Retraites : un futur sans avenir ?

Les chroniques économiques de Philippe Jurgensen

La réforme des retraites revient en force dans l’agenda politique et devrait être l’un des grands débats de l’année 2010. Le sujet est pourtant périlleux et Philippe Jurgensen explique ici pourquoi en fournissant quelques données essentielles : financières, démographiques, économiques, et en évoquant les remèdes de fond, tous désagréables, mais indispensables !

On se souvient du propos de Michel Rocard, il y a vingt ans déjà, selon lequel il y a là de quoi faire sauter cinq ou six gouvernements. De fait, plusieurs trains de réformes se sont déjà succédés sur ce sujet, de la réforme Balladur à la loi Fillon, et dernièrement, à la révision – largement en trompe-l’œil, il est vrai – des régimes spéciaux.

Pourquoi donc y revenir ?

Ce n’est, on s’en doute, pas par masochisme politique mais bien parce que le sujet est incontournable : le déficit annoncé initialement pour 2020 par le Conseil d’Orientation des Retraites – dont le nouveau rapport vient de sortir -, sera atteint dès 2012 ; il égalera cette année 11 Mds d’€ pour la Sécurité Sociale, et 25 Mds pour l’ensemble des régimes de pensions. Au-delà de cette impasse financière, les réalités démographiques imposent un constat simple : on ne pourra pas maintenir un niveau convenable de retraite, alors que la durée de vie s’allonge, si nous n’acceptons pas de travailler plus longtemps.

- Commençons par le rappel des faits : en France, comme dans tous les pays industrialisés, mais aussi désormais dans de grands pays émergents comme la Chine, le vieillissement de la population s’accentue. Cette évolution est due autant à une natalité trop faible (il n’y a pas assez de jeunes pour remplacer les actifs atteignant l’âge de la retraite), qu’à l’allongement de la durée de vie moyenne de chacun : on sait que nous gagnons chaque année presque un trimestre de vie en plus, ce qui est heureux en soi, mais les conséquences sur les retraites n’en on pas été tirées. Depuis l’époque où l’âge légal de départ à la retraite a été fixé à 60 ans, nous avons gagné 7 ans d’espérance de vie et pouvons donc profiter en moyenne d’une retraite pendant sept années supplémentaires. Pour le dire autrement, l’équivalent de la retraite à 60 ans de 1982 serait aujourd’hui une retraite à 67 ans !

Quelques chiffres : au niveau de l’Union Européenne, la part des moins de quinze ans dans la population, déjà faible, a reculé de 2 points au cours des dix dernières années (15,7 % au lieu de 17,7 %), tandis que celle des personnes âgées de 65 ans et plus augmentait parallèlement de près de deux points (17 % au lieu de 15,3 %).
En France, la situation est légèrement meilleure, les moins de quinze ans représentant encore 18,5 % de la population contre 16,4 % pour les 65 ans et plus ; mais la tendance est la même. Le nombre des plus de 60 ans – retraités potentiels – a augmenté de moitié depuis la fixation de l’âge de retraite à ce niveau ; nous sommes aujourd’hui (j’en fais partie !) 14 millions et demi.

Si l’on prend en compte d’un côté la tendance, bonne par elle-même, à l’allongement des études et de la formation initiale, et, de l’autre côté l’allongement de la vie en retraite, on constatera qu’une personne qui entrerait sur le marché du travail à 25 ans pour le quitter à l’âge légal de 60 ans aura en gros travaillé 35 ans pour être financée par les actifs pendant 45 ans ! Il est clair qu’une telle situation est difficilement tenable. Elle se traduit d’ailleurs par une baisse inexorable du ratio technique qui exprime le mieux la situation, à savoir : le nombre de cotisants par retraité. Ce ratio, dit de « dépendance démographique », est en chute libre. Il était de quatre en 1960, de moins de deux aujourd’hui (1,8 exactement) et tombera à un et demi d’ici dix ans et aussi bas que 1,2 d’ici le milieu de ce siècle si rien ne change.

