L’évolution du cerveau humain, de l’embryon au cyborg

Entretien avec Pierre-Marie Lledo, neurobiologiste
Jean-Didier VINCENT
Avec Jean-Didier VINCENT
Membre de l'Académie des sciences

Notre cerveau dispose d’une grande capacité d’adaptation avec, chaque jour, de nouvelles cellules nerveuses qui sont produites et de nouvelles connexions qui s’effectuent entre-elles, le cerveau se reconfigurant ainsi en permanence, même jusqu’à un âge avancé, à condition... de le stimuler. Avec Pierre-Marie Lledo auteur, avec Jean-Didier Vincent, du « Cerveau sur mesure » publié chez Odile Jacob, intéressons-nous à l’évolution du cerveau humain, depuis l’embryon jusqu’au cyborg... !

Pierre-Marie Lledo compare notre cerveau à une cathédrale : « Ces édifices sont construits sur d’anciennes églises. De la même manière, notre cerveau est bâti sur les vestiges de notre lointain passé. lorsqu’on visite la Sagrada Família à Barcelone, on est toujours frappé par le nombre de grues qui l’entourent. Le cerveau, c’est la même chose : même adulte, il est un chantier permanent ! ».

C’est un des principaux messages du livre « Le cerveau sur mesure » publié chez Odile Jacob : contrairement aux idées reçues, nous ne faisons pas que perdre des neurones à partir de l’âge de 20 ans. Le cerveau est en reconstruction perpétuelle jusqu’à un âge très avancé, s’il est stimulé.





La place des sens



Comme nous l’expliquent Jean-Didier Vincent et Pierre-Marie Lledo dans leur ouvrage, la morphogénèse du cerveau est étroitement liée à celle de la face des vertébrés, là où sont rassemblés les sens.

Pierre-Marie Lledo précise : « L’émergence du cerveau tel que nous l’avons hérité provient d’une rupture entre les invertébrés et les vertébrés. Toutes les parties du système nerveux qui s’échelonnaient partout dans le corps sont ramenés petit à petit vers l’avant, vers la tête ».

Cet élan vers l’avant s’est produit dès lors que les animaux ont commencé à explorer le monde dans lequel ils évoluaient en quête d’une proie. Et pour chasser, leur sens de l’olfaction leur a été précieux.

Particularité pour les neurones de l’olfaction : ils se renouvellent environ tous les deux mois. « Lorsque l’on respire des choses plus ou moins toxiques, le système est réparé en permanence. En revanche, les scientifiques cherchent toujours à comprendre la raison pour laquelle, à l’intérieur du cerveau, bien protégé dans une boîte crânienne, des neurones sont aussi remplacés. On y trouve deux grandes structures :

- l’hippocampe qui gère la mémoire spatiale

- le bulbe olfactif qui lui, reçoit l’information sensorielle de la cavité nasale.

Si ces systèmes sont remplacés en permanence, comment pouvons-nous reconnaitre une odeur, la mémoriser ? C’est un mystère sur lequel mon équipe travaille actuellement »
.



La vue est également un sens d’une grande importance puisque 80% de notre activité cérébrale dépend de signaux visuels. Et pour un individu né avec un défaut de vision à la naissance, le cortex visuel va être « recyclé » pour développer un autre sens, le toucher. « Stephen Jay Gould parle d’exaptation, lorsqu'une fonction est ainsi détournée pour une autre » nous dit Pierre-Marie Lledo.





La construction du cerveau



Au plus fort du développement cérébral, soit après 12 semaines de conception, il se crée plus de 250 000 neurones toutes les minutes, pour atteindre 20 à 30 milliards à la naissance.

« La crête neurale que connaît bien Nicole le Douarin, va être l’organe qui, en trois-quatre semaines, va produire les tissus nerveux et orchestrer la prolifération de cellules et leur migration organisée ».

À l’âge de 12 mois, les bébés développent déjà des facultés cognitives étonnantes : ils sont capables de manipuler des statistiques et sont capables d’anticipation.



Pourtant notre invité note un double paradoxe :

« Nous naissons trop tôt, inachevés, avec encore 80% de notre cerveau à construire. Mais cette construction va se poursuivre en fonction de notre environnement. Grâce à ce retard dans le développement, le cerveau s’affranchit de la dictature des gènes, pour se construire en fonction de notre culture ».



