La taxe carbone : un débat pollué ?

La chronique économique de Philippe Jurgensen

A quel niveau situer la taxe carbone ? Doit-elle être payée par tous et quel impact aura-t-elle ? Comment utiliser le produit de la taxe ? Autant de questions abordées par Philippe Jurgensen qui souligne combien le débat économique en devenant polémique politicienne ne gagne pas en clarté... C’est pourquoi il livre ici les éléments essentiels permettant de mieux cerner l’ensemble de cette question et ses enjeux.

La « contribution énergie climat » était naguère un sujet plutôt réservé aux écologistes. Elle est devenue, sous le nom de « taxe carbone », un objet central de débat économique et, hélas, aussi de polémique politicienne, depuis que le gouvernement a décidé de la mettre en place en France dès l’an prochain. Ce dispositif anti-pollution est ainsi lui-même pollué par des échanges d’argumentations parfois douteuses ou mal informées.

La première question est de savoir à quel niveau situer la taxe carbone.
Elle doit être assez élevée pour inciter à économiser l’énergie, puisque tel est son but, et assez modérée pour être acceptée et ne pas casser la reprise. On sait que le niveau finalement retenu est de 17 euros par tonne de CO2 (gaz carbonique) émise. Soyons franc : ce niveau est trop bas pour être vraiment efficace. Aussi, les écologistes ont-ils vivement protesté :


Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts, se déclare « déjà déçue » et juge qu’il s’agit d’un « service minimum », voire d’une « fumisterie » « inefficace écologiquement ». Pour Aurélie Filipetti, du PS, ces mesures « manquent d’énergie ». A l’inverse, les entreprises protestent contre une augmentation de leurs charges et les élus UMP renâclent : « il faut payer et ce ne sont jamais ceux qui paient qui reçoivent » a déclaré Gérard Longuet, tandis qu’Alain Juppé réclamait d’avoir « la démonstration concrète que ce ne serait pas un impôt de plus ».

Il faut rappeler l’objectif visé et donc la raison d’être de cette taxe.

On sait que le réchauffement climatique, qui est aujourd’hui avéré avec son cortège d’intempéries (sécheresse et incendies, ou au contraire cyclones et inondations, fonte des glaces et montée des océans, etc.) est très vraisemblablement dû à l’effet de serre provenant de l’accumulation de gaz qui retiennent la chaleur ; le gaz carbonique représente les trois quarts de ces émissions. Les travaux des experts du GIEC notamment ont montré que pour limiter le réchauffement climatique à 2°C, ce qui est déjà considérable, il faut réduire de moitié les émissions planétaires de gaz à effet de serre d’ici le milieu de ce siècle. Compte tenu de la part qu’il faut réserver au rattrapage des pays en développement, cela conduit à l’objectif extrêmement ambitieux de diviser par quatre nos émissions d’ici 2050. Cet objectif est retenu aujourd’hui par la plupart des pays occidentaux, par l’Union Européenne, et, en particulier, par les autorités françaises.
Il est clair qu’on ne parviendra pas à un tel résultat sans de grands efforts ; clair aussi que partout où on le peut, il vaut mieux limiter la pollution par des incitations économiques que par la contrainte. Le meilleur moyen de limiter la consommation d’énergie – notamment sous ses formes les plus polluantes, les combustibles fossiles : charbon, pétrole et gaz – est d’en majorer le prix. Encore faut-il que la majoration soit suffisante pour avoir un effet.

On se souvient que le rapport Quinet l’an dernier, puis, tout récemment, les travaux de la Commission Rocard, ont conclu qu’il fallait partir d’un prix de 32 euros la tonne – soit presque le double du prix qui a été finalement retenu - ; encore faudrait-il majorer progressivement ce prix de 5 % par an pour atteindre l’objectif de 100 € la tonne en 2030. Ce prix peut paraître élevé. Rappelons seulement que la Suède applique dès aujourd’hui, donc avec plus de vingt ans d’avance sur l’objectif que je viens de citer, un prix de 108 € la tonne de CO2. Les autres pays scandinaves pratiquent aussi des taxes carbone élevées, sans avoir pour autant déprimé le niveau de vie de leurs citoyens ou la compétitivité de leur économie.

La référence au prix de marché de la tonne de CO2, souvent évoquée pour justifier un bas niveau de la taxe carbone, est dépourvue de portée.
- D’une part, le prix actuel d’une quinzaine d’euros par tonne sur le marché européen des permis d’émission (ETS – European trading scheme) est un prix de période de crise. Il a été nettement plus élevé dans le passé (autour de 30 euros la tonne) et le redeviendra avec la reprise.
- D’autre part, ce prix est complètement déterminé par des décisions politiques sur le niveau des quotas alloués aux industriels et sur le prix de ces quotas ; les pressions des lobbys ont fait que les montants attribués sont assez élevés, ce qui déprécie la valeur d’échange de ces droits.
- De plus, ils sont actuellement alloués gratuitement ; à partir de 2012, ils seront payants, mais en partie seulement, à la suite d’un compromis difficilement élaboré en décembre dernier à Bruxelles.

