Raymond Boudon : égalité-inégalité, des notions à préciser

Pour le sociologue de l’Académie des sciences morales et politiques, l’inégalité n’est pas seulement fondée sur les revenus...
Avec Hélène Renard
journaliste

Quelques réflexions de l’académicien Raymond Boudon, sociologue, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, sur le thème « Egalité-Inégalité », le deuxième de notre devise républicaine « Liberté-Egalité-Fraternité ». A quelles conditions les inégalités sont-elles supportables ? Le sociologue fait référence aux enquêtes menées depuis plusieurs années.

Émission proposée par : Hélène Renard
Référence : ecl753
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Entretien téléphonique avec Raymond Boudon, dont la réflexion sur les valeurs, sur les notions de juste et d'injuste, font autorité.

Q. : « Y a-t-il une raison pour que le terme Egalité vienne après le terme Liberté ?

R.B. : Oui, effectivement, on ne remarque pas toujours que ces trois mots de la devise républicaine ne sont pas rangés dans l’ordre alphabétique. Sans avoir fait de recherches historiques spéciales pour savoir si cet ordre a été discuté ou pas à l’origine, je crois cependant, qu’il n’est pas difficile d’en trouver le sens. Ce sens, à mon avis, est que la liberté est la valeur fondamentale de toute démocratie ; valeur fondamentale en ce sens que la liberté est un terme presque synonyme de l’autonomie du citoyen ; mais cette autonomie suppose des conditions et ces conditions sont réunies dans l’égalité des droits ; et nous constatons donc que le mot : « Egalité » apparait en second dans notre devise républicaine, comme une condition de la liberté.
Cela dit, il faut préciser très attentivement les choses, parce que le mot : « droits» a traditionnellement plusieurs significations ; il s’agit en réalité, de deux significations finalement complètement distinctes : on parle quelquefois de « droit liberté » et de « droit créance » ; dans un autre vocabulaire, on parle de « droit de » et « droit à » ; dans la tradition marxiste, on parle de « droit formel » et de « droit réel » ; dans la devise républicaine, le mot « liberté » renvoie au « droit de » : droit de circuler librement, droit d’exprimer ses opinions, etc. …, par opposition au « droit à », comme par exemple, le droit à avoir un revenu minimum ; vous comprenez donc que cette distinction est tout à fait fondamentale, et je crois que c’est cela qui explique l’ordre d’inscription des trois mots de notre devise.


Q. : L’Egalité est-elle une égalisation des conditions entre les individus ?

R.B. : Non, pas du tout, ce n’est pas une égalisation des conditions à l’origine ; c’est une égalisation des droits, et pas de n’importe quels droits : des « droits de », de faire ceci, de faire cela, de circuler, de s’exprimer etc.

Inégalités des revenus et autres formes d'inégalités

Q. : La notion d’inégalités de conditions est-elle uniquement fondée sur l’inégalité des revenus ou y a-t-il d’autres types d’inégalités ?

R.B. : Il y a d’autres d’inégalités, bien entendu ; et si cette notion d’inégalité évoque immédiatement la notion d’inégalités des revenus, cela provient, selon moi de deux choses : de l’influence profonde du marxisme dans toutes nos sociétés, et d’autre part, de l’influence de la science économique -qui est probablement la plus « articulée » des sciences humaines- pour qui évidemment l’inégalité des revenus est la principale forme des inégalités.

Ceci dit, il y a d’autres formes d’inégalités et les sociologues ont, me semble-t-il, sur ce point raison, par rapport aux économistes, lorsqu’ils distinguent, par exemple, les inégalités de pouvoir des inégalités de prestige et des inégalités de revenus ; ils ont également raison, lorsqu’ils constatent que tous les types d’activité humaine donnent lieu à des hiérarchisations, et que ces hiérarchisations ne sont pas comparables unes aux autres.


Non pas 2 mais 3 classes sociales

Ce qu’il faut dire aussi, c’est que vous avez souvent une corrélation entre ces différents pouvoirs, qui fait que les hommes riches sont aussi les hommes de pouvoir, mais c’est une corrélation qui n’a rien de nécessaire ; je pense que là encore il faut prendre ses distances par rapport à la tradition marxiste, surtout dans sa vulgate qui a tendance à simplifier énormément les choses, en ne distinguant dans la société que deux classes : les dominants et les dominés. On nous a servi cette distinction pendant les années 1960, 70, 80, 90, c’est un leitmotiv qui est revenu de manière continue. Et en la matière, je pense que nous pouvons nous référer à Tocqueville qui lui distinguait du point de vue des revenus, trois catégories, trois classes sociales :
- la première, c’est la classe de ceux qui ont des revenus suffisants pour avoir un surplus et pour pouvoir transformer ce surplus en pouvoir social ou en pouvoir politique,
- la deuxième, c'est la classe moyenne qui vit plus ou moins confortablement, mais qui n’a pas un surplus suffisant pour convertir ce surplus en pouvoir d’une autre nature,
- et puis il y a les pauvres…

Je crois que cette tripartition tocquevillienne est plus utile, même si on s’en tient aux inégalités de revenus, que l’opposition taillée au couteau de la vulgate marxiste ; et n’oublions pas d’insister sur la multi-dimensionnalité de tous les rangs que l’on observe dans la société qui vont du savant renommé, en passant par l’homme d’affaires, l’homme politique, le fonctionnaire de l’Etat, l’artiste reconnu ou pas, jusqu’à une sainte comme Mère Térésa…


Q. : Quelles sont les inégalités qui sont perçues comme justes ou comme injustes, et y a-t-il des inégalités que l’on peut considérer comme justes ?

