Les brevets : des enjeux économiques ou technologiques ?

Avec Bernard Meunier, de l’Académie des sciences et Patrick Terroir, de la Caisse des dépôts
Bernard MEUNIER
Avec Bernard MEUNIER
Membre de l'Académie des sciences

Pour être inventeur et vivre de ses inventions, mieux vaut être préparé aux affres de l’administration et des méandres juridiques ! Cette émission se propose de faire le point sur les difficultés rencontrées par les inventeurs et les PME : l’harmonisation des brevets à l’échelle européenne et mondiale, l’émergence d’une économie favorisant de nouveaux acteurs économiques tels que les fonds d’investissements spécialisés qui spéculent sur les brevets, les cabinets de conseils et les patent trolls, des compagnies qui utilisent le litige de brevets comme principale ressource financière ! Détails en compagnie de Patrick Terroir et son regard d’économiste, et Bernard Meunier, et son approche d’exploitant de brevet.

Si les brevets sont là pour protéger les droits de l’inventeur, ils sont devenus aujourd’hui un casse-tête pour leurs auteurs et les entreprises exploitant les droits de propriété intellectuelle. Pour l’inventeur, il est en effet devenu très difficile de faire valoir son invention dans un produit pouvant contenir plusieurs milliers de brevets. C’est le cas des téléphones portables par exemple. De plus, si l’information circule partout dans le monde, le brevet, lui, ne dépasse pas les frontières d’un État ou d’une fédération d’Etats. Comprenez par là que votre invention n’est pas protégée partout…

Quant aux entreprises, elles sont confrontées à des difficultés de deux niveaux :
- mettre la main sur le bon brevet et se lancer dans des négociations juridiques longues et complexes
- composer avec les patents trolls : un nom barbare pour nommer des cabinets d’avocats spécialisés dans le litige d’exploitation de brevets. Ils négocient des sommes importantes avec une entreprise, sous menace de mener un procès pour exploitation frauduleuse d'un brevet.

« On touche au domaine de l’économie de la connaissance » nous dit Patrick Terroir. Le brevet est devenu un produit avec une valeur marchande plus ou moins importante selon le cours, avec des perdants et des gagnants.

Les brevets aujourd’hui protègent-ils trop les inventeurs, étouffant leurs propres inventions ou au contraire ne les protègent-ils pas assez ?

« La plupart des inventions aujourd’hui reposent sur une multiplicité de brevets. Par exemple, une semence de riz améliorée repose sur 80 brevets ! Cela signifie qu’il aurait fallu demander aux 80 propriétaires de brevets le droit de les exploiter. Dans le domaine de l’électronique, c’est plusieurs milliers. Dans ce phénomène assez nouveau d’accumulation des droits de propriétés, cela peut aboutir paradoxalement à priver les propriétaires de l’exercice de leurs droits » résume Patrick Terroir.
Il est donc devenu très difficile de faire valoir son droit de propriété intellectuelle et de l'exploiter.

Mais pour autant, Bernard Meunier ne voit pas là l'arrêt de mort du brevet : « Il n’y a pas de développement et d’innovation sans que l’inventeur puisse valoriser sa recherche par un brevet de qualité, obtenu rapidement, dans de bonnes conditions, avec des extensions internationales et un minimum de tracas administratifs… Voilà le rêve de l’inventeur ! »

Outre l’exploitation d'une invention sans l'accord de l'intéressé, l'inventeur est également confronté à la « contrefaçon », avec des inventions presque similaires aux siennes sans tout à fait être les mêmes.
« La situation de l’invention isolée a toujours été plus ou moins un mythe » rappelle l’économiste Patrick Terroir. « Toutes les recherches montrent que certaines inventions ont été réalisées pratiquement en même temps par plusieurs inventeurs. C’est l’état général des connaissances qui favorise un certain type d’inventions à un moment donné ». Et dans le domaine de l’électronique et de l'informatique, les inventions sont souvent régulières, rapides et discrètes. Elles reposent sur une base de culture et de technologie commune.

