Gerhard Richter au centre Pompidou : "Panorama" d’un artiste hors-normes

Jacques-Louis Binet, correspondant de l’Académie des beaux-arts, présente la retrospective de ce grand peintre et photographe allemand
Avec Jacques-Louis Binet
Correspondant

Le Centre Pompidou présente, jusqu’au 24 septembre 2012, une grande rétrospective, intitulée « Panorama », d’une des figures majeures de la peinture contemporaine : Gerhard Richter. Portrait, paysage, nature-morte et peinture abstraite : à travers plus de 150 tableaux, Gerhard Richter offre un tour d’horizon des aspects les plus insolites de son art, dévoilant sa personnalité complexe et l’ingéniosité de ses techniques, alternant pendant plus de cinquante ans franche abstraction et figuration hyperréaliste. Découvrez en compagnie de notre chroniqueur Jacques-Louis Binet l’œuvre kaléidoscopique d’un artiste hors-normes.

J’ai aujourd’hui le privilège de parler d’une des très grandes expositions de cet été 2012 : la rétrospective intitulée «Panorama», retraçant l’œuvre de Gerhard Richter, très grand peintre allemand, exposition organisée par Camille Moreneau, se tenant au centre Pompidou à Paris, jusqu’au 24 septembre 2012.

rouleau de papier toilette, 1965, huile sur toile
© Gerhard Richter 2012

Chose très originale pour nous Français, Richter, à la différence de nombreux peintres français, n’est pas passé au fil de sa carrière de l’abstraction à la figuration (ou inversement) comme ce fut le cas pour Jean Hélion par exemple, en 1930, devenu figuratif, ou encore pour (et cela a eu un énorme retentissement dans le monde de l’art) Nicolas de Staël, qui aussi d'abstrait devint figuratif en 1950.
Gerhard Richter, à l’inverse, passe en permanence de l’un à l’autre. Il écrit à ce sujet : « je n’obéis à aucune intention, à aucun système, à aucune tendance, je n’ai ni programme, ni style, ni prétention, j’aime l’incertitude, l’infini, l’insécurité permanente ». Nous sommes donc face à une œuvre aux multiples facettes, un véritable kaléidoscope, mais qui renvoie toujours d’une relation à l’autre. Toutes ces images sont renvoyées à ce qu’il aime, ce qu’il est, c’est à dire à la peinture.

Né en 1932 à Dresde (Allemagne), il reçoit très jeune un appareil photo à plaques, qu’il commence à utiliser. Il est admis à l’école des Beaux-arts à Dresde, en 1956. Diplômé, il appartient donc au début à la peinture officielle, peinture qui reste singulière car contrôlée par un régime des plus dirigistes.

Il commence cependant au même moment une série de gravures, dont la première s’appelle Elbe (1957), série qu’il va continuer toute sa vie. Il épouse une femme prénommée Marianne, qui deviendra «Ema» dans ses tableaux. En 1959, il découvre à la Documenta Pollock et Fontana, et, en 1961, passe en Allemagne de l’Ouest, franchissant le Mur par le métro de Berlin. Il se réfugie dans un premier temps à Oldenbourg puis vivra un long moment à Düsseldorf. La France ne l’ignore pourtant pas. En 1977, première année à Beaubourg et première exposition au centre Pompidou. Il devient mondialement connu, et expose dans tous les musées du monde. En 1995, il épouse en secondes noces Sabine Moritz et obtient, en 1997, le lion d’or de la Biennale de Venise.

Bref un artiste des plus reconnus.

Pour essayer de rendre compte de l’exposition, intéressons-nous tout d’abord au mot « panorama ». L’exposition est en effet organisée de manière très singulière, autour d’une sorte de triangle d’où vont partir un certain nombre de voies. Dans chacune d'entre elles, telle ou telle technique est en permanence corrélée et confrontée à la peinture.

Première série : peindre la photographie

Ema (nu sur un escalier), 1966, huile sur toile
© Gerhard Richter 2012

Il commence cette série en 1962. Une première « photo-peinture » voit le jour : il prend une photo, puis la peint, avec une touche presque abstraite. La première peinture s’appelle Table.
Il montre également des rideaux, des séchoirs, du papier toilette... Il représente des parties du corps, comme le nez. Il acquiert très vite un projecteur pour photo-peinture qui lui permet d’aller plus vite dans son travail. Toute cette série donne une impression d’éloignement et d’incertitude, d’un certain malaise et de scepticisme. Une impression liée à un cadrage restreint, accompagné d'un espace exigu. Très souvent, sur ces photo-peintures, apparait une étrange symétrie, un flou aussi. Il dit d’ailleurs : « j’estompe l’espace homogène pour que tout soit d’égale importance et que tout soit sans importance ».

