Science-Fiction par Michel Pébereau : L’homme démoli et Terminus les Etoiles d’Alfred Bester

Téléportation et télépathie au coeur de ces deux romans...
Michel PÉBEREAU
Avec Michel PÉBEREAU
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Alfred Bester, qui est mort en 1987, ne se considérait pas comme un écrivain. « J’ai commencé à écrire », raconte-t-il, « lorsque j’en ai terminé avec l’Université en 1935, simplement parce-que j’avais tâté du droit et de la médecine, avais laissé tomber tout ça, et que je glandouillais, me demandant ce que j’allais bien pouvoir faire de ma personne ». Et d’expliquer qu’ « il vendit quelques nouvelles de SF dans de vieux magazines populaires avant de « se mettre à des histoires pour des héros de bandes dessinées aux noms invraisemblables ». « M. Bester » a-t-il aussi écrit, « appartient à la race des auteurs qui aiment mieux parler de l’art d’écrire plutôt qu’écrire …Il parle pour dissimuler le fait qu’il n’a rien à dire ».

Pourtant, cet écrivain improbable, qui se juge « indolent et paresseux », a laissé deux œuvres majeures de Science-fiction : L’homme démoli et Terminus les Etoiles, édités l’un en 1952, l’autre en 1956, qui ont été rapidement traduits, à l’époque, en français. L’homme démoli a été, en 1953, le premier roman couronné par le prix Hugo de SF. Ce prix, le plus célèbre du genre, a été créé sur le modèle des Oscars hollywoodiens, en utilisant le vote des lecteurs pour distinguer la meilleure œuvre de l’année précédente. Après ces deux romans et quelques nouvelles assez remarquables, Alfred Bester ne s’intéresse plus à la SF pendant des années que comme critique, un critique d’ailleurs assez peu charitable pour ses confrères. Il se consacre en effet pendant vingt ans à un magazine, « Holiday ». Il n’est ramené aux romans que par la disparition de cette publication. Son quatrième et dernier ouvrage Les clowns de l’Eden n’est pas très convaincant.



Ces deux œuvres sont d’un extraordinaire modernité. Ecrits voici près de soixante ans, elles n’ont presque pas pris de rides. La nouvelle traduction opportunément établie par Patrick Marcel et reprise par la collection Folio SF leur donne une deuxième jeunesse.



L’homme démoli est une enquête policière, qui se situe dans un avenir où une bonne partie des êtres humains s’est découvert des capacités de télépathie. Le crime a pratiquement disparu car les délinquants sont immédiatement repérés ; et les coupables sont promis à la démolition, c’est-à-dire à une destruction mentale. L’assassin, Ben Reich, n’a pas ce don, et sa victime est son concurrent direct, qui menace l’existence de son empire, et qui vient de refuser l’alliance qu’il lui proposait. Comble de malchance, la fille de la victime assiste par hasard au crime …. Le chef de la police en charge de l’enquête, lui, est l’un des télépathes les plus doués de son époque. Toutes les conditions semblent rassemblées pour qu’il trouve rapidement le coupable et puisse convaincre l’ordinateur en charge de la justice tant de sa culpabilité que de son mobile. Et pourtant ….

L’assassin a plus d’un tour dans son sac. Il achète les services d’un autre télépathe de génie qui l’accompagne en permanence, pour dissimuler ses pensées ; il ressasse jusqu’à l’obsession une comptine, pour faire diversion ; il rend introuvable l’arme du crime. Et il aurait bien besoin d’une psychanalyse, ce qui n’est pas mauvais pour brouiller les pistes. Bref, il n’est pas sans atouts dans la partie d’échecs qu’il engage avec le policier. Les rebondissements se succèdent. Jusqu’aux dernières lignes, l’incertitude demeure : cet homme sera-t-il démoli ? Et, ce roman achevé, une question se pose : ne cherchait-il pas à l’être ?

