Les mots du pouvoir à travers les civilisations avec Jean-Noël Robert et Nicolas Grimal

Regards croisés entre les civilisations de l’Égypte ancienne et du Japon
Jean-Noël ROBERT
Avec Jean-Noël ROBERT
Membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

Avec quels mots les langues anciennes ou d’aujourd’hui désignent-elles la notion de pouvoir ? Comment nomment-elles celui qui occupe la fonction suprême du pouvoir ? Quels titres l’accompagnent, quels mots lui sont réservés ? Existe-t-il une langue du pouvoir chez les rois, les pharaons, les empereurs ? Les académiciens Nicolas Grimal et Jean-Noël Robert, tous deux membres de l’Académie des inscriptions et belles- lettres et professeurs au Collège de France, nous apportent leur regard croisé sur les mots du pouvoir dans l’Égypte ancienne et dans la civilisation japonaise.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : foc698
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Nicolas Grimal et Jean-Noël Robert, membres de l'Institut et professeurs au Collège de France donnent leur éclairage sur les mots du pouvoir dans la civilisation de l’Égypte ancienne et dans la civilisation japonaise, en tant que philologue, archéologue, historien de leur discipline, en tant qu’homme de terrain, c'est-à-dire fins connaisseurs des grands textes anciens. Les réponses des deux académiciens, conteurs et passionnés, oscillent entre claires explications savantes, anecdotes et surprises.


Nicolas Grimal (à gauche) et Jean-Noël Robert (à droite), 6 avril 2012, Canal Académie
© MDL\/Canal Académie




Nicolas Grimal occupe la chaire du Collège de France, Civilisation pharaonique : Archéologie, Philologie, Histoire. Il a été professeur d’Égyptologie à Paris-IV Sorbonne, directeur de l’Institut français d’archéologie orientale, l’IFAO au Caire. Il est l’auteur, chez Fayard, d’une Histoire de l’Égypte ancienne dont on ne compte plus les éditions ni les traductions. Parmi ses ouvrages récents, Le Grand livre de pierre rend compte de l'affirmation du pouvoir de la dynastie thébaine à propos du temple royal par excellence, Karnak, (édifié au début du deuxième millénaire avant J.-C.). Avec son livre, Image et conception du monde dans les écritures figuratives, Nicolas Grimal participe avec d'autres, à la mise en lumière de cinq écritures figuratives : le chinois, le naxi, le maya, l'aztèque et l'égyptien. Cinq façons de penser le monde, de le mettre en image, de l’écrire. L'égyptologue s'est beaucoup intéressé à l'écriture de l'histoire chez les Égyptiens dans Événement, récit, histoire officielle. L’écriture de l’histoire dans les monarchies antiques.


Jean-Noël Robert spécialiste des textes bouddhiques, occupe la chaire du Collège de France Philologie de la civilisation japonaise. Orientaliste, il est historien du bouddhisme japonais et de ses antécédents chinois, mais aussi de l'école japonaise Tendaï. Il est internationalement reconnu comme un philologue des textes bouddhiques sino-japonais. Parmi ses œuvres, citons Cours Poèmes bouddhiques japonais, et parmi ses traductions Le Sûtra du Lotus(4e ed. 1997, 2003). Sans grande publicité, cet amoureux des langues, écrit en japonais comme en français, des essais. Il a été décoré de l'ordre du Soleil levant à étoile d'or et d'argent, par le Premier ministre du Japon, lors d'une réception au palais impérial, au titre de son œuvre pour la connaissance de la culture du Japon.

Le bouddhisme dont les textes fondateurs sont écrits en chinois classique, offre à Jean-Noël Robert, qui nous le fait découvrir, un formidable objet d'étude pour étudier les passages d'une langue à l'autre et la concurrence, invisible au non spécialiste, entre langue chinoise et langue japonaise dans la civilisation japonaise, aussi bien dans la sphère religieuse, littéraire ou intellectuelle. Le philologue interroge ainsi, ce qui fonde l’identité japonaise au sein d’un monde extrême-oriental traversé par la civilisation chinoise.