- Second paradoxe : passé la finalisation de la construction de notre cerveau vers l’âge de 20 ans, celui-ci ne cesse pour autant d’être en chantier permanent. Le cerveau stimulé, même chez un sujet très âgé, produira des neurones. « Ceci explique par exemple que des personnes de plus 75 ans soient restées d’éternels adolescents, très actifs, très réactifs ». A l’inverse, des jeunes de 25 ans qui ont cessé de s’intéresser à ce qui les entoure, ne stimuleront plus leurs neurones et seront moins actifs.



Pour le cerveau, pas de limite d'âge !



Même s’il est plus facile d’apprendre pendant l’enfance, la plasticité du cerveau est telle qu’elle nous permet de nous enrichir de nouvelles connaissances sans limite d’âge. Le cerveau peut par exemple s’approprier des organes greffés comme le cas d’un patient greffé des deux mains. « Le cerveau a le pouvoir de reconfigurer ses circuits, ce qui permet à la personne opérée de retrouver petit à petit sensibilité et motricité. C’est la même chose lorsque vous apprenez à jouer au tennis ou au piano. L’instrument devient petit à petit la continuité de votre membre. Pourquoi ? Parce qu’il va y avoir une convergence entre les signaux visuels et du toucher. À force d’entraînement, les circuits vont se “recâbler” pour affiner la précision du geste ». Mais si vous cessez tout entraînement, vos capacités s’amenuiseront. « On est ici dans le domaine cognitif alors que dans le cadre de la nage ou du vélo, on est dans le domaine de la mémoire procédurale, mémoire profonde et instinctive ».





La remédiation : la révolution du XXIe siècle pour transformer la pensée en action



Petit à petit, l’interface cerveau-machine devient réalité. On connaissait les fauteuils roulants, pilotés par la pensée avec force d’électrodes. Lors d’un congrès de chercheurs en 2011, l’un d’entre eux a présenté ses travaux en faisant apparaître sur grand écran les lettres « b.o.n.j.o.u.r » par de simples électrodes posées sur sa tête, reliées à un ordinateur.





Aujourd’hui on s’intéresse particulièrement au cerveau « réparé ». Sont développées actuellement des rétines artificielles pour les personnes aveugles, un système ou des caméras remplacent des lunettes et transforme le signal visuel en impulsions électriques destinées au nerf optique. Avec cette technologie « des aveugles peuvent voir des lettres de 8 cm de hauteur, et apprennent à mettre du sens à ce qu’ils voient ». Ce sont des cyborgs en devenir.

« Mais vous croisez déjà des cyborg dans la rue. Il s'agit de tous ceux qui portent un pace-maker » fait remarquer Pierre-Marie Lledo, car ils ont reçu des greffes de parties mécaniques.



Jusqu’où aller dans l’amélioration et la réparation du corps humain ?



Pierre-Marie Lledo et Jean-Didier Vincent posent la question dans leur livre. Deux courants s’affrontent : les humanistes et les transhumanistes. « Pour les humanistes, la recherche doit se faire jusqu’à un certain seuil au-delà duquel on n’aurait plus affaire à un être humain. Pour les transhumanistes, le seuil doit être franchi. Aujourd’hui, il est important de débattre sur le futur de l’humanité à l’aune de tout ce que l’on connaît. Car désormais, il est possible de fusionner nos organes avec des puces électroniques ».

Pierre-Marie Lledo dans son laboratoire.
© Institut Pasteur

 

 



Pierre-Marie Lledo est directeur du laboratoire « Perception et mémoire à l'Institut Pasteur » et du laboratoire « Gène, synapse et cognition au CNRS », membre de l'Académie européenne des sciences, médaille de bronze du CNRS, et lauréat du prix de neurologie de la Fondation pour la recherche médicale en 2010.



En savoir plus :



- Pierre-Marie Lledo sur Canal Académie

- Laboratoire de Pierre-Marie Lledo



- Jean-Didier Vincent sur Canal Académie

- Jean-Didier Vincent, membre de l'Académie des sciences



Jean-Didier Vincent, Pierre-Marie Lledo, Le cerveau sur mesure, éditions Odile Jacob, 2012



 

 

 

Cela peut vous intéresser