Edouard Goerg : une œuvre miroir d’une vie (1893-1969)

Les peintres du XXe siècle : la chronique de Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des beaux-arts
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Élu membre de l’Académie des beaux-arts en 1965, le peintre Édouard Goerg connut les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Son engagement au sein de la Résistance pendant l’Occupation fut un cri de révolte touché de près par l’antisémitisme, son épouse étant d’origine juive. De la Guerre aux femmes fleurs qu’il peindra par la suite, découvrez son œuvre et son portrait par Lydia Harambourg, correspondante dans la section peinture de l’Académie des beaux-arts : Édouard Goerg (1893-1969), Une œuvre miroir d’une vie.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : chr893
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Édouard GOERG

Sydney (Australie) 1893 - Caillian (Var) 1969

Une œuvre miroir d’une vie

Rarement une œuvre aura été le reflet d’une vie dominée par les sentiments. Celle de Goerg révèle des messages à la lueur d’un destin émaillé de chapitres restés dans d’ombre, lui-même cultivant le mystère avec ses écrits publiés sous des pseudonymes. N’est-il pas né au cours d’un voyage de ses parents partis de France pour ouvrir des Comptoirs de Champagne en Australie en 1893 ? Son décès, en 1969, à Caillan dans le Midi où il s’est installé en 1956, est resté inexpliqué et se complique de la disparition de tous ses écrits et Mémoires qu’il tenait depuis 1912. Par les origines irlandaises de sa mère, le jeune Edouard est imprévisible, téméraire, volontaire et obstiné. Pour devenir peintre, il affronte l’opposition paternelle, rompt avec sa famille, renonce à une situation sociale et financière et se met volontairement en marge de la société dont il devient le pourfendeur impénitent. Il se fait un devoir de critiquer et de caricaturer les mœurs hypocrites d’une bourgeoisie qui la rejeté, incapable de voir dans son art l’expression d’une vérité.

Goerg fréquente l’Académie Ranson où professent Paul Sérusier et Maurice Denis et suit l’enseignement de Bourdelle. En 1914 il est mobilisé et envoyé en Artois, en Argonne et en Lorraine puis deux ans plus tard, rejoint l’Armée d’Orient. Cette « expérience » laissera des stigmates profonds, qu’il transpose dans ses peintures avec la verve d’un Daumier (Le tortillard eau-forte 1930) et la dénonciation d’un Goya (Le Joli Petit Jeune Homme eau-forte 1928). Son combat politique et social sous-tend une révolte permanente contre les hypocrisies qu’il vilipende. L’horreur vécue des combats, les souffrances endurées par les soldats, la déchéance des corps et celle de l’âme le font peindre dans une tension où les souvenirs convoquent son imagination.

L’expressionnisme au service d’une ironie cruelle

A son retour à la vie civile, Goerg refuse de se glisser dans la peau d’un artiste dans le sens conventionnel du terme. Ce n’est pas une affaire d’esthétisme, mais d’éthique. Il ne se pose pas en moraliste, encore moins en humoriste, étant trop amèrement sérieux pour l’être, mais en créateur. Le Mariage, 1924, La bonne Fortune (1925), La malédiction paternelle (1928) comptent parmi ses toiles majeures en s’attaquant à la moralité de la société bourgeoise de l’après- guerre. Il y gagne non la reconnaissance, mais les sarcasmes et l’incompréhension de la critique et du public. Qu’importe. Il est libre. La prise de conscience sociale et le contenu politique marquent ses œuvres de façon indélébile. Écartelé entre l’angoisse et la révolte, il recourt à un expressionnisme proche de Grosz. Tout ce que Goerg, peint, dessine, écrit, est caractérisé par une pluralité et une contradiction. Le dessin se soumet-il à un objectif social, il est aussitôt rattrapé par l’imaginaire. Le trait acéré, la ligne introspective se différencie nettement des caricatures de la presse quotidienne. Son dessin est celui d’un graveur qui vient de découvrir la technique de l’eau-forte avec Laboureur et Gromaire. Il illustre « Ouvert la nuit » de Paul Morand (1922) et « Knock » de Jules Romains en 1926.

