Les langues régionales de France : le normand, souvenir des Vikings ? (18/20)

Dix-huitième émission de la série proposée par la linguiste Henriette Walter
Avec Hélène Renard
journaliste

Le normand présente l’originalité d’appartenir à la fois à deux ensembles dialectaux d’oïl : la grande zone d’oïl de l’Ouest qui s’étend vers le sud jusqu’à la limite du domaine d’oc, et la zone d’oïl du Nord, qui va jusqu’au territoire ouÌ se parle le flamand, langue germanique, et où l’on parle le picard.
La limite entre les dialectes d’oïl du Nord et d’oïl de l’Ouest est marquée, en Normandie, par la ligne Joret, ainsi nommée parce qu’elle a étéì établie grâce aux enquêtes réalisées par le dialectologue Charles Joret à la fin du XIXe siècle.

Émission proposée par : Hélène Renard
Référence : sav585
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La limite entre les dialectes d'oïl du Nord et d'oïl de l'Ouest est marquée, en Normandie, par la ligne Joret, ainsi nommée parce qu'elle a été établie grâce aux enquêtes réalisées par le dialectologue Charles Joret à la fin du XIXe siècle.

Carte de la ligne Joret
Cette ligne délimite un phénomène particulier en Normandie : le maintien du ca- latin au nord et son évolution en ch- au Sud.




- La spécificité du normand

Le normand présente une autre caractéristique, celle d’avoir ultérieurement subi l’influence — assez faible, il est vrai, mais qui fait son originalité — d’une langue germanique, la langue scandinave des Vikings.
Partis des pays nordiques, les Vikings, après avoir déferlé sur toute l'Europe en y semant la terreur au cours du IXe siècle, s'étaient finalement sédentarisés et installés sur le domaine devenu le duché de Normandie à partir de 911, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte, signé par le roi Charles le Simple. Une nouvelle ère allait commencer : celle des Normands.


- Quelques traces du scandinave

Ayant fait souche en Normandie, leurs descendants ont parlé une langue romane particulière à cette région, le normand.
Des traces de vocabulaire scandinave peuvent être repérées dans un petit nombre de mots toujours vivaces dans les parlers de Normandie, et même dans le français régional de la région : par exemple le substantif féminin fale, d’une forme scandinave falr « jabot », « gorge (d’un oiseau) » et, par extension, « gorge d’un être humain », puis « estomac » et même « plastron de chemise ». Dérivé de fale, l’adjectif falu, signifie « qui a du jabot » ou même « qui a du ventre », et il existe une sorte de brioche légèrement bombée qui se nomme encore une falue. On retrouve fale dans l’expression avoir la fale basse, et qui est l'équivalent du français plus général avoir l’estomac dans les talons. Cette forme est également vivante en gallo, ainsi qu’en français régional de Haute-Bretagne, où s’affaler est vraiment employé dans son sens originel : « tomber sur la fale », c’est-à-dire en avant, face contre terre.


- La leçon des toponymes

Mais si l'on veut vraiment se rendre compte de l'empreinte du scandinave en Normandie, c'est, encore une fois, sur les noms de lieux qu'il faut porter son attention.

Certains d'entre eux peuvent réserver des surprises. On serait tenté de voir

- dans Criquebeuf (Eure), Elbeuf (Seine-Maritime), Yquebeuf (Seine-Maritime), des lieux évoquant des élevages bovins et
- dans Honfleur (Calvados), Barfleur (Manche), Harfleur (Seine-Maritime), de vrais jardins aux parterres bariolés.

Mais on aurait tort, car la désinence -beuf n'a rien aÌ voir avec l'élevage, et sous -fleur, il n'y a rien de botanique. En fait, sous -beuf, il faut voir le mot scandinave buth « maison, cabane », qui a ensuite désigné un groupe de maisons, un village, et l'élément final -fleur n'est qu'une déformation du mot scandinave floth « rivière », où l'on reconnait la racine fl-, que l'on retrouve dans l'anglais flow ou le français flot ou même fleuve.

Enfin, Etainhus (Seine-Maritime), qui se laisse aisément analyser en hus «maison », entraînerait ensuite dans l'erreur si l'on interprétait étain comme l'indication du métal du même nom, car étain y est simplement la forme qu'a prise en Normandie le mot scandinave steinn « pierre », ce qui permet de comprendre l'ensemble Etainhus comme la « maison en pierre ».