Dans Terminus les Étoiles, les êtres humains de l’avenir se sont découvert une autre capacité extraordinaire : la téléportation : lorsqu’ils se trouvent dans une situation désespérée qui rend leur mort quasi inéluctable, certains êtres humains réussissent le miracle de déplacer leur corps ailleurs, à quelques mètres, ou quelques kilomètres, voire à une distance astronomique : ils « fugguent », selon l’expression tirée du nom du premier homme à y être parvenu par hasard, Fugg.
Le héros, Gully Foyle, est assistant mécanicien dans un vaisseau de l’espace qui a explosé : un homme « trop lent d’esprit pour savoir s’amuser, trop creux pour avoir des amis, trop paresseux pour connaître l’avenir ». Seul survivant, il s’escrime à organiser sa survie dans l’épave. Un vaisseau spatial passe à proximité. Le naufragé réussit à signaler sa présence. Le vaisseau s’arrête. C’est le salut ? Non. Il reprend sa route, sans chercher le contact. Foyle s’en tire quand même. Il va consacrer sa vie à rechercher ceux qui l’ont ainsi abandonné, pour se venger. Et il met au service de son obsession la capacité exceptionnelle de téléportation qu’il s’est découverte. Sa quête est facilitée, grâce à la fortune qu’il réussit à rassembler. lorsqu’il met la main sur une arme secrète, capable de détruire des planètes entières.

Mais lorsqu’après avoir sillonné l’univers au prix d’années d’efforts, lorsque sonne l’heure de la vengeance, la question ne manquera pas de se poser : où est le bien, où est le mal, et les excès auxquels l’ont conduit sa volonté de vengeance ne sont-ils pas aussi, voire plus condamnables que le lâche abandon dont il a la été victime ?


Les deux héros d’Alfred Bester sont des êtres anormaux et amoraux. Anormaux : l’un est obsédé par un rêve récurrent d’un homme sans visage, l’autre par l’apparition périodique de son double en flammes. Amoraux. Tous deux ont acquis une fortune qu’ils mettent au service d’un projet criminel : l’assassinat d’un concurrent qui va faire disparaître son empire industriel pour l’un ; l’élimination de ceux qui ont suscité sa soif de vengeance pour l’autre, au prix, si nécessaire, de la mort de milliers d’innocents.



Ce sont deux extraordinaires romans d’aventures, riches de rebondissements et de suspense, et contés avec un réel sens de l’humour. Ils se situent résolument dans un cadre de Science-Fiction. Les aventures des héros sont l’occasion de découvrir, par petites touches, les transformations que la télépathie dans un cas, la téléportation dans l’autre, peuvent provoquer dans les sociétés humaines et, ce faisant, de porter un œil critique sur notre propre société, un peu comme dans les contes de Voltaire. Ces deux futurs ont chacun sa cohérence, avec ses mœurs, son système économique et ses tensions sociales : les télépathes de l’un sont organisés en classes, en fonction de l’étendue de leur don ; dans l’autre, les classes supérieures évitent de «fugguer», car c’est un peu vulgaire. Le développement de la téléportation a créé un souffle de liberté et un grand désordre ; la télépathie, elle, est à l’origine d’un monde très structuré et contraignant pour les libertés individuelles.



Alfred Bester disait que ce qu’il aimait dans la SF, c’était de pouvoir expérimenter, explorer, et surtout émerveiller. Il y est parfaitement parvenu. Ces deux ouvrages ont inspiré nombre de ses successeurs, en particulier ceux qui ont été considérés comme une nouvelle vague, avec Philip K. Dick ou Samuel Delaney, par leur construction et par leur écriture. En les refermant, comment ne pas s’écrier, comme leur auteur : « Ah la Science-fiction ! La Science-fiction ! Je l’aime depuis qu’elle existe » ?




L’homme démoli

Alfred Bester
Ed. Folio SF (309 pages) (6.94 €)
et Terminus les Etoiles
Ed. Folio SF (358 pages) (6.46 €)




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