La tentation surréaliste

Goerg appartient à la terre champenoise, celle des imagiers tailleurs de pierre et des gargouilles des cathédrales. Le paradis et l’Enfer se déploient sur leurs façades, Leur narration traverse des thèmes cosmiques et religieux qu’il développera jusqu’à la fin de la guerre. Ses illustrations pour l’Apocalypse parue en 1944 en est un éloquent exemple. Il demande à l’art d’exprimer la vastitude ravageuse de l’univers comme dans cette eau-forte de 1938 intitulée Oiseaux chassés du ciel. Un paysage composé d’éléments réels et imaginaires qui en altérant les proportions introduisent une dimension poétique à la manière de Bresdin. En 1925, l’année de sa deuxième exposition personnelle chez Berthe Weil et de ses débuts galerie Bernheim-Jeune, il peint une huile L’Enfer. Proscrit par les siens, le thème de la faute est ici décrit avec lucidité dans un style cauchemardesque. La seule issue pour s’évader de ce lieu de supplice est gardée par un dragon. Dix ans plus tard, Goerg donne une nouvelle version avec L’Enfer ou la Révolte des morts. Ici l’évocation de la torture déclenche un dessin spiriforme. Il a mûri les leçons de Goya, Hogarth, et surtout il est sous le choc des tableaux de Bosch et de Brueghel récemment découverts lors d’un voyage en Belgique et en Hollande en 1934. Les toiles sombres et puissantes qu’il peint à son retour, d’une vigueur d’expression enrichie par la douleur, sont celles d’un plasticien accompli.

Magicien de la couleur, il est suivant l’expression de Paul Guillaume, qui en 1928 l’a fait exposer à Boston et à Chicago, « un merveilleux broyeur de la pâte enchantée ». Des scènes intimistes, des portraits qui préfigurent par leur carnation nacrée et transparente, ses premières femmes fleurs peintes pendant la guerre.

Ainsi va le monde sous l’œil de la police peint en 1934 est un vaste tableau de 1m30 sur 1m95 dans lequel Goerg dénonce avec un sens prémonitoire les futurs carnages qui vont décimer l’humanité. Les formes d’apparence humaine se soulèvent dans des ténèbres brusquement réveillées par la lumière piégée, et creusent des abysses où s’égarent nos cauchemars. 1934 est une année féconde pour Goerg qui peint Le Déluge ou Le Mariage du Ciel et de la Mer, Le Barrage rompu ou l’Inondation, Les Forges de Vulcain, Prométhée vole le feu aux Dieux exposés avec d’autres peintures surréalistes chez Jeanne Castel. Son surréalisme visionnaire stigmatise le délire avec une jouissance de la peinture qui ne faiblira pas.

Le fantastique s’infléchit parfois vers le rêve : La fillette au cheval de bois (1928) annonciateur de ses femmes et de ses fleurs aux carnations sensuelles.

Goerg expose aux Indépendants depuis 1920, devient Sociétaire du Salon d’Automne en 1926. Il se rend en Espagne en 1937 en compagnie d’Aragon qui lui ouvre les portes des Maisons de la Culture.

Période charnière

L’Enfer a pris réalité de l’actualité. Pour échapper à la déportation, son épouse Andrée Bérolzheimer, d’origine juive, et sa fille Claude-Lise quittent le domicile familial, au 11 rue Ducouëdic, devenu le rendez-vous d’un groupe de résistants avec lesquels Goerg réalise des tracts de propagande anti-nazie imprimés sur pierre lithographique. En 1943 sa femme tombe gravement malade et décède l’année suivante. Goerg peint sans relâche. Il expose chez Drouant-David en 1942 et chez Le Garrec en 1943. La gravure l’occupe autant que la peinture. En 1944, il achève les illustrations de l’Apocalypse et en 1945 celles des Fleurs du Mal qu’il aura mis plus de cinq ans à réaliser. Le deuxième volume paraît en 1952 édité par Marcel Sautier. Il délaisse les thèmes de la critique bourgeoise, et peint des portraits dans lesquels on retrouve les tons nacrés d’avant-guerre. Il expose chez Drouant-David, à la galerie Visconti et signe un contrat avec Jean-Claude Bellier en 1960