L'égalitarisme ? un mythe !

R.B. : Il y a des inégalités que le public considère comme justes, d’après toutes les enquêtes et dans tout le pays, car naturellement le thème des inégalités étant un thème très important pour l’analyse des sociétés, les enquêtes se sont multipliées un peu partout, et donc nous disposons d’enquête effectuées sur une période longue ; ce que l’on constate, le trait commun des résultats de ces enquêtes, c’est que le public ne confond pas du tout : égalité et équité, c’est-à-dire que l’égalitarisme, l’idée selon laquelle le public serait égalitariste, pour dire les choses de façon un peu provocante, cette réflexion que l’on entend très souvent, cette idée est un mythe ; ce n’est pas du tout le cas en ce sens que les gens acceptent fort bien les inégalités à la condition d’y associer la notion d’équité. Pour prendre un exemple, les gens comprennent très bien que dans une entreprise, il faut qu’il existe des inégalités de salaires qui correspondent aux inégalités dans les responsabilités ; on peut même aller plus loin pour formaliser les choses, le personnel d’un supermarché par exemple, accepte tout à fait que les caissiers, caissières aient des revenus inférieurs à celui du responsable, car les responsabilités sont différentes. Ils comprennent bien que s’il y avait une égalité de salaire entre ces deux catégories professionnelles, l’entreprise fonctionnerait moins bien. Autrement dit, on peut même être très précis : les gens acceptent les inégalités tant qu’ils ont l’impression que si l’on baissait ces inégalités, cela serait défavorable au fonctionnement de l’entreprise, et en conséquence défavorable pour tout le monde. Le public comprend très bien, pour utiliser le jargon des sociologues, qu’il y a des inégalités qui sont fonctionnelles, et ces inégalités fonctionnelles correspondant elles-mêmes à la notion d’équité sont acceptées.
Et ce n’est pas le seul cas de figure, on accepte aussi les contraintes dans les sociétés, et supposez par exemple deux personnes ayant le même emploi mais travaillant dans des entreprises dont l’une est florissante et l’autre en difficulté, le personnel acceptera l’idée d’être moins payé en travaillant pour la deuxième société…


Trop riche, trop pauvre

Q. : Mais n’y a-t-il pas aussi des seuils à respecter lorsque le riche est trop riche, et le pauvre trop pauvre ?

R.B. : Si les différences entre les plus riches et les plus pauvres prennent des dimensions extravagantes, comme c’est le cas aujourd’hui, le public en tire, toujours avec son bon sens habituel, l’idée que ces inégalités ne peuvent être fonctionnelles et qu’elles doivent être corrigées sinon cela entraîne un sentiment d’injustice et d’iniquité.

Q. : Dans l’ensemble, à votre avis, les Français ont-ils le sentiment qu’ils vivent dans une société où l’égalité des droits est respectée ou bien au contraire dans une société inégalitaire ?

R.B. : Ils ont l’impression de vivre dans une société où une partie des inégalités n’est pas du tout justifiée, et cela, les enquêtes nous le disent. En ce qui concerne l’égalité des droits, il faut dire aussi qu’il y a eu des coups de canif inutiles que la société française a portés contre l’égalité des droits et que la société américaine, elle, n’a pas portés, je pense ici au droit d’expression ; la société américaine garantit de façon beaucoup plus satisfaisante ce droit d’expression que la société française qui a éprouvé le besoin de le limiter, mais il s’agit d’un autre bien vaste sujet…

En savoir plus

Canal Académie vous signale un ouvrage essentiel sur ce thème : Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, paru chez Armand Colin, en 2011, sous la direction de Michel Forsé et Olivier Galland. Les auteurs s’appuient sur une enquête sur échantillon représentatif qui a été financée par l’Académie des sciences morales et politiques et la Fondation Simone et Cino Del Duca - l’Institut de France. Les résultats de cette enquête figurent dans cet ouvrage qui fait ressortir que les Français ont une perception fine et équilibrée des différents types d’inégalités et des sentiments nuancés à l’égard de la justice sociale.

Raymond Boudon, de l’Académie des sciences morales et politiques




- A lire : Les valeurs de la Répubique, par Raymond Boudon, dans "les Cahiers français" publiés par La Documentation française (n° 336, janv-fév.2007, toujours disponible).

Et l’on pourra lire aussi avec profit certains des ouvrages de Raymond Boudon :


- Le juste et le vrai, chez Fayard (1995)
- Raison, bonnes raisons, au PUF (2003
- La rationalité, PUF dans la collection Que sais-je ?
- Et plusieurs articles dans la revue l’Année sociologique.



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