L’empereur Jimmu, fondateur mythique du Japon, représenté par Tsukioka Yoshitoshi (1839-1892).
Artist : Tsukioka Yoshitoshi (月岡芳年) : 1839-1892<br /> From series : Mirror of Famous Generals of Japan (大日本名将鑑) : 1876-1882





Le mot « pouvoir » existe-t-il dans les langues anciennes de l’Égypte pharaonique et du Japon ?



Pour Nicolas Grimal, la civilisation pharaonique comme toutes les civilisations ne manque pas de termes pour désigner la pratique ou les effets du pouvoir. Mais la nature même du pouvoir est quelque chose d’extrêmement complexe dans la mesure où elle dépend en fait de l’équilibre de l’univers. Elle est dans un mouvement de va-et-vient incessant entre l’élément initiateur de la mise en ordre du cosmos et à l’autre bout de la chaîne, l’élément régulateur qui va permettre cette mise en ordre continuée. En d’autres termes, pour les anciens Égyptiens, le monde n’est pas créé une fois pour toutes, comme chez nous. Mais il est remis en cause tous les matins avec le lever du soleil. Il faut donc qu’il y existe une force organisatrice qui soit en fait de même nature que celle du démiurge qui à l’origine, a créé le monde. C'est cette création refaite, reprise tous les jours, que le détenteur du pouvoir va avoir la charge d’assurer. Donc le terme même de pouvoir n’existe pas en soi. D’ailleurs les hommes politiques d'aujourd'hui pourraient méditer là-dessus...On parle beaucoup de l’exercice du pouvoir, de sa pratique, de ses manifestations, mais la nature même du pouvoir est quelque chose de complexe. Si on devait chercher un terme qui décrive le pouvoir en égyptien ancien, je pense que l’on pourrait se tourner vers une notion qui va peut-être étonner nos auditeurs, qui est celle d’équilibre. Il existe un terme « la maât » que l’on traduit extrêmement mal par "la vérité", "la justice", c'est-à-dire ce qui fait que le cosmos est organisé et fonctionne.


Dans le cadre de l’exposition {Le crépuscule des pharaons}, Musée Jacquemart-André (mars-juillet 2012)  - Tête attribuée à Nectanébo I<sup>er<\/sup>, XXX<sup>e<\/sup> dynastie, grauwacke, 38,5 cm (H)  Londres, British Museum
© The Trustees of the British Museum




Dans le cas de la civilisation japonaise, Jean-Noël Robert montre la richesse du vocabulaire en raison du caractère dual de la langue japonaise. Elle comprend des mots chinois et s’est forgée par rapport à cette langue influente. Le va et vient est constant, nous explique-t-il. Deux termes désignent la fonction du pouvoir politique : l’un désignant le culte rendu aux dieux, réservé à l’empereur (matsurigoto en japonais et tcheng en chinois) et l’autre signifiant « ranger, mettre en ordre », réservé aux exécutants, aux agents du pouvoir (seiji en japonais). Il s’agit de mots chinois, lus et traduits en japonais, avec des mots originaux japonais. Dans la culture japonaise, le dialogue entre Chine et Japon est permanent. La notion d’équilibre, familière au pouvoir des pharaons à propos d’ordre cosmique, est aussi présente dans le vocabulaire bouddhique (par le mot dharma). La langue japonaise ancienne utilise le mot de nori, signifiant "ordre divin" d’abord, puis l’ordre donné par le représentant du divin, à savoir l’empereur à une personne placée plus bas que lui.


"Prisonnier de Medinet Habu"
Photographie : Nicolas Grimal




Comment désignait-on dans l’Égypte ancienne ou dans la civilisation japonaise, respectivement, le pharaon ou l’empereur ?


Comme le rappelle Nicolas Grimal, «Pharaon» en égyptien veut dire « la grande maison. » On ne peut pas appeler quelqu’un « grande maison ». Cela apparaît tard, dans la 2e moitié du 2e millénaire avant notre ère. Le pharaon lui-même on ne l’appelle pas, on l’appelle sa majesté « per-aâ », « hem ef ». Le mot « hem ef » est très intéressant puisque c’est le même mot qui possède une polysémie très vaste puisqu’il désigne aussi bien le serviteur que le roi. Le roi lui-même est serviteur du Dieu. Il y a tout un jeu qui fait que l’on existe par la fonction que l’on remplit. Sinon le pharaon lui-même a toute une série de noms qui sont propres à sa titulature. Ils définissent certains aspects de sa fonction. Il est fils de Ré, car il est l’héritier du démiurge. Il est roi de haute et de basse Égypte parce qu’il a unifié les deux royaumes primitifs. Il est aussi un Horus d’or car il est la symbolique d’Horus.


