Quand l’e "muet" se fait meuglant

« Faut-il le dire ? » la chronique de Pierre Bénard
Avec Pierre BENARD
journaliste

Pierre Bénard, qui se garde bien de prescrire une prononciation, se rappelle simplement avec un peu de regret le temps où l’e interne de certains mots était plus discret qu’aujourd’hui, où les mesures n’étaient pas encore les ... meueueusures.

Émission proposée par : Pierre BENARD
Référence : mots636
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La pauvre servante Martine, dans Les femmes savantes, réplique à Bélise et Philaminte, qui prétendent l'obliger à « parler congrûment » :


« Mon Dieu ! je n’avons pas étugué comme vous,


Et je parlons tout drait comme on parle cheux nous. »




Il m’arrive de me sentir proche de la brave Martine, de me trouver péquenaud, ringard, de ma campagne. J’ai toujours prononcé « c’rise » le mot « cerise », « m’sure » le mot « mesure », « m’ner » le mot « mener », « j’ter » le mot « jeter », « prél’ver » le mot « prélever »... Vous voyez à quel point je suis d’une autre époque et de la France profonde. Si je tiens à me faire comprendre, au lieu de demander « une tartelette aux c’rises », il me faut commander « une tartelette ceurises » et même, de préférence, « une tartelette ceueurises ». Plus de préposition, plus d’article contracté, mais l’e que je traitais en muet est maintenant là et bien là, beuglant, meuglant et mugissant.


Le plus bruyant, le plus violent exemple que je connaisse de cette revanche de l’amuï, c’est la prononciation médiatique du mot « mesure ». On ne dit pas qu’une autorité a décidé de prendre des « m’sures », ni des « mesures », mais des « meueueusures », comme si ce lourd et sourd roulement voulait traduire le sérieux, l’importance de ces dispositions.
L’éléphant, dit Vialatte, est irréfutable. Peut-on douter de la portée de « meueusures » prises par des ... « décisionnaires » ?

Ne me croyez tout de même pas plus archaïque que je ne suis. Ainsi, comme vous, je pense, trahissant mes ancêtres qui prononçaient « s’cret », je dis « se-cret », contrairement aux anciens pensionnaires de la Comédie-Française qui demandaient : « Seriez-vous assez discrète pour que je vous confiasse un s’cret ? » Je prononce « se-cret », dis-je, mais pas « seucret », ni « seueucret » ! Autant « s’cret » avait quelque chose de furtif, de discret, d’aérien, de léger, d’insaisissable, autant « seueucret » est écrasant, mastoc, éléphantesque.


On a peine à se figurer qu’un « seueucret » puisse le demeurer longtemps, secret. Un « seueucret », ça se voit comme le nez dans la figure, comme un mastodonte dans un pré. Un « s’cret », en revanche, cela volait, imperceptible, fuyant, immatériel, ténu comme le battement d’aile d’une libellule. « Nous allons, je vous le promets, deueumander des meueueusures qui seront deueu nature à reueudresser la situation. » Ainsi parle-t-on aujourd’hui. Et c’est ainsi que l’on finit par écrire. Je lisais il y a quelques jours, s’exhibant sur les kiosques de Paris, la publicité d’un quotidien des plus sérieux annonçant un numéro sur les médicaments nocifs. Nocifs, ou, si vous voulez, « dangereux ». Je viens de prononcer « dang’reux ». D’aucuns prononcent « dan-ge-reux ». D’autres, hélas ! « dan-geu-reux ». Beaucoup, hélas ! hélas ! « dan-geu-eu-eu-reux ». Sur les kiosques de la capitale, ce qui était écrit, écrit, vous dis-je, écrit, affiché, étalé, c’était « dangeureux ». « Dangeureux », comme « heureux » ou plutôt... « malheureux ». J’en fus bouleversé. Excusez-moi, « bouleuversé ». Enfin, tout retourné. Pardon, tout « reueutourné ».





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