3/7 Montaigne : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi »

Un passage des Essais

Montaigne rencontre Étienne de La Boétie à Bordeaux en 1558. Très vite, les deux hommes se lient d’une amitié indéfectible. Malheureusement, dès 1563, la mort vient les séparer. Le décès de La Boétie reste une perte irréparable dans la vie de Montaigne. Elle joue un rôle déterminant dans la rédaction des Essais. Le chapitre 27 du livre I, intitulé « De l’amitié », revient sur cette relation de philia exprimée avec les mots de l'amour.

« […] Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances [sympathies] et familiarités nouées par quelque occasion [hasard] ou commodité par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. […] Nous nous cherchions avant que de nous être vus et par dses rapports que nous oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort [effet] que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre […] À la vérité, si je compare tout le reste de ma vie […] aux quatre années, qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu'une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant, et les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout, il me semble que je lui dérobe sa part […] J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi. »

Montaigne, Les Essais, édition de Jean Céard (dir.), Denis Bjaï, Bénédicte Boudou et Isabelle Pantin, Paris, Librairie Générale Française, La Pochothèque, 2001, I, 27, « De l’Amitié », p. 290-299 (sur l’amitié de La Boétie et Montaigne). Texte de l’édition posthume de 1595 modernisé par l’éditeur.

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