Abou Simbel, le temple de Ramses II : le pharaon avec son arc - Égypte Abou Simbel
Source : Aoineko, modified by Nataraja




L’académicien ajoute : Dans des enjeux symboliques comme l’armée, c’est plus difficile. C’est plutôt le fils aîné qui va être chef des troupes. Cela varie selon les époques. Mais il est bon que le roi fasse ses preuves avant de devenir roi. On touche là aux manifestations du pouvoir.

Au contraire de l’empereur du Japon, sorte de pur esprit qui n’a pas à se battre, le pharaon est représenté souvent armé d’une massue en train de fracasser des crânes, de pourfendre des ennemis.



Dans le cas japonais, il y a aussi un mot commun pour désigner l’empereur et la cour, un mot sino-japonais daïri, « La grande maison ». Il y a même eu un pronom personnel de la langue japonaise qui lui fut réservé, à partir de l'empereur Qin Shi Huangdi (vers 221-224 avant J.-C.), un pronom utilisé et réservé à l'empereur jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Dans la littérature classique japonaise, plusieurs termes désignent tout "ce qui est du palais", parlant de ce que nous appellerions aujourd’hui le personnel, la langue japonaise parle de « ceux qui sont au-dessus des nuages ». En Égypte ancienne, les conseillers portaient tous le titre « d’ami unique » par rapport à l’empereur.

Bien que les deux civilisations aient mis en place une théocratie, rien dans leur langue ancienne ne revêt un caractère sacré contrairement à la langue arabe classique. Il y a des codes dans la façon de s’adresser au roi ou à l’empereur et l’usage « d’honorifiques » est plutôt développé. Il existe des registres de langue. La langue de bois était même déjà là, comme nous le dit Nicolas Grimal, nous racontant le célèbre exemple de la bataille de Qadesh, où, à l’inverse du Japon, le monarque peut être mis en compétition.


Abou Simbel, le temple de Ramses II : Ramsès II terrasse et piétine ses ennemis lors de ses batailles
Source : fr :Image :Egypt_Abou_Simbel6.jpg <- Aoineko




Dans les récits ou la littérature de l'Égypte antique, on sait toujours qui est qui. Au contraire, dans les deux grandes œuvres littéraires japonaises Le Genji monogatari, roman écrit aux alentours de l’an mil et le Heïké monogatari, rédigé entre le XIIe-XIIIe siècle, les dénominations sont plus floues. Ainsi la langue épique de ces récits peut faire totalement disparaître l’individu ou rendre ambigüe sa nomination. L’empereur ne pouvait pas en théorie participer à des concours de poésie, car on ne pouvait pas noter l’empereur. Dans la réalité, il y participait et, comme il ne pouvait que gagner, il était présenté comme une suivante. C’était le poème signé par telle suivante qui l’emportait et qui était, en fait, le poème impérial. Alors après la question s’est posée, est-ce que l’on couronnait la suivante ? L’empereur était tellement sublime qu’il ne pouvait pas être sur un pied d’égalité avec les autres. Il participait aux choses de la vie courante mais il fallait le dissimuler.


Le plus surprenant est de découvrir dans cette émission, par la voix de Jean-Noël Robert la coutume des empereurs japonais du XIIIe siècle qui se retiraient du pouvoir pour vivre dans un monastère, une pratique qui a perduré jusqu’à l’ère Meiji au XIX e siècle. Une sagesse orientale dont on peut regretter qu’elle fût si peu partagée au cours de l’histoire.



Pour en savoir plus



- Nicolas Grimal sur le site de l'Académie des inscriptions et belles-lettres
- Nicolas Grimal sur le site du Collège de France
- Jean-Noël Robert sur le site de l'Académie des inscriptions et belles-lettres
- Jean-Noël Robert sur le site du Collège de France




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