mines … Et on y construit une nouvelle centrale au charbon par semaine ! Les études montrent que les pluies acides, la mauvaise qualité de l’air, des eaux et des sols, raccourcissent l’espérance de vie des Chinois et entraînent probablement des millions de morts prématurées.

Les autorités semblent désormais décidées à réagir – en tous cas en Chine. Après un onzième Plan quinquennal qui dégageait déjà d’importants moyens pour l’environnement, le 12ème Plan (2011-2015) qui vient d’être adopté par le Congrès du parti a prévu de faire baisser l’intensité énergétique de la croissance de 20%. En outre, la Chine a accepté de s’engager « volontairement » (donc hors cadre du Protocole de KYOTO) sur une baisse encore plus forte – 40 à 45% - de sa consommation d’énergie par unité produite à l’horizon 2020. Cela ne suffira malheureusement pas à réduire la consommation globale d’énergie du pays, puisque sa production aura au moins doublé dans l’intervalle ; mais c’est un pas dans le bon sens. D’autres grands pays émergents s’engagent désormais dans cette voie de la sobriété énergétique, avec malheureusement trop de lenteur, par exemple en Inde, où la dépendance charbonnière est tout aussi forte qu’en Chine.

Au-delà de la sobriété recherchée, de vrais progrès ne seront toutefois possibles que si l’ensemble des grands pays émergents changent radicalement leur « bouquet énergétique » en remplaçant charbon et hydrocarbures par d’autres sources. Aussi ont-ils tous de grands programmes de barrages hydroélectriques – comme ceux des Trois-Gorges en Chine ou d’Itaipu au Brésil. Cependant, les sites aménageables sont limités, et les populations concernées souvent hostiles. La biomasse, principale énergie renouvelable actuellement utilisée, trouve vite ses limites dans les capacités agricoles ; de plus, elle produit des rejets polluants. L’apport le plus important est donc à rechercher du côté des énergies éolienne, solaire et nucléaire – ce qui nous ramène au problème du coût pour les premières citées, et de la sécurité pour la filière nucléaire.

Commençons par la question des énergies nouvelles et renouvelables. Comme on sait, les éoliennes et les installations solaires sont une bonne solution du point de vue du développement durable, car elles causent peu d’émissions de gaz à effet de serre - encore que ce soit un peu moins vrai si on inclut tout le processus de fabrication). Elles ont fait une percée remarquable chez certains de nos voisins (Allemagne, Danemark, Espagne et récemment Royaume–Uni), mais aussi aux Etats-Unis, au Japon, et dans les grands pays émergents ; en France, après des débuts difficiles, la filière éolienne se développe et les projets solaires ont même atteint un tel rythme que le gouvernement a dû – fâcheux paradoxe – décréter un moratoire sur le dépôt de nouveaux projets et réduire le prix de rachat de l’électricité d’origine solaire.

Pourquoi cette décision, qui paraît contradictoire avec l’objectif d’atteindre 20% d’énergies renouvelables en 2020, retenu par le Grenelle de l’environnement et confirmé au niveau européen ? Tout simplement parce que ces énergies alternatives coûtent fort cher. Il faut les subventionner par des aides fiscales, et surtout en garantissant le rachat de l’électricité produite à des tarifs stables et élevés. C’est l’objet de la CSPE, « contribution au service public de l’électricité », dont le tarif vient d’être relevé, au grand mécontentement des associations de consommateurs.

C’est là qu’intervient la bonne nouvelle : les nouvelles technologies, qui permettent la construction d’éoliennes plus efficaces et de plus grande taille, ont permis une amélioration plus rapide qu’on ne l’attendait : les plus performantes fournissent aujourd’hui du courant à un coût de 8 centimes le kilowatt-heure, chiffre encore supérieur d’un bon tiers à celui des centrales à charbon mais qui est presque en ligne avec celui de l’énergie venant des hydrocarbures, du moins à leur nouveau prix. L’énergie éolienne est donc proche aujourd’hui d’être compétitive sans aides publiques, ce qui est une étape décisive pour son développement futur. Il n’en est en revanche pas de même pour les « fermes éoliennes » construites en mer, qui évitent les protestations des riverains contre le bruit et l’atteinte aux paysages, mais dont le courant a un prix de revient deux fois plus élevé que l’éolien terrestre. Quant au solaire, il reste, malgré ses progrès récents, cinq à six fois plus cher que les sources traditionnelles, ce qui en fait malheureusement encore une énergie de luxe, sauf pour des usages très décentralisés.

Cela étant, même si les progrès techniques se poursuivent et les rendent plus compétitives, les énergies nouvelles poseront toujours un problème majeur : ce sont des énergies intermittentes. Une éolienne fournit du courant, en France, 2200 heures par an en moyenne, soit un quart seulement du temps. Que faire pendant les trois autres quarts, sachant que l’électricité se consomme au moment même où elle est produite et ne peut guère se stocker ? De même, comment obtenir du courant solaire la nuit ou par mauvais temps ?

Aussi est-il impossible de prétendre faire reposer l’essentiel de la fourniture d’énergie sur ces sources, comme feignent de le croire certains écologistes. Il faut nécessairement faire figurer dans le « policy mix » énergétique :

- des sources fournissant une énergie « de pointe » pour couvrir les « pics » de consommation (c’est le rôle, que l’on souhaite à terme résiduel, mais qui reste inévitable à cet égard, des combustibles fossiles, en particulier du gaz)

- et des sources fournissant une énergie « de base » en continu et à bas prix (c’est le rôle du nucléaire).

Nous voici revenus, après ce long mais nécessaire détour, à la question d’actualité : l’avenir de la filière nucléaire après l’accident spectaculaire de Fukushima.

Il est évident que ce drame, vécu en direct par toute la planète, aura des conséquences profondes. S’ajoutant aux chocs précédents de Three Miles Island (USA, 1979) et de Tchernobyl (Ukraine, 1986), il rappelle à chacun que l’énergie nucléaire comporte des risques qui ne peuvent être totalement neutralisés, malgré toutes les précautions prises. Il est vrai qu’une catastrophe naturelle de cette ampleur à proximité d’une centrale nucléaire est un phénomène rare – et plus qu’improbable en France –, mais le fait est qu’elle s’est produite et que les sécurités prévues, en principe « redondantes », ont défailli toutes à la fois. Vrai aussi qu’il s’agit là de réacteurs « de deuxième génération », et même de début de deuxième génération, beaucoup moins sûrs que nos EPR, réacteurs « de troisième génération » en construction à Flamanville et en Finlande ; mais nos EPR sont chers –c’est le prix de la sécurité -,ce qui avait conduit des pays comme Abou Dhabi à leur préférer des réacteurs de deuxième génération , moins chers et moins sûrs….

Une fois l’émotion immédiate retombée, quelles sont les conséquences durables à attendre de cet accident ?

- Au mieux, les programmes en cours d’électricité nucléaire vont être ralentis et renchéris par le surcroît de précautions exigé par les opinions publiques. Déjà, le prix de revient du kilowatt-heure produit par un EPR s’établit entre cinq et six centimes, contre moins de quatre pour les centrales de génération précédente. Ceci rendra cette source moins compétitive ; toutefois, la hausse des prix des hydrocarbures garantit, si elle se maintient, que l’électricité d’origine nucléaire restera rentable.

- Au pire, les programmes qui redémarraient dans de nombreux pays, des Etats-Unis à l’Afrique du Sud, de l’Italie à l’Inde, seront stoppés. C’est déjà le cas en Allemagne, où sept réacteurs sur 17 vont être arrêtés ; on peut douter, après la victoire des Verts aux élections du Bade-Wurtemberg le 27 mars dernier, qu’ils redémarrent jamais… Par ailleurs, on pressent quel pourra être, dans le climat actuel, le résultat du référendum annoncé pour juin prochain en Italie sur ce sujet.

Or, je dois le répéter, le nucléaire est une partie indispensable d’un « bouquet énergétique » favorable au développement durable. Maintenir simplement sa place actuelle (16% de l’énergie électrique de la planète, 6% de l’énergie totale) nécessitera la construction de plusieurs centaines de réacteurs d’ici vingt ans. Dans cette hypothèse, qui est le scénario principal retenu par l’AIE (Agence Internationale de l’Energie), les combustibles fossiles continueront dans vingt ans à représenter, comme aujourd’hui, les quatre cinquièmes d’une production électrique qui aura augmenté de moitié. Aussi ce scénario prévoit-il que la consommation de pétrole passera des 85 millions de barils-jour actuels à 110 millions en 2035 – soit l’équivalent de cinq milliards de tonnes par an contre quatre milliards actuellement !

Pour éviter cette folie, il faudrait multiplier au moins par dix la place des énergies nouvelles, nous dit l’AIE dans ses scénarios alternatifs, plus favorables au développement durable. Mais cela ne suffirait pas. Il faudrait en même temps construire d’ici là plus de mille réacteurs nucléaires civils. La Chine, par exemple, prévoyait, avant Fukushima, la construction pour 2020 d’une cinquantaine de nouveaux réacteurs , fournissant une puissance de 70 gigawatts – soit à peu près les trois quarts de la puissance électrique totale installée en France aujourd’hui, mais un dixième seulement des énormes besoins de l’Empire du Milieu. On peut craindre aujourd’hui que ce programme prometteur, et ses équivalents en Inde, au Brésil, en Afrique du Sud et ailleurs, ne soient fortement retardés ou arrêtés.

On le voit, l’accident nucléaire de Fukushima aura des répercussions profondes et durables sur la politique énergétique mondiale.
Souhaitons qu’il conduise seulement à un resserrement utile des dispositifs de sécurité et non à un blocage à grande échelle d’une ressource énergétique indispensable à moyen terme à la réussite d’une stratégie de sortie du « tout pétrole ». Car il reste aussi important aujourd’hui qu’hier de combattre notre dépendance à l’égard des combustibles fossiles – une dépendance absurde, nuisible écologiquement et intenable à terme.

Philippe Jurgensen

Philippe Jurgensen, professeur d’économie à Sciences Po Paris.

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