Il faut bien comprendre que ces évolutions structurelles sont largement indépendantes de la conjoncture. Bien sûr, il est très regrettable que la crise et le chômage ajoutent leurs effets à cette situation en réduisant le nombre d’actifs cotisant à plein. Mais même avec des hypothèses optimistes de retour à la croissance et au plein emploi, comme celles qu’envisageait naguère le COR, le problème n’est que faiblement atténué.

Il faut donc adopter des remèdes de fond : tous sont désagréables à considérer ; un seul est véritablement efficace.

1 - La première réponse serait une réduction du niveau des retraites.
Il est vrai qu’au fil des ans ce niveau s’est bien amélioré et que les « revenus de remplacement », comme le disent les techniciens, représentent aujourd’hui une part plus élevée des salaires d’activité que ce n’était le cas il y a quelques décennies. Les retraités ne sont plus systématiquement paupérisés ; c’est un progrès social dont il faut se réjouir ; mais il a évidemment un coût. Aujourd’hui, sur une masse salariale totale d’environ 400 Mds d’€uros en France, les cotisations-retraite, obligatoires et facultatives, en prélèvent près du tiers.
Il est certainement politiquement difficile de baisser le niveau des pensions. Le Président de la République a d’ailleurs exclu d’emblée cette piste des travaux qui vont être menés. Cependant, il faut savoir qu’elle est en réalité discrètement appliquée depuis des années par les gestionnaires des régimes de retraites : en effet, celles-ci sont désormais calées sur l’indice des prix – ce qui préserve au moins le pouvoir d’achat des retraités – mais non sur le niveau des salaires, ce qui ne les fait pas participer aux progrès de productivité qui permettent d’améliorer le niveau de vie des salariés. Ce système devra sans doute être généralisé là où il ne s’applique pas encore. Mais il est difficile d’aller au-delà.

2 - La deuxième piste serait le relèvement des cotisations. Elle a souvent – trop souvent peut-être – été utilisée dans le passé : un Français né en 1930 a cotisé en moyenne au taux de 11,6 % (part employeur incluse). Né en 1940, il a cotisé en moyenne 16 % alors que le taux actuel des prélèvements pour l’assurance-vieillesse dépasse 25 %. Mais cette piste trouve ses limites dans les problèmes de compétitivité auxquels sont déjà confrontés nos entreprises ; ils se traduisent malheureusement en termes de délocalisations, et donc de perte d’emplois en France, ainsi que de déficit de nos échanges extérieurs (qui pèsent à la fois sur l’emploi et sur la croissance).
Les partenaires sociaux semblent s’apprêter à réclamer de nouvelles hausses des cotisations. Il serait pourtant déraisonnable, à mon sens, d’ajouter encore à un niveau de charges sociales et de prélèvements obligatoires qui est déjà parmi les plus élevés du monde. Rappelons-nous que le taux de transferts publics français représente déjà plus de la moitié de la richesse nationale = 56 %, un niveau qui n’est dépassé que par un ou deux pays dans le monde.

3 - J’en arrive à la seule véritable solution : travailler plus longtemps, c'est-à-dire retarder l’âge effectif de départ à la retraite . Je rappelle que le taux d’emploi des 60 à 64 ans est en France parmi les plus faibles du monde : 16 % seulement (un sur six) sont au travail, contre 30 % en moyenne européenne. Or il faut bien comprendre qu’une population active plus nombreuse n’est pas une charge mais un atout pour un pays. Comme le disait si bien, il y a quelques siècles, le philosophe Jean Bodin : « Il n’est de richesse que d’hommes ». N’est-il pas regrettable de voir des personnes riches d’expérience et en pleine santé quitter la vie active alors qu’ils seraient très utiles au pays en poursuivant leur travail ? Pour prendre un exemple concret, nous allons voir notre industrie nucléaire civile affaiblie par des départs massifs à la retraite, alors même que nous peinons à fournir la demande électrique dans les périodes de pointe, et qu’il va falloir relancer les investissements. On peut faire des constats analogues par exemple pour le corps enseignant ou pour le personnel hospitalier.