- Où et comment parle-t-on normand?

Les situations sont diverses selon les lieux : dans la presqu'île du Cotentin, les usages dialectaux sont encore très vivants, tandis que dans le Calvados, aux environs de Bayeux, par exemple, il est souvent malaisé, comme c'est le cas en Bretagne romane pour le gallo, de trancher entre un français patoisé et un normand francisé.


- Mots normands passés en français

Parmi les noms des produits de la mer, il est intéressant de rapprocher deux noms normands devenus des mots français : crevette et bouquet. Crevette, qui est un doublet de chevrette, aujourd’hui usuel pour le nom du crustacé en Normandie, est un diminutif du latin capra « chèvre ». Phonétiquement, on peut y remarquer à la fois

- la présence d’une métathèse, c’est-à-dire l’anticipation de la consonne /r/, qui passe de la deuxième syllabe à la première syllabe, et
- le maintien de /k/, comme dans caillou :
Deux phénomènes phonétiques caractéristiques du normand.
Le nom du bouquet, diminutif de bouc, est d’origine gauloise et relève finalement de la même image caprine, la crevette ayant l’air de faire des bonds, tout comme la chèvre ou le bouc.


C’est également au normand que le français doit :

- brancard, à partir de branque, forme normande de branche, ou
- le verbe enliser, qui repose sur le mot normand lise « sable mouvant », d’où enliser « glisser », ou encore
- le verbe renflouer, dérivé du substantif normand flot « marée ».


D’autre part, pour comprendre pourquoi on appelle vareuse l’épais vêtement protecteur porté par les marins, il faut savoir que ce nom est formé sur le verbe varer, forme normande de garer « protéger ».
Enfin, on peut se demander comment potin, qui désignait en normand une « chaufferette », a pu prendre le sens actuel de « commérage ». Cela ne peut s’expliquer que si l’on évoque la vieille coutume normande de se réunir autour d’une chaufferette pour bavarder et … potiner.

L’étymologie du verbe équiper, transmis par le normand, mérite un commentaire un peu plus long. Il s’appliquait à l’origine uniquement aux embarcations, ce qui ne se comprend que si l’on remonte à son étymon scandinave skipa « naviguer ». Au XVe siècle apparaît le sens de « équiper un navire », d’où le sens actuel, plus général, de « fournir tout ce qui est nécessaire à une activité, quelle qu'elle soit ». Mais on ne voit pas tout de suite que le verbe équiper (du scandinave skip « bateau ») et le substantif skipper, cet emprunt plus récent à l’anglais pour désigner le barreur d’un voilier ont la même origine (du scandinave skip « bateau »).


Ne serait-ce que grâce à sa seconde vie dans la langue française, et à son maintien confirmé dans plusieurs lieux de Normandie, le normand garde donc finalement une vitalité inattendue, ce qui n'est pas le cas d'un certain nombre d'autres langues d'oïl, qui feront l'objet de la prochaine émission.


Henriette Walter, linguiste renommée, est professeur émérite de linguistique à l’Université de Haute Bretagne (Rennes) et directrice du laboratoire de phonologie à l’école pratique des Hautes Études à la Sorbonne. Henriette Walter est reconnue comme l’une des grandes spécialistes internationales de la phonologie, parle couramment six langues et en « connaît » plusieurs dizaines d’autres. Elle a rédigé des ouvrages de linguistique très spécialisés aussi bien que des ouvrages de vulgarisation.




Bibliographie sélective d’Henriette Walter :


- L’aventure des langues en occident (Robert Laffont)

- L’aventure des mots français venus d’ailleurs (Prix Louis Pauwels 1997)

- Le Français dans tous les sens (distingué du Grand Prix de l’Académie française en 1988)

- Honni soit qui mal y pense, l’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais,

- L’aventure des langues en Occident (prix spécial de la Société des gens de lettres et grand prix des lectrices de Elle, Robert Laffont, 1994)

- L’aventure des mots français venus d’ailleurs (prix Louis Pauwels 1997, Robert Laffont)

- Honni soit qui mal y pense (Robert Laffont, 2001)

- Arabesques (Robert Laffont, 2006)



En savoir plus:


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- Canal Académie vous invite à consulter le site de l'association Magène, qui promeut le développement de la langue normande.







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