La biologie, l’art et les molécules

Par François Gros, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Le biologiste François Gros, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences et professeur honoraire au Collège de France, fait partie des auteurs de la découverte des ARNs messagers dans les années 1960. Une découverte fondamentale qui a contribué à révolutionner la biologie. Ayant grandi à Honfleur, cité chère aux peintres et proche d’un beau-père artiste, il s’interroge depuis longtemps sur les rapports entre arts et science. Voici quelques pistes qu’il propose de partager, lors d’une communication qu’il a prononcée le 7 décembre 2011, devant ses confrères de l’Académie des beaux-arts, curieux de sa réflexion. Canal Académie vous propose d’en écouter la retransmission.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : es643
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L'académicien, François Gros fut lui-même tenté par l'expression artistique. Peinture et musique, auxquelles il renonça au final pour se consacrer à une carrière scientifique. Dans sa communication, il évoque la passion et la pratique de certains scientifiques pour les arts, tels que Louis Pasteur ou Jacques Monod. Il nous rappelle ces familles de musiciens, telle celle bien connue de Jean-Sébastien Bach, ou de peintres, établissant des dynasties d'artistes. Au fond, le scientifique s'interroge : est-ce que la propension à l’art, le sentiment artistique, le goût, la sensibilité au beau, sont génétiquement déterminés ? Connaissons-nous des gênes qui peuvent jouer un rôle important ?

Il poursuit son questionnement sur le processus émotionnel à l'œuvre dans la création artistique et dans la recherche scientifique, parlant de "création" pour l'un et l'autre. Se faisant pédagogue pour nous expliquer l'importance des protéines dans la vie cellulaire (dans n’importe quelle cellule de notre corps il y a au moins 100 000 types différents de protéines), il note que l'asymétrie joue un rôle essentiel dans l'émergence de la vie, même si le principe de symétrie joue un rôle fondamental à l'échelle moléculaire, ayant probablement, il y a quatre milliards d'années, guidé les premiers assemblages moléculaires qui ont précédé l'apparition des cellules vivantes.

Un diaporama ->#diaporama] accompagne cette communication. Pour voir ces photographies, reportez- vous à la fin de cet article, ou cliquez [ici, sur le mot diaporama.

La biologie, l'art et les molécules

Transcription de la communication de François Gros, membre de l'Institut dont vous entendez la retransmission dans cet enregistrement par Canal Académie. Il est membre de l'Académie des sciences depuis le 26 mars 1979 dans la section Biologie moléculaire et cellulaire, génomique, fut Secrétaire perpétuel entre 1991-2000 et depuis 2001, est Secrétaire perpétuel honoraire.

