L’Essentiel avec... Jean-Christophe Rufin, de l’Académie française

L’académicien évoque des moments essentiels de sa vie
Avec Jacques Paugam
journaliste

Médecin des hôpitaux, pionnier de l’humanitaire, écrivain, un temps ambassadeur, Jean-Christophe Rufin a été élu à l’Académie française le 19 juin 2008 au fauteuil d’Henri Troyat.

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : hab716
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1- Dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été le moment essentiel ?


Pour Jean-Christophe Rufin, le moment essentiel est celui où il prend conscience de pouvoir utiliser son expérience pour la transmettre. Les choses n’ont pas de sens si elles ne sont pas partagées, avoue-t-il. Son besoin d’écrire puise dans ses expériences émotionnelles et visuelles (les paysages, les portraits) et aussi dans son travail de médecin et son action dans l’humanitaire.

Ses premiers écrits sont un essai : Le piège humanitaire en 1986, puis un roman historique L’Abyssin qui l’a fait connaître en 1997. Quel est pour lui le sens de l’écriture comparé à sa vie avant l’écriture ?
Jean-Christophe Rufin a suivi des études de médecine pendant lesquelles lui a été inculquée l’idée qu’il était avant tout technicien. En choisissant la médecine, il avait pensé opter pour une discipline littéraire mais, l’époque où son grand-père maternel avait embrassé cette profession, au début du 20eme siècle, quand la médecine était encore un art et pas tout à fait une science, était révolue. Jean-Christophe Rufin n’a donc pas trouvé ce qu’il attendait et bien que « tombé dans la marmite scientifique » : formation, concours hospitalier… il est parti en quête de la dimension littéraire qui lui manquait. Dans ses premières expériences d’écriture, il « rase les murs » pour reprendre son expression, ayant peur de se lancer dans le roman, et restant par conséquent au plus près de son expérience. Il dit être entré dans le monde de l’écriture par la petite porte en écrivant des articles, des essais, avant de se confronter au roman.

Jacques Paugam l'inviter à évoquer sa découverte de l’Afrique.

Tout a commencé quand il s’est retrouvé convoyeur de voitures au Niger et en Tunisie pendant ses études puis son service militaire. Il allait vendre des voitures au Togo, au Niger. A cette occasion il a traversé le Sahara à deux reprises. Et d’ailleurs il s’en réjouit car cette expérience lui a permis de découvrir des régions dans lesquelles on ne peut plus pénétrer aujourd’hui. Sa vraie découverte de l’Afrique s’est faite plus tard. Entre temps il y a eu l’expérience professionnelle à Sousse, en Tunisie, dans une maternité. L’obstétrique ne l’a pas spécialement intéressé mais le contact avec une autre population, des femmes qui arrivaient à la maternité à dos de mulet de l’intérieur du pays et qui ne parlaient pas français. Cette expérience a été un vrai choc culturel.

Et puis il y a eu Médecins sans frontières. De retour de Tunisie, Jean- Christophe Ruffin a eu envie de poursuivre ce type d’expérience mais il n 'y avait pas beaucoup d’associations à l’époque. En voyant Bernard Kouchner à la télévision (il venait de créer Médecins sans frontières) qu'il a compris que là était sa vraie vocation, que c'était vraiment ce qu’il voulait faire.


2- Qu’est ce qui vous paraît essentiel à dire sur votre domaine d’activité aujourd’hui ?


Concernant l’action humanitaire, il y a une chose essentielle à dire : on a créé ces ONG pour essayer d’agir au plus près de l’humain et aujourd’hui, elles sont en quelque sorte menacées par la bureaucratisation. Un humanitaire aujourd’hui se rend au bureau tous les matins et allume son ordinateur pour rédiger des contrats. Quand il était président d’Action contre la faim, Jean-Christophe Rufin rappelait chaque jour au personnel « N’oubliez pas pour qui vous êtes là, et ce que vous faites ». Il ne faut pas laisser les gens s’enfermer dans une bureaucratie et il faut organiser des carrières mobiles, afin que chacune se nourrisse d’expériences émanant du terrain. Sinon au bout d’un moment, ces ONG n’agissent plus que pour elles-mêmes.

Jacques Paugam évoque le premier livre Le piège humanitaire, un pavé lancé dans la mare, un ouvrage qui fit beaucoup de bruit.

Jean-Christophe Rufin s’explique à ce sujet. Ce qu’il a voulu exprimer : que l’on ne peut pas penser l’humanitaire sans envisager le contexte politique. Selon l’environnement du pays, l‘humanitaire pouvait être utilisé pour aider les victimes voire les rebelles, mais aussi être manipulé par les tyrans, comme Mengistu en Ethiopie qui se servait de la famine et de l’aide apportée, pour consolider son propre pouvoir. Aujourd’hui c’est totalement admis, les ONG ne pensent pas une mission sans qu’il y ait au préalable une réflexion sur les enjeux politiques locaux. On a sorti la charité d’un domaine éthéré, fait uniquement de bons sentiments et on l’a ancrée dans la politique. Pour atteindre les victimes, il faut avoir conscience de l’endroit où l'on met les pieds...