Bien entendu, il faut distinguer selon les situations, et notamment tenir compte de l’âge auquel le salarié a débuté son activité et de la pénibilité de son travail. Il est légitime qu’un mineur, un chauffeur routier, un pêcheur, etc. puissent partir plus tôt que d’autres ; et il est normal de ne pas appliquer un âge couperet pour tous, mais de raisonner plutôt en terme de durée de cotisations. C’est bien sur ce point qu’il faut agir ; la durée normale de cotisations a été portée à quarante ans pour tous montera à quarante et un ans d’ici 2012. Il est inévitable qu’elle soit allongée progressivement, non pas d’une seule mais de plusieurs années. Inévitable aussi qu’un certain nombre d’avantages annexes comme l’attribution de points de retraite gratuits soient sérieusement révisés, car leur charge représente à elle seule un cinquième de la dépense totale.
Peut-on s’en contenter et ne pas toucher à l’âge légal de la retraite, fixé à soixante ans depuis une génération, qui a pris l’allure d’un tabou ?
Je ne le crois pas – précisément parce qu’il s’agit d’un symbole et qu’il est important de faire comprendre à l’opinion publique que l’âge normal de départ, sauf circonstance particulière, est plutôt de 62, 63 et même 65 ans.


Rappelons deux faits :

- D’une part, l’âge légal de départ à la retraite est déjà fixé à 65 ans chez tous nos grands voisins de l’Union Européenne : Allemagne, Royaume-Uni, Italie pour les hommes, Espagne. Le gouvernement (socialiste) de ce dernier pays propose même de le porter à 67 ans, comme dans certains pays scandinaves ;

- D’autre part, la tendance regrettable des entreprises à se débarrasser de leurs salariés les plus proches de 60 ans, par exemple par des préretraites, fait qu’actuellement à peine plus du tiers des Français âgés de 55 à 65 ans est au travail (38 %, contre 45 % en moyenne européenne). Un tel gaspillage humain n’est pas supportable dans la durée pour notre société.

Des éléments pour une meilleure transparence

Pour que ces questions difficiles soient bien comprises et que chacun adhère à la nécessité d’un effort commun, il importe de rendre notre système plus transparent.

En premier lieu, les Français sont très attachés au maintien du système de retraites par répartition plutôt que par capitalisation. Encore faut-il bien comprendre ce qu’est la répartition : il s’agit d’un système dans lequel on ne constitue pas de réserves pour l’avenir, mais où les prestations servies aux retraités sont financées en temps réel par les cotisations des actifs.

Avec la baisse dont j’ai parlé du nombre de cotisants par retraité, on voit bien que cette règle va connaître de sérieuses difficultés. Il paraît donc important que les régimes actuels à « prestations définies » dans lesquels un revenu donné en €uros, calculé à partir du salaire de référence, est versé à chaque retraité, soient remplacés par des systèmes plus lisibles : un système par points, dans lequel chaque actif accumule des droits qui seront ensuite valorisés au moment de sa retraite, ou un système de « compte notionnel » dans lequel le montant de la pension versée est fonction de l’espérance de vie moyenne du salarié au moment de son départ à la retraite. C’est ce que propose (avec semble-t-il le soutien de la CFDT) le rapport du COR qui vient de paraître.

Un deuxième élément important de transparence serait de simplifier l’organisation, qui s’est complexifiée au fur et à mesure qu’étaient mis en place des droits successifs de couverture retraite, chacun avec ses règles propres de gestion : la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse (CNAV) pour servir le minimum vieillesse, volet de sécurité pour tous ; les retraites complémentaires obligatoires gérées par l’ARRCO pour les non-cadres et complétées par l’AGIRC pour les cadres ; les régimes de retraites dits sur-complémentaires, gérés par de nombreuses institutions de prévoyance ou assureurs ; auxquels s’ajoutent les régimes ad hoc montés par certaines entreprises, et les fameuses « retraites chapeau » des dirigeants.

Faire la clarté dans ce maquis serait, dans l’idéal, un élément important d’une réforme des retraites que chacun pourrait comprendre et admettre. La politique de l’autruche consistant à nier ou à minimiser le problème, ou à espérer une solution miraculeuse pour le résoudre, reviendrait en fait à laisser la charge de trouver une solution aux générations futures. Comprenons que c’est notre devoir, même s’il demande un certain courage, de faire en sorte qu’elles n’aient pas « un futur sans avenir ».

Texte de Philippe Jurgensen

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