Date charnière dans sa vie : la naissance de sa fille Betty en 1966. A cette occasion il peint un tableau exceptionnel de sa femme Marianne, sous le nom d'Ema. L’œuvre se veut une réponse à Duchamp, il s'agit d'un nu descendant l’escalier, mais qui n’a aucun rapport avec celui de son prédécesseur : la femme est belle, le corps bien représenté, le fond soigné, un peu flou. Par ce tableau il montre qu’il connaît bien Duchamp mais qu’il ne désire pas le suivre. Il va, à la différence de celui-ci, vouloir, toute sa vie, faire de la «peinture peinture».

Richter est entouré d’amis, il ne peut travailler seul. Ce besoin résulte de son passage à l’Ouest, au moment où il a du quitter sa famille et s’est retrouvé très jeune isolé des gens qu’il aimait. Il développe notamment une amitié profonde avec Polke.

4 Panneaux de verre, 1967, verre et fer
© Gerhard Richter 2012

Mais (et c'est ici le paradoxe de cet artiste), en même temps que cette première technique de « photo-peinture », il s’intéresse à la transparence. Il ose, en 1967, exposer uniquement des panneaux de verre, se focalisant sur le cadre car « dans une exposition un écran, un cadre est plus fort qu’un tableau ».
Il produit ensuite des images singulières, à travers ces cadres qu’il appelle « images fantômes » en 1968. Il offre en plus de ce monde de verre un monde de gris, avec par exemple ce Double panneau de verre, qui démontre son intérêt pour la lumière.

Plus tard, en 1982, il peint une Bougie. Celle-ci est singulière, elle semble allumée et s'éclairer elle-même, mais, en réalité, elle est éclairée à gauche, sur un fond qui ne doit rien à la perspective. Ce tableau s’oppose complètement aux Nocturnes de La Tour (où la bougie éclaire tout). Ici la bougie éclaire mais elle est elle-même éclairée. En 1983, il se plie au même jeu avec le Crane, dont l’image joue avec le reflet, sur un fond qui ne doit toujours rien à la perspective.

Ensuite, peu à peu, apparaissent les couleurs, de manière intellectuelle et théorique dans un premier temps. En 1966, il fait une sorte d’accrochage de céramique. Cette œuvre est faite de carreaux, ayant chacun des couleurs différentes, disposés de manière plus ou moins logique.

Bougie, 1982, huile sur toile
© Gerhard Richter 2012

De nouveau, autre technique : après la photo, la transparence, le flou, Richter s'intéresse au «blow up», une pratique du zoom venant du cinéma, où l’on élargi un tout petit endroit de l’image. Souvenez-vous d’un film d’Antonioni, où tout part d’une haie dont l'irrégularité étonne le photographe. Cette technique est primordiale car elle lui permet de représenter, de manière figurative, des éléments abstraits : c'est à ce moment-là qu'il entre dans l’abstraction.

Camile Moreneau, l’organisatrice de l’exposition, montre comment, de manière figurative, les éléments abstraits sont transformés par la peinture. Ces couleurs primaires, ces traits de peintures, ces plans colorés, Richter trouve une méthode pour les faire figurer dans son vocabulaire abstrait. C’est là, dans ses premiers tableaux abstraits, que l’on voit apparaître en superposition de tubes, de séries géométriques, et où on le voit disposer ses couleurs en les juxtaposant, en les superposant, ou même en utilisant une raclette sur chaque strate.

En même temps qu’il peint la photographie et utilise toutes les techniques de celle-ci pour sa peinture, c’est en noir et blanc qu’il dévoile deux éléments à l'origine de son inspiration : son intimité personnelle et l’histoire de son temps.

