Choir, chuter, tomber sont-ils vraiment synonymes ?

« Faut-il le dire ? » la chronique de Pierre Bénard
Avec Pierre BENARD
journaliste

Faut-il laisser tomber "tomber" au profit de "chuter" ? La langue française est si riche qu’il nous arrive parfois de nous y perdre, et la quantité considérable de synonymes que proposent les dictionnaires n’est pas pour nous aider. Aussi nous faut-il écouter les conseils avisés de Pierre Bénard qui milite pour un retour aux mots simples mais corrects.

Émission proposée par : Pierre BENARD
Référence : mots610
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_ J’ouvre un journal aux pages que l’on dit « locales ». J’y apprends, entre autres « faits divers », qu’un malheureux cycliste « est décédé », heurté par un chauffard qui l’a fait « chuter » de son engin sur la chaussée. « Est décédé » et « chuter » sont les mots du journal, que je cite avec un filet de mauvaise humeur. Ce qui est grave, me direz-vous, c’est le fait que j’apprends cette mort d’un cycliste innocent sur une route où il ne gênait personne. J’en conviens, mais une fois cela acquis et reconnu, me permettra-t-on d’observer que « mourir » vaut bien « décéder » et que « tomber », face à « chuter », n’est pas sans un reste de mérite ?
Or nous sommes à une époque où l’on « décède » et ne « meurt » plus, et où l’on « chute » beaucoup plus souvent qu’on ne « tombe ».

C’est dans tous les domaines où valait le verbe « tomber » que le verbe « chuter » exerce de nos jours son écrasante suprématie. Tout ce qui « tombait », désormais, « chute » : un skieur « chute », la confiance « chute », les marchés financiers « chutent », avant de se redresser pour « chuter » derechef, autrement dit pour « rechuter », une pierre « chute » du haut d’un mur et frappe un passant qui ... « décède ». Et revoici ma première cible, ce « décéder » omniprésent. Mais je ne veux pas quitter « chuter ».
Ce verbe vient du nom « chute », qui lui-même vient du verbe « choir », « cheoir » en vieux français, issu du latin « cadere ». Un verbe a donné un nom, qui a donné un autre verbe. C’est un processus très ordinaire. Ainsi, du verbe « parler » est sorti « parlement », d’où naquit « parlementer ». Mais remarquez que « parlementer » n’a pas le même sens que « parler ». « Chuter », en revanche, veut dire exactement la même chose que « choir », qui ne s’emploie plus guère, mais aussi que « tomber », qui avait pris la place de « choir », et qui, hier encore, l’occupait tranquillement. Mais « chuter » s’est mis à proliférer, et cet enchaînement de verbe en nom, de nom en verbe, sans nuance sémantique notable, fait craindre un développement absurde allant toujours, à l’infini, dans le sens de la multiplication des syllabes : « choir » engendra « chute », qui engendra « chuter », qui engendrera peut-être « chutement », qui risque d’engendrer « chutementer », d’où l’on peut s’attendre à voir naître un jour « chutementement », et de là « chutementementer »... Avec un autre suffixe, imaginez une série monstrueuse « chutation », « chutationner », « chutationnation », « chutationnationner », et rien ne vous empêche, combinant les deux modes de suffixation, de compliquer ce cauchemar lexical en forgeant, par exemple, un « chutationnationnement » ... Je m’arrête, mais figurez-vous tout de même le tableau d’un vélocipédiste qui « chutationnationnementerait ».

Je vous entends d’ici murmurer. Je divague. Eh bien ! Soit ! J’exagère, j’extrapole et, sans doute, j’extravague. Mais j’ai, si je puis dire, des raisons de délirer. Par exemple, considérez ceci : « Position », de la famille de « poser », a évolué, avec la complicité de l’anglais, jusqu’à « positionnement ». « Quelle est, dit-on maintenant, votre positionnement sur l’échiquier politique ? » « Positionnement », po-si-ti-on-ne-ment, là où le minuscule mot « place » ferait l’affaire...

Revenons au point de départ. Comment parut d’abord ce « chuter », devenu si puissant ? D’une manière bien chétive, bien mesquine, bien obscure. « Chuter » est, dans la société des mots, un parvenu.
Si l’on interroge les dictionnaires, on le voit naître petitement comme un vocable douteux que le lexicographe recueille par devoir, avec une moue dégoûtée et en s’armant de pincettes. « Chuter », à ses débuts, était un mot burlesque, une sorte de blague lexicale. En 1875, le consciencieux Littré lui concède trois lignes, à côté d’un autre « chuter » qui vient
de l’interjection « chut », signifiant « crier chut », pour lequel il donne deux exemples : « chuter un acteur » et « Les uns applaudissaient, les autres chutaient ». On « chutait » les acteurs que l’on trouvait mauvais. Notre « chuter », lié à « chute », se trouve mentionné juste avant et se rapporte lui aussi, par hasard, au théâtre, puisque je lis ceci : « Chuter : terme très familier. Tomber, en parlant d’une pièce de théâtre. Cette pièce a chuté. » À noter que « chuter » au sens de « crier chut » n’est pas qualifié de « familier ».
On comprend que « chuter », le nôtre, formé sur « chute », fut peut-être lancé comme une invention plaisante de l’argot du boulevard, un drôle de mot mal fait et interlope dont s’amusaient cabots, journalistes et bohèmes. Là-dessus naquirent des emplois divers, un emploi dans le sens d’échouer, un emploi spécialisé aux jeux de cartes. Vint le jour où, très régulièrement, on « chuta » dans les escaliers. Quant au sens financier, que je rattache à « tomber », il est, à tout prendre, ambigu. « La bourse a chuté » : est- ce à dire qu’elle a subi une chute, un accident, si j’ose dire, vertical, dramatique ? Mais on entend, on lit que « la bourse a chuté de 2% ». Si c’est une chute, elle est bien courte. Cela ressemble davantage à un glissement, à un tassement. « Chuter », en vérité, prend ici la signification de « baisser ». Il dit « baisser » en l’aggravant. C’est le contraire d’un euphémisme.

L’Académie, dans sa sagesse, a admis le « chuter » dont je viens, un peu longuement peut-être, de m’impatienter. Je n’en plaide pas moins pour que l’on se souvienne que si l’on « chute », on peut également « tomber ». Ne laissons pas tomber « tomber ». D’une manière générale, ne laissons pas tomber, par une vaine affectation, des mots qui n’ont d’autre défaut que d’être les plus simples et les plus naturels.


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