Le caractère artificiel du renvoi au prix du marché est illustré par le fait qu’il suffit de changer la période prise en compte pour justifier un niveau différent de la taxe carbone. Le niveau de 14 euros la tonne d’abord évoqué par le Premier Ministre correspondait au prix le plus récent ; le niveau de 17 euros finalement retenu correspond à la moyenne des prix depuis février 2008 ; il suffirait d’allonger la période de référence pour obtenir un résultat plus élevé…


La deuxième question est de savoir si la taxe carbone doit être payée par tous.

La réponse est sans ambigüité : oui, même si certains, comme François Bayrou, y voient « une dangereuse injustice ».
Du point de vue de l’écologie, peu importe de savoir qui émet le gaz carbonique ; l’important est de l’empêcher de s’accumuler dans notre atmosphère. Il faut donc que chaque tonne de gaz coûte à celui qui l’émet, quel qu’il soit. C’est ainsi qu’on découragera les modes de production et de consommation les plus polluants, et qu’on favorisera les énergies nouvelles. Dans le cas des combustibles fossiles comme le diesel de nos voitures ou le gaz de nos chaudières, le lien est facile à faire, puisque l’émission de gaz carbonique provient directement de leur combustion. Dans d’autres cas, comme la production industrielle ou les activités de services, il faut faire des calculs un peu plus compliqués pour mesurer la quantité de CO2 émis.


Une question, qui a été très débattue, est de savoir si la consommation d’électricité doit être assujettie ou non à la taxe. En France, il a été décidé que non. Il semblerait plus justifié de taxer l’électricité comme les autres formes d’énergie, mais en tenant compte du fait que les neuf dixièmes de cette électricité proviennent de sources très peu émettrices de CO2 – le nucléaire et les barrages - ; un kilowattheure de chauffage électrique devrait donc être taxé, mais beaucoup moins lourdement qu’un kwh produit par une chaudière classique.

Reste la question des correctifs sociaux à apporter.

En valeur absolue, la taxe carbone pèse d’autant plus lourd que la consommation est élevée ; elle est donc plus chère pour les ménages les plus aisés - qui ont des 4x4 et voyagent en avion - que pour les plus pauvres, qui doivent se restreindre. Néanmoins, en valeur relative, l’augmentation du litre d’essence ou de la facture de chauffage pèsera davantage sur un petit budget. Il est donc justifié d’accompagner la mesure écologique qu’est la taxe carbone par des mesures sociales de redistribution, qui peuvent prendre la forme d’un « chèque vert » en faveur des ménages les plus pauvres. On pourrait tout aussi bien, d’ailleurs, appliquer des tarifs sociaux, c'est-à-dire, comme cela se fait dans beaucoup de pays, avoir une première tranche fixe d’électricité ou de gaz, à prix très réduit, représentant la consommation minimale de base d’un ménage, avant d’appliquer le tarif plein qui, lui, doit dissuader les consommations excessives.

Un impact faible

Cela étant, j’attire l’attention de nos auditeurs sur le fait que l’impact de la taxe carbone au niveau finalement retenu est faible : il représente un peu plus de 4 centimes par litre d’essence, de fuel ou de gazole, et 0,4 centime par kwh pour le gaz. Ce surcoût est bien moins important que les variations dues aux fluctuations du cours du pétrole sur les marchés, qui ont majoré les prix dans une proportion dix fois plus grande (de 40 à 50 centimes) au cours des deux dernières années. Les cours mondiaux s’étant calmés depuis, les nouveaux prix des carburants incluant la taxe carbone seront nettement inférieurs aux prix atteints, du seul effet de la hausse du pétrole, l’an dernier.

La troisième question est : comment utiliser le produit de la taxe ?

La taxe carbone, au niveau finalement retenu, devrait rapporter un peu moins de 5 milliards d’euros par an : 2,7 milliards pour les particuliers, environ 2 milliards pour les entreprises (dont 270 millions seulement pour l’industrie proprement dite, le secteur tertiaire et celui des transports supportant la plus grosse partie de la charge).
Je souligne d’abord qu’il y a quelque absurdité à vouloir restituer entièrement le montant perçu par l’Etat, même si cette promesse est mise en avant pour des raisons politiques. Un tel engagement brouille, à l’évidence, le message, qui devrait être celui d’un effort à réaliser par chacun ; l’opinion a du mal à comprendre pourquoi il faut prendre dans la poche gauche pour mettre dans la poche droite, bien que, en réalité, les montants nets versés et reçus ne s’équilibrent pas selon les catégories.