Autoportrait, 1996, huile sur toile
© Gerhard Richter 2012

L’intimité de l'artiste apparaît très tardivement, en 1996, avec un Autoportrait. Il s'y photographie lui-même, plus ou moins flou, puis en fait une huile sur toile, sur fond noir, où son visage, même si on l’a déjà vu en photographie, n’est pas reconnaissable.
Une autre intimité se retrouve dans le tableau d’Ema dont nous avons déjà parlé, avec le nu descendant l’escalier, qui est l’opposant à Duchamp. Et puis il y a tout ce qu’il va peindre autour de ses enfants.
Il avait utilisé très tôt ce sujet avec une série de gravures, faites avec des pierres noires sur papier, et quand il se remarie après 1990, il recommence une nouvelle série, avec des techniques différentes, représentant sa nouvelle femme avec des enfants, puis le reste de sa famille réunie.
Enfin, un tableau majeur, que tout le monde connait, Betty, représentant sa fille, à 20 ans, vue de profil, qui nous tourne le dos. On le compare souvent aux Ménines, mais il s’agit pour moi du contraire. Quand Velázquez peint le roi, c’est lui-même en quelque sorte qu’il peint, et tout le monde est de face. Richter représente ici seulement sa fille, qui nous tourne le dos et regarde autre chose. Dans cette « photo-peinture », en couleur, alors qu’elle regarde vers le passé, il y a un flou, flou d’une partie de son corps, qui ajoute au sentiment de perte et de disparition. Cette impression de mort, souvent liée à la photographie apparaît ici avec Betty.

Betty, 1988, huile sur toile
© Gerhard Richter 2012

Il peint aussi son temps : temps qui pour lui est constamment confronté à la mort. Il a été profondément ébranlé par son expérience de l’Allemagne nazie, et par son passage de l’Est à l’Ouest. En 1963, il peint sa ville natale de Dresde, qui a été complètement laminée par les bombardements. Il peint deux tableaux importants : Bombardiers et Escadrille de Mustang, qui montrent que, longtemps après, il pense encore à ce qui s’est passé là-bas. Ce thème se retrouve dans une autre série, celle des « Paysages urbains » qui, avec la même technique de photo-peinture, montrent les villes dévastées par le conflit mondial.

Paysage urbain, 1968, huile sur toile
© Gerhard Richter 2012

Autre série en rapport avec le thème de la mort : les Anarchistes. En octobre 1977, des terroristes prennent d’assaut un avion de la Lufthansa. Après plusieurs péripéties, ceux-ci sont arrêtés et tués. Cet évènement se traduit chez l'artiste par une superbe série, en 1988, d’huiles sur toile, en noir et blanc, représentant un même personnage, une femme, qu’on montre enfant, jeune (avec trois toiles), puis dans deux tableaux intitulés Confrontation, où elle est représentée floue, de profil, puis souriante de face, sur la première toile, et montrée morte, étranglée, sur la deuxième. Ses compagnons sont aussi présents dans cette série, représentés abattus d’une balle, lors des arrestations, des enterrements, de la prison, des cellules, toiles qui réussissent toujours à joindre à l'horreur un sentiment de compassion.

Bombardiers, 1963, huile sur toile
© Gerhard Richter 2012

Autre évènement source d’inspiration : septembre 2001, les tours de New York. Là, avec sa toile intitulée Septembre, il nous offre une image de journal, avec peu de choses, seulement une petite ligne où, il montre toute l’horreur de ce qui a été, pour le monde occidental, une sorte d’assassinat.

Enfin revenons à l'élément essentiel chez Richter : le triomphe de l’abstraction. Ici on s’intéresse à une série admirable réalisée en 2006, inspirée par John Cage (intitulée d'ailleurs CAGE), avec 6 toiles carrées, de 300cm sur 300, des huiles sur toile représentant ce que les français aiment le mieux dans l’abstraction : quelque chose de très libre, de totalement emporté, mais de formidablement contrôlé, grâce à un cadre commun, à une série de carreaux qui apparaissent à peine et à un véritable délire des couleurs. Beaucoup de peintres ne se seraient pas arrêtés là, mais Richter, après cet hommage à Cage, décide de ne pas aller plus loin, préférant d'explorer autre chose et continuer la multiplicité de ses essais.

Strip, 2011, plexiglas
© Gerhard Richter 2012

L’exposition se termine par un tableau superbe, Strip (2011), qui mêle toute les techniques de l'artiste. De nouveau, il utilise la technique du «blow up», transforme la bordure du tableau, l'informatise sur des lignes horizontales qui apparaissent sur une plaque de plexiglas : vous pouvez retrouver cette œuvre en page de couverture du catalogue de l'exposition.

Un artiste extraordinairement prolifique donc, surement l’un des plus grands peintres abstraits de notre génération. Une abstraction évidente, venant de loin, mais qui, faite en même temps qu’une figuration très poussée, parvient cependant à triompher.

Un peintre qui, je le pense, domine totalement le siècle où nous vivons.

Jacques-Louis Binet, correspondant de l’Académie des Beaux-arts.

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