Comme vous pouvez l’imaginer c’est un honneur tout à fait exceptionnel de pouvoir parler devant un cénacle aussi impressionnant de femmes et d’hommes qui sont totalement dévoués à l’art et à la pratique de l’art et en fait à sa culture. Mais, face au titre même de ma conférence c'est-à-dire la biologie, l’art et les molécules, vous n’êtes certainement pas sans vous demander ce que viennent faire ici la biologie, les biologistes et de surcroît les molécules dans cet environnement d’artistes. Car en fait je ne suis ni peintre ni musicien ni graveur ni photographe ni même chroniqueur artistique. La question, je me la suis posée moi-même. Et lorsque mon éminent confrère Arnaud d’Hauterives m’a demandé de faire une conférence ici-même je me suis évidemment posé beaucoup de questions. J’ai combattu quelque peu son souhait puis je m’y suis rangé. Sans doute pensais-je parce qu’une véritable complicité dans l’amitié s’est nouée déjà depuis une vingtaine d’années à l’époque où je suis entré en fonction de Secrétaire Perpétuel ici. J’ai pensé que la science avait peut être à ses yeux, ce parfum d’aventure que le peintre de la marine et l’explorateur qu’il a été je crois pendant très longtemps, devait avoir un écho important à ses yeux. Il n’est pas rare non plus qu’à l’Institut de France, la transversalité des réflexions, des cultures essaie de prévaloir au maximum. Les 5 académies qui animent cet important parlement ne sont pas sans établir régulièrement des contacts et il n’est pas rare de voir monsieur d’Hauterives participer aux séances de l’Académie des sciences de manière très active. Pourtant de la à demander une conférence à un biologiste s’intéressant aux molécules, il fallait le faire. Le Secrétaire Perpétuel a sans doute cherché à savoir si j’avais quelques messages à délivrer qui puissent être d’intérêt pour la communauté des artistes. En réalité je n’en suis pas tout à fait sûr et vous laisserai le soin d’en juger. Il est vrai que si je suis un vieux scientifique, je n’en suis pas moins extrêmement sensible aux choses de l’art et aux artistes eux-mêmes. En effet il se trouve qu’un mien parent, par un second mariage de ma mère, mon beau-père donc, était un artiste peintre figuratif qui s’était fait connaître avant la dernière guerre dans de nombreux salons, dans des galeries diverses. Il affectionnait en particulier cette charmante petite ville du Calvados, Honfleur où se sont éclos un bon nombre de personnes ayant joué un rôle important dans de nombreux domaines : Alphonse Allais, Albert Sorel, Boudin. Adolescent je vécus quelques temps avec ma mère et mon beau-père dans cette charmante ville, probablement conçue au XVIe et XVIIe siècle. J’ai passé là une grande partie de mon adolescence. Je connaissais tous les méandres de cette ville. J’accompagnais très souvent mon beau-père peintre pour essayer de saisir quelques effets qui soient de nature à l’inspirer aussi bien au plan de la peinture que du dessin et j’ai été amené à connaître ainsi quelques grands noms de la peinture en particulier Othon Friesz avec qui j’ai souvent bavardé et qui était comme vous le savez un des grands représentants du fauvisme. J’ai d’ailleurs conservé quelques vues de mon beau père, peintures et dessins. Je ne résiste pas au plaisir de vous les montrer. Nous avons là une vue qui montre le chenal qui conduit au port d’Honfleur et qui a le mérite de montrer la sensibilité très particulière qu’avait mon beau-père. Le tracé en matière de dessin était très fin. Voici d’ailleurs un dessin qui montre le clocher de l’église sainte Catherine, qui se trouve presque sur la place du marché, une église entièrement en bois, qui date du XVe siècle et qui est tout à fait étonnante par le dôme qui la surplombe. On a là un autre dessin extrêmement fin qui montre un autre bâtiment que l’on appelle la lieutenance et que connaissent bien tous les touristes. C’est évidemment une ville parsemée de cafés, de restaurants en tous genres. J’ai longtemps flâné dans ces rues, rêvant à l’avenir en un temps qui était très particulier, nous étions fin 1938 début 1939 au moment de la « drôle de guerre » qui n’est pas devenue si drôle que cela. Plus tard j’ai fait la connaissance comme je le disais d’un certain nombre de peintres. Si je m’emporte plusieurs années en avant, après la guerre, en 1946-1947 j’ai fréquenté un très grand nombre de peintres car j’ai vécu quelques temps dans la cité des artistes, rue Ordener dans le quartier de Montmartre, et là on côtoyait la vie presque tous les jours d’un véritable phalanstère de peinture et il n’était pas rare que les gens me prennent pour un médecin et que les voisins me demandent des consultations. Beaucoup plus tard je me suis un peu essayé au dessin, à la plume, du dessin rehaussé. « Pas mal, pas mal du tout » me disait mon beau-père. Mais j’ai un peu renoncé car il fallait s’investir bien davantage. Vers les années 1970, la musique qui m’a attiré. Cela n’a rien d’étonnant car la plupart des intellectuels sont des gens qui vibrent à la résonance musicale. J’en connais peu qui ne soient sensibles à la musique classique en particulier. Moi je me suis passionné pour la biographie des grands musiciens au point que j’ai fait des études biographiques et France Musique m’a demandé de participer à plusieurs émissions. Je m’occupais par ailleurs de l’Institut Pasteur. J’ai toujours eu une affinité toute particulière pour la peinture et pour la musique. Excusez-moi de parler de moi ! Il est très connu que la plupart des scientifiques qu'elle que soit leur discipline ont été tentés soit de s’adonner à l’art soit de pratiquer le métier d’artiste en parallèle de leur métier de chercheur tant l’art et la science répondent aux mêmes motivations premières.