Il aurait donc été préférable de limiter la redistribution à ce qui est nécessaire pour les raisons sociales que nous avons évoquées. Au lieu de créer un « chèque vert » allant à tous les ménages. Il fallait se borner à ceux dont les revenus sont les plus faibles, par exemple les ménages non imposables.

L’ADEME (Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'Energie) a, dans une étude récente, exploré les résultats de cet aller/retour (taxe carbone, puis chèque vert) sur le pouvoir d’achat des ménages. Ses conclusions sont éclairantes : si l’on répartit les ménages par tranche de revenus, la redistribution telle qu’elle a été annoncée (soit 45 euros de chèque vert pour un célibataire en zone urbaine, plus 10 euros par enfant, et 15 euros par personne en zone rurale ou banlieusarde mal desservie), aboutira à une amélioration nette du revenu annuel de 46 euros en zone urbaine et 18 euros en zone rurale pour les 10 % des ménages les plus pauvres (le « 1er décile », pour les statisticiens). Les résultats resteraient bénéficiaires en moyenne pour la fraction des 30 % les plus pauvres, et même pour la moitié des ménages urbains. La charge pèsera donc davantage sur les ménages les plus aisés. La décision prise de verser le chèque vert à tous les ménages, aisés ou non, a l’avantage d’une plus grande simplicité, mais elle limite évidemment l’aspect redistributif de la taxe, qui serait plus fort si le chèque n’allait qu’aux faibles revenus.


Quant aux activités professionnelles, il faudrait avoir le courage politique d’écarter les multiples revendications catégorielles d’exonération – depuis le travail de nuit jusqu’aux pêcheurs et aux chauffeurs de taxi. S’il peut être justifié d’aider ces professions par ailleurs, il est totalement contreproductif, du point de vue environnemental, d’encourager leur consommation de combustibles fossiles en en réduisant le coût. Rappelons par ailleurs que la plupart des entreprises industrielles seront dispensées de la taxe carbone, puisqu’elles sont déjà soumises au système de quota d’émissions qui leur fait payer un prix pour leurs émissions de CO2. Les autres paieront, sans recevoir de « chèque vert », mais elles vont bénéficier dans le même temps de la réforme de la taxe professionnelle : celle-ci représente un allègement d’impôts de 5 à 7 milliards d’euros, au moins triple de l’effort qui leur est demandé pour la taxe carbone.


Que faire de la recette nette qui demeure dans les caisses de l’Etat ?

On peut l’estimer à environ 2 milliards d’euros annuels, représentant la part payée par les entreprises ; ce montant aurait bien sûr été plus élevé si le chèque vert avait été limité aux ménages les moins aisés.
Un premier usage possible, évidemment souhaité par le Ministre du Budget, et on le comprend, serait tout simplement de diminuer le déficit public. Il y a en effet quelque chose d’étrange à voir les mêmes commentateurs s’inquiéter de l’ampleur de nos déficits et de la masse de la dette accumulée, et s’empresser de réclamer que tout prélèvement soit intégralement redistribué... Cependant, la mentalité française fait qu’il serait sans doute mal compris d’utiliser la taxe carbone pour réduire l’ampleur du déficit de l’Etat.

Un deuxième usage éventuel serait de réduire les charges sociales pesant sur les entreprises. Cela aurait l’avantage de favoriser leur compétitivité – affaiblie à vrai dire très marginalement seulement par la taxe carbone – et de favoriser l’emploi en réduisant son coût. Cette utilisation a été écartée pour une raison qui me paraît d’ordre un peu secondaire, à savoir le fait que la baisse des charges pèserait sur le budget de la Sécurité Sociale et non sur celui de l’Etat, qui devrait lui rétrocéder la somme. Il s’agit là de jeux d’écritures un peu artificiels entre différents acteurs publics ; ce qui compte, c’est le montant global des prélèvements et des déficits, qu’ils soient le fait de l’Etat ou d’autres.

Reste l’usage qui serait le plus logique dans une politique de développement durable bien comprise : consacrer les sommes collectées à la recherche sur les technologies propres et à des investissements « verts ». Il s’agit de privilégier des installations modèles, financées sur fonds publics ou dès que possible en partenariat public-privé : fermes éoliennes, centrales solaires à concentration de chaleur, bâtiments publics à « énergie positive » grâce aux toits solaires et à l’isolation, barrages hydro-électriques là où il reste des sites à équiper, chauffage urbain par co-génération, etc.

En conclusion, une fois les écrans de fumée qui voilent le fond du débat dissipés, l’enjeu est plus clair. La taxe carbone est et doit rester - dans son assiette, dans sa progressivité et dans son utilisation - un élément d’une politique environnementale sans être détournée en faveur d’objectifs différents : qui trop embrasse mal étreint !

Texte de Philippe Jurgensen

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