Document : Marguerite Yourcenar "J’ai trop le respect de la tradition..."

Extraits de son discours prononcé le 22 janvier 1981 sous la Coupole de l’Institut de France
Marguerite YOURCENAR
Avec Marguerite YOURCENAR de l’Académie française,

Marguerite Yourcenar prononçait le 22 janvier 1981 un discours historique sous la Coupole de l’Institut de France pour son entrée à l’Académie française. Grâce à l’INA et à la Maison des écrivains et de la littérature, revivez cet exceptionnel moment en écoute.

Inutile de redire qu'elle fut la première dame à entrer à l'Académie française... Retenons plutôt qu'elle fut courtisée par une cour d'hommes pour et seulement à cause de son talent d'écrivain. Comme elle le dit dans son discours de réception : «Colette elle-même pensait qu’une femme ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leurs voix, et je ne puis qu’être de son avis, ne l’ayant pas fait moi-même». Jean d'Ormesson eut beaucoup de mal à convaincre ses confrères, Alain Peyrefitte alla jusqu'aux Etats-Unis... Alors pouvait-elle reconnaître le 22 janvier 1981 sous la Coupole de l'Institut de France : «Comme il convient, je commence par vous remercier de m’avoir, honneur sans précédent, accueillie parmi vous. Je n’insiste pas — ils savent déjà tout cela — sur la gratitude que je dois aux amis qui, dans votre Compagnie, ont tenu à m’élire, sans que j’en eusse fait, comme l’usage m’y eût obligée, la demande, mais en me contentant de dire que je ne découragerais pas leur effort. Ils savent à quel point je suis sensible aux admirables dons de l’amitié, et plus sensible peut-être à cette occasion que jamais, puisque ces amis, pour la plupart, sont ceux de mes livres, et ne m’avaient jamais, ou que très brièvement, rencontrée dans la vie.»

Vous pouvez ici entendre la voix assurée et si particulière de Marguerite Yourcenar à l'occasion de son discours de réception prononcé à l'Académie française.

Cet enregistrement a pu être obtenu grâce au soutien de l'INA par la Maison des écrivains et de la littérature (en collaboration avec de la Villa Marguerite Yourcenar) qui organisait le 4 décembre 2010, une après-midi conférence au Petit Palais pour le trentième anniversaire de l'élection de l'écrivain à l'Académie française. Etaient conviées pour l'occasion des écrivains contemporains profondément marqués par l'auteur de l'Oeuvre au noir : Silvia Baron-Supervielle, Colette Fellous et Josyane Savigneau. Nous vous proposerons dans une prochaine émission les extraits qu'elles avaient choisis de faire partager au public.

Extraits du discours de Marguerite Yourcenar :

Sur la tradition

- «D’autre part, j’ai trop le respect de la tradition, là où elle est encore vivante, puissante, et, si j’ose dire, susceptible, pour ne pas comprendre ceux qui résistent aux innovations vers lesquelles les pousse ce qu’on appelle l’esprit du temps, qui n’est souvent, je le leur concède, que la mode du temps. Sint ut sunt : Qu’ils demeurent tels qu’ils sont, est une formule qui se justifie par l’inquiétude qu’on ressent toujours en ne changeant qu’une seule pierre à un bel édifice debout depuis quelques siècles».




Sur les femmes d'esprit

- «Toutefois, n’oublions pas que c’est seulement il y a un peu plus ou un peu moins d’un siècle que la question de la présence de femmes dans cette assemblée a pu se poser. En d’autres termes c’est vers le milieu du XIXe siècle que la littérature est devenue en France pour quelques femmes tout ensemble une vocation et une profession, et cet état de choses était encore trop nouveau peut-être pour attirer l’attention d’une Compagnie comme la vôtre. Mme de Staël eût été sans doute inéligible de par son ascendance suisse et son mariage suédois : elle se contentait d’être un des meilleurs esprits du siècle. George Sand eût fait scandale par la turbulence de sa vie, par la générosité même de ses émotions qui font d’elle une femme si admirablement femme ; la personne encore plus que l’écrivain devançait son temps. Mais remontons plus haut : les femmes de l’Ancien Régime, reines des salons et, plus tôt, des ruelles, n’avaient pas songé à franchir votre seuil, et peut-être eussent-elles cru déchoir, en le faisant, de leur souveraineté féminine. Elles inspiraient les écrivains, les régentaient parfois et, fréquemment, ont réussi à faire entrer l’un de leurs protégés dans votre Compagnie, coutume qui, m’assure-t-on, a duré jusqu’à nos jours ; elles se souciaient fort peu d’être elles-mêmes candidates. On ne peut donc prétendre que dans cette société française si imprégnée d’influences féminines, l’Académie ait été particulièrement misogyne ; elle s’est simplement conformée aux usages qui volontiers plaçaient la femme sur un piédestal, mais ne permettaient pas encore de lui avancer officiellement un fauteuil. Je n’ai donc pas lieu de m’enorgueillir de l’honneur si grand certes, mais quasi fortuit et de ma part quasi involontaire qui m’est fait ; je n’en ai d’ailleurs que plus de raisons de remercier ceux qui m’ont tendu la main pour franchir un seuil.»

A propos de Roger Caillois, son prédécesseur dont elle fait l'éloge

- «Mais ce jeune Caillois, tout intelligence, déjà pareil sans le savoir à ces quartz aux arêtes aiguës qu’il allait aimer plus tard, n’a jamais pu supporter le flou et les bavures de l’émotion humaine au sein de la connaissance ésotérique ou du moins de sa recherche, telles ces boues que furent, avant leur splendide concrétion, les pierres. Le jeune homme intransigeant passe outre, piétinant parfois des notions qu’il fera siennes plus tard, rejetant, par exemple, le système paracelsien des signatures qui décèle dans les apparences extérieures l’unité cachée de la matière, et que, par un biais bien personnel, il rejoindra par la suite; ou encore reprochant à Léonard ses rapprochements quasi obsessionnels entre des nuages et des chevelures de femmes, ses transformations de taches de lichen en visions oniriques, alors qu’une partie de sa vie se passera plus tard à poursuivre ces récurrences dérobées, ces démarches transversales de la nature. Mais il est bon sans doute de ne pas découvrir trop tôt ce qui sera un jour pour nous le centre des choses. Reste que, bien que vite désolidarisé du Grand Jeu, Caillois, pas plus que Daumal, n’a cessé de gravir jusqu’au bout son Mont Analogue.»

La célèbre photo de Marguerite Yourcenar dans la bibliothèque des éditions Gallimard par Louis Monier

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