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Jean Christophe Rufin rappelle que ce tiers monde n’a pas existé très longtemps (peut-être juste le temps de la Conférence de Bandung en 1955), et qu’il s’est vite morcelé du fait de la guerre froide. En réalité le tiers monde n’a jamais été très unifié. Il est frappant aujourd’hui de constater l’émergence de pays comme le Brésil, la Chine, l’Inde qui, tout à coup se développent au point de devenir de grandes puissances économique. Nous avons souhaité et encouragé leur développement et aujourd’hui il y a une sorte d’inversion des pôles de puissance, nous ne sommes plus les plus avancés. Ce n’est peut-être pas une bonne nouvelle pour nous (notre compétitivité, notre système) mais c’en est une pour ces pays qualifiés jadis de tiers monde et qui sortent de la pauvreté. Sauf peut-être en Afrique et encore il faut savoir de quelle Afrique on parle. L’ Afrique francophone a été mise sous cloche pendant toute la guerre froide, il ne s’y passait rien et il y avait de vieux leaders qui restaient en place. La guerre c’était en Afrique australe, en Afrique de l’est. Aujourd’hui c’est l’inverse, c’est l’Afrique francophone qui est secouée par toute une série de conflits. Les choses avancent malgré tout pour ce continent. Rufin rejoint en cela le discours de François Hollande qui récemment déclarait à Dakar « J’ai confiance, l’Afrique est en marche ». Mais pour notre invité, il faut tendre la main aux pays comme le Mali, qui nous demandent actuellement de l’aide.

Comment conçoit-il le contraste entre la formidable agitation créatrice sur le plan culturel en Afrique et un certain retard économique ?

- La démographie joue un rôle évident. La jeunesse nombreuse est un atout certes, c’est le discours classique. Mais encore faut-il que les gens mangent à leur faim, accèdent à l’éducation, et qu’il y ait des infrastructures. Ce sont des pays qui ont été disloqués. L’Afrique a été décolonisée de manière balkanique. Un pays comme le Sénégal n’est pas indépendant, il n’a pas de ressources pétrolières, le riz était importé d’Indochine à l’époque coloniale. Cela prend du temps de construire une économie autonome. L’Afrique de l’ouest est en phase de reprendre pied. De son point de vue, on a ici une fausse image de l’Afrique. Jean-Christophe Rufin voit l’Afrique comme un continent politique, dans lequel les gens s’intéressent au bien public. Il y a beaucoup d’humour et de créativité. Il confesse qu'il adore ces peuples pour leur puissance de vie et de création extraordinaires.


3- Par rapport à l’évolution du monde et de notre société, quelle est l’idée essentielle que vous aimeriez faire passer ?


Concernant la France, ce qui frappe l'académicien, c’est que dans le contexte républicain, il y a une négation des différences culturelles. On met les riches d’un côté, les pauvres de l’autre, mais on ne dit pas d’où viennent les gens ; or, les problèmes aujourd’hui sont essentiellement culturels. Les jeunes qui ont du mal à trouver du travail, c’est largement une question d’intégration, d’accompagnement par rapport à leur culture d’origine. On ne peut pas faire une lecture purement sociale des problèmes. Il faut regarder l’extraordinaire transformation culturelle de notre pays en l’espace de 50 ans.



4-Quelle est, selon vous, la plus grande hypocrisie de notre temps ?



Jean Christophe Rufin abhorre l’idée d’un citoyen virtuel qui est le même partout et quelles que soient ses origines on puisse lui appliquer les mêmes références et les mêmes recettes.


5-Quel est l’évènement de ces dernières années ou la tendance apparue ces dernières années qui vous laisse le plus d’espoir ?


Les pays émergents enthousiasment Jean-Christophe Rufin. Même si les changements qui s’opèrent inquiètent beaucoup, il est finalement rassurant de voir un pays comme le Brésil sortir de ce marasme. Ce pays a toujours été très contrasté avec une partie de gens très riches, mais il est entré dans une phase de développement général. On ne peut pas avoir consacré sa vie à la question du développement, du tiers monde et se plaindre tout à coup que ça marche !

Jean-Christophe Rufin à l’Institut de France, octobre 2012
© Clement Moutiez



6- Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment l'avez-vous surmonté ou tenté de le surmonter ?


A l’époque où il a fait ses études de médecine, il a été un peu déçu mais malgré tout il s’est pris au jeu, et a voulu faire une carrière hospitalière. Tant que les examens étaient anonymes il a tout réussi, mais dès que ces examens affichaient les noms, il valait mieux être fils de quelqu'un et pratiquer un art de la flagornerie dont Jean-Christophe Rufin ne maîtrisait pas les codes. Cette expérience a été pour lui un échec cuisant même s’il n’était pas responsable de cette réalité. Il en était victime.



7-Aujourd’hui quelle est votre motivation essentielle dans la vie ?



L’homme aux multiples destins a deux motivations : écrire et vivre. Il pense beaucoup à refaire des missions humanitaires, à reprendre pied dans la vie réelle, à repartir dans l’action. Ainsi il pourra se nourrir d’expériences et continuer à les transmettre. Car il est de ceux pour lesquels les choses n’ont pas de sens si elles ne sont pas partagées.

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