Premières femmes fleurs

Déesses modernes, Vénus, Daphné, Suzanne, les femmes de Goerg sont des femmes enfants à la beauté troublante, entourées de bouquets de fleurs, qu’il oppose à la laideur morale et à la concupiscence de l’homme qui fait son apparition à l’arrière-plan. Une innocence de l’Éden baignant dans une atmosphère élégiaque qui sera vite rattrapée par les charmes ambigus de ses jeunes modèles. A nouveau, le destin est l’arbitre d’une vie dont sa peinture témoigne. En 1946 Goerg s’est remarié. Il se remet d’une dépression soignée par une longue série d’électrochocs à la suite du décès de son épouse Andrée. Le nouveau ménage connaît de fortes tensions. Si Goerg vend désormais, ce sont ses nouvelles peintures qui sont appréciées de la critique. Les toiles antérieures à 1940 ne sont plus montrées.
En 1949, Goerg a obtenu le 1er Prix de Peinture Hallmark avec une Nativité, et le Prix de Gravure de Lugano en 1950, l’année de sa nomination à l’École des Beaux-Arts de Paris où il enseigne l’eau-forte, et le peinture à la Grande Chaumière. Il participe à la Biennale de Venise en 1952 et 1954. Dès 1955 il expose en province, en Argentine, au Brésil, aux États-Unis, en Europe, à Genève où a lieu une importante rétrospective en 1960 au musée de l’Athénée. Il participe régulièrement aux Peintres Témoins de leur Temps et dès 1937 à la Société des Peintres Graveurs dont il est le Président de 1945 à 1958.

Tableau d’Édouard Goerg (peintre membre de l’Académie des beaux-arts (1863-1969)

Sensualité et Volupté

Sa verve continue à s’exercer dans des scènes intimistes où la femme est l’objet d’un voyeurisme impitoyable. Ses nus de fausses ingénues sont entourés de témoins masculins en habit. Sa peinture devient le un miroir d’une société dont elle veut exorciser le pouvoir malveillant. Retiré dans le Midi à partir de 1957, sa nouvelle épouse commercialise une peinture dont Goerg épuise les thèmes. Sa palette s’est éclaircie, mais l’anxiété a fait sa réapparition. A la vivacité des couleurs correspond un climat trouble d’un face à face dérisoire entre la femme et l’homme. Il s’en dégage ce qu’il appelle « le comique des formes quotidiennes ». Cette expression grimaçante tracée d’un pinceau moins mordant mais non moins lucide caractérise la galerie de portraits des dernières années. Sous le masque moqueur transparaît le constat d’une impuissante rédemption.

Ardent défenseur de l’art figuratif, Goerg écrit à André Malraux une lettre ouverte en 1960 sur la question de l’abstrait.

Reconnaissance

En 1968 une exposition est organisée au Château-Musée de Cagnes. _
Il est élu en 1965 à l’Académie des beaux-arts au fauteuil de Willem van Hasselt.

Lydia Harambourg
Historienne Critique d’art
Membre correspondant de l’Institut, Académie des beaux-arts


- Historienne et critique d’art, spécialiste de la peinture du XIXe et XXe siècle, particulièrement de la seconde École de Paris, Lydia Harambourg a publié un dictionnaire sur L’École de Paris 1945-1965 (prix Joest de l'Académie des beaux-arts) et Les peintres paysagistes français du XIXe siècle.
- Monographies de Lydia Harambourg : André Brasilier (2003), Yves Brayer (1999, Prix Marmottan de l’Académie des beaux-arts en 2001), Bernard Buffet (2006), Jean Couty (1998), Olivier Debré (1997), Oscar Gauthier (1993), Louis Latapie (2003), Pierre Lesieur (2003), Xavier Longobardi (2000), Jacques Despierre (2003), Georges Mathieu (2002 et 2006), Chu Teh Chun (2006) ou encore Edgar Stoëbel (2007).

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