Prenons un exemple fameux, celui de Louis Pasteur. Voici un portrait qu’il a exécuté à l’âge de 13 ans, le portrait de sa mère, malheureusement je ne l’ai pas ici en couleur. Ce portrait pourrait refléter l’œuvre d’un professionnel de la peinture. Voici celui qu’il a fait deux ans après de son père. Louis Pasteur voulait devenir portraitiste, il voulait en faire sa carrière et entrer aux Beaux Arts. Son père s’y est violemment opposé, estimant qu’à l’époque ça n’était pas un métier pour un jeune homme. On peut penser au retard qu’auraient pris la microbiologie moderne et l’essor de la vaccination si son père n’avait pas pris cette attitude au demeurant contestable à l’égard de son fils. Plus près de nous François Jacob et André Lwoff se sont très sérieusement adonnés à la peinture, au point que lorsqu’il a fait sa dernière conférence André Lwoff m’a dit « C’est fini je ne m’occupe plus de science désormais je me consacre entièrement à la peinture. » Et c’est ce qu’il fit. Quant à Jacques Monod avant de partager le prix Nobel avec François Jacob et André Lwoff, il s’était adonné puissamment à la musique, il était chef d’orchestre, violoncelliste, au point qu’une anecdote court à son sujet. Dans les années 1935-1936, il a reçu une bourse de la fondation Rockefeller pour aller étudier la génétique chez le plus grand spécialiste de l’époque qui s’appelait Thomas Morgan, qui travaillait à Pasadena. On ne l’a jamais vu au laboratoire. Il a passé son année à donner des concerts, à participer à des soirées musicales. De sorte qu’il a été convoqué à son retour à Paris par l’administration de la fondation Rockefeller qui lui a dit « Il est clair que vous ne ferez jamais rien de bon en biologie ». Ce qui ne l’a pas empêché de devenir Prix Nobel, de diriger l’Institut Pasteur et j’en passe. Il vient après cette représentation de Monod, tout à fait par hasard, le portrait de Franz Schubert. En réalité on peut dire qu’il y a une communauté avec Monod dans la mesure où Schubert était un remarquable compositeur de musique de chambre. Et aussi j’ai pensé que cela pouvait mettre une petite touche de romantisme avant le côté assez austère des choses dont je vais vous entretenir.

Pourquoi cette affinité si fréquente des scientifiques pour l’art qu’il s’agisse de peinture ou de musique?

On peut se demander d’une manière un peu plus sérieuse si la découverte scientifique elle-même n’implique pas une sorte de recherche plus ou moins consciente du beau, de l’esthétique. Un de mes confrères collègues, Yves Christen, qui a parlé ici-même il y a cinq ans je crois, citait à ce propos quelques lignes qui émanaient d’un traité d’Henri Poincaré, que je ne peux manquer de vous redire : « On peut s’étonner de voir invoquer la sensibilité à propos de démonstrations mathématiques qui, semble t-il, ne peuvent intéresser que l’intelligence. Ce serait oublier le sentiment de la beauté mathématique, de l’harmonie des nombres et des formes, de l’élégance géométrique. C’est un vrai sentiment esthétique que tous les mathématiciens connaissent. C’est bien là de la sensibilité. »
Revenons donc à la biologie. De quoi peut parler un biologiste s’adressant à l’Académie des beaux arts ? De toute évidence d’abord à la biologie évidemment de l’esthétique. Mais c’est ce qui fut précisément fait par mon prédécesseur à cette tribune Yves Christen, qui a parlé de la neurobiologie de l’esthétique. Da façon d’ailleurs tout à fait brillante. Il s’est intéressé à regarder quelles pouvaient être les aires cérébrales qui se trouvaient activées au cours de l’émotion esthétique, à la fois celles que produit la vision de la nature par exemple, mais aussi la composition des xxx qui sort du cerveau du peintre. Vous savez toutes et tous qu’aujourd’hui grâce aux techniques de l’imagerie on peut faire des choses étonnantes et notamment percevoir quelles sont les ères du cerveau qui se trouvent « allumées » par telle ou telle pensée ou telle ou telle image qui nous impressionne. Mais malheureusement et contrairement à Yves Christen, je ne suis pas neuro-physiologiste. Je suis proche de choses beaucoup plus abstraites, telles que la chimie, la physique, mais aussi la génétique.

Certaines des questions que je voudrais discuter sont évoquées ici. Est-ce qu’il existe des gènes de la sensibilité artistique ? C’est une question qui peut sembler bébête mais que l’on est fondé à se poser. Qu’en est-il du monde de l’esthétique du monde biologique visible, à la fois du monde biologique lui-même ou du sentiment du beau que nous éprouvons lorsque nous le contemplons. Et surtout peut-on discerner une esthétique intrinsèque à la nature moléculaire au sein du monde vivant ? N’y aurait-il pas une