« Le brevet change de nature. Là où il protégeait l'inventeur, il devient aujourd’hui une manière de rétribuer une partie d’un effort de recherche. On est dans un cadre juridique qui montre des signes de rupture car cette copropriété intellectuelle de plusieurs milliers de brevets sur un produit devient difficile à gérer » note Patrick Terroir.

« Pour autant, personne ne lâche le brevet » s’amuse Bernard Meunier. « Les pays émergents et l'évolution exponentielle du nombre de leurs brevets démontre qu'il est est bien loin de mourir ».
La Chine est en effet devenue championne des dépôts avec plus de 2,5 millions de brevets déposés en 2010, dépassant le Japon (2,4), les Etats-Unis (2,3) et l’Europe loin derrière avec 400 000 brevets.
« Il ne faut pas voir la Chine seulement comme le pays où l’on se contente de copier et développer des choses inventées ailleurs. Ils ont faim d’inventions » poursuit l'académicien des sciences.
Et on observe un paradoxe entre les pays émergents et les pays industrialisés explique Patrick Terroir : « Là où les Chinois disposent d’un système de délivrance de brevets de plus en plus rigoureux pour une question de crédibilité et de présence sur le marché mondial, le système de délivrance de brevets américains est devenu trop laxiste, baissant leur qualité ».


Quand est-il de la situation européenne face aux Etats-Unis et à la Chine ?
Rappelez-vous, en 2007 le « protocole de Londres » proposait de réaliser un brevet européen unique, rédigé en trois langues (anglais, allemand, français) et valable dans les 27 pays de l’Union européenne. Aujourd’hui, en 2011, le protocole a été signé par 25 pays… Les deux autres sont la clé pour la mise en place du brevet européen. « On espère qu’il sera mis en place en 2012 » soupire Bernard Meunier. « Les Etats-Unis disposent d’une centralisation fédérale de leurs brevets, même chose pour la Chine. Il faut que l’Europe soit dans la cadence de l’évolution de l’histoire » poursuit-il.
Ce n'est qu'une fois le brevet européen mis en place que la question d’un brevet mondial se posera pour les brevets dominants, déposés en anglais, dans les grands pays du monde.


Le brevet dans l’univers pharmaceutique

Si en soi le brevet ne change pas de nature dans le domaine de l’industrie pharmaceutique, le temps de son exploitation est beaucoup plus long et les sommes mises en jeu très importantes.
« Entre le dépôt de brevet et son arrivée sur le marché, il se passe entre 8 et 12 ans. les études précliniques et cliniques sont longues avant leur AMM (Autorisation de mise sur le marché) » précise notre invité exploitant de brevet.

Mais abaisser la durée de protection des brevets dans le médicament pour qu’il entre plus facilement dans le domaine public ne serait-il pas utile pour forcer les industries pharmaceutiques à innover ?
Bernard Meunier répond : « Cette idée « de brevet obstacle à l’innovation » est assez française et s’est développée dans les années 1990-2000. Un pays a fait l’expérience de ne pas aider les inventeurs individuels à déposer des brevets, et cela pendant 70 ans. Un seul médicament a été développé dans ce pays durant toutes ces années : c’était l’URSS. Comme vous pouvez le constater, la Chine ne s’est pas lancée dans cette même expérience…
Dans les pays pauvres où sévit le paludisme par exemple, il est évident que le prix d’un antipaludique dans une pharmacie en Europe est différent de celui dans un pays en voie de développement. C’est ce prix qui permet de financer la recherche. L’accès au médicament n’est pas une question de brevets, mais une question de distribution, de pouvoir économique et de niveau de vie »
.

« Il s’agit d’un moyen d’identifier, de rémunérer et de faire circuler la recherche : ce second aspect du brevet prend de plus en plus d’importance » résume Patrick Terroir.


Sur le plan financier, les brevets pharmaceutiques peuvent atteindre des sommes folles, à la mesure des retombées économiques attendues. « Une molécule pour combattre la maladie d’Alzheimer au stade 2 des essais vaudra plusieurs centaines de millions d’euros lorsqu’elle sera mise sur pied par exemple » assure Bernard Meunier.
« Si vous acheté le brevet d’une molécule mais que vous n’avez pas les centaines de millions d’euros qui permettent de pousser des études précliniques et cliniques jusqu’à l’AMM, vous n’en faites rien… C’est juste un papier qui décrit une molécule » précise l’intéressé.


L’économie de la connaissance et les difficultés des entreprises

Avec le développement des brevets se sont développés plusieurs acteurs économiques vivant de transactions de brevets : les fonds d’investissements spécialisés dans les brevets qui spéculent sur ces valeurs, les cabinets de conseils qui soutiennent les industriels soucieux de mettre sur le marché de nouveaux produits. Se sont développés également les patents trolls, des cabinets d’avocats spécialisés dans le litige d’exploitation de brevets qui négocient des sommes importantes sous menace de procès.
« Les patent trolls se développent à la mesure de l’importance financière. Cette économie a fait apparaître des valeurs importantes, qui malgré cette esprit de chantage, a contribué a donner de la valeur à la propriété intellectuelle » constate Patrick Terroir.

Cela conduit-il à écarter les PME qui n’auraient pas les moyens de se procurer et d’exploiter des brevets ? « Je ne pense pas que ce soit une question de coût, mais plus une question de difficultés juridiques, pour des valeurs qui ne sont pas prévisibles » selon Patrick Terroir. « Les PME ont souvent la propriété du cœur de l’invention, mais elles ont besoin d’autres brevets pour développer leur exploitation et qui leur donne une liberté d’exploitation complète. Tant que les entreprises n’exportent pas, tout va bien, mais dès qu’elles exportent, le problème se pose, notamment aux Etats-Unis où on leur demande de démontrer qu’elles sont bien propriétaires de tous les brevets ».

Mais la réalité est là : on parle aujourd’hui de « guerre des brevets » dont les Chinois, les Coréens et les Taïwanais mènent des attaques de copie. Pour donner aux entreprises françaises les moyens de lutter contre cette concurrence féroce, la France a lancé l’opération France-Brevet, « un fond d’investissement créé entre l’Etat et la Caisse des dépôts pour acquérir les droits de propriétés intellectuelle, les réunir dans des grappes technologiquement pertinentes et les proposer aux entreprises. C’est ce type de mécanisme qui va être nécessaire pour asseoir les PME innovantes » conclut Patrick Terroir.


Ecoutez les précisions de nos deux invités Bernard Meunier et Patrick Terroir en téléchargeant dès maintenant l'émission.


Bernard Meunier et Patrick Terroir ( de gauche à droite)
© Canal Académie

Patrick Terroir est Directeur Général Délégué de CDC Propriété Intellectuelle, une filiale de la Caisse des dépôts. Il est Maître de conférence à Science Po Paris en politique économique et en économie de la propriété intellectuelle.
Il nous livre dans cette émission son regard d’économiste et d’investisseur public.


Bernard Meunier est membre de l’Académie des sciences, Directeur adjoint du Laboratoire de Chimie de Coordination du CNRS à Toulouse, membre du conseil d’administration de PALUMED, société qui propose des brevets aux industries pharmaceutiques.
Bernard Meunier nous livre son regard de concepteur et d’exploitant de brevets.




En savoir plus :


- Bernard Meunier, membre de l'Académie des sciences
- Bernard Meunier sur Canal Académie

Consultez le site de l'Académie des sciences et sa séance filmée du 3 juillet 2011 consacrée aux enjeux des brevets.


Les démarches pour déposer un brevet :

Toutes les réponses sur le fonctionnement des dépôts de brevets sont sur le site de l'Institut national de la propriété intellectuelle, INPI

Consultez les brevets déjà existant :
- en français sur la base FR-Esp@cenet gérée par l'INPI et contenant 4,5 millions de demandes françaises, européennes et internationales PCT de brevets publiées depuis 1978
- en anglais, sur la base mondiale Worldwide, gérée par l'Office européen des brevets (OEB) et contenant plus de 70 millions de brevets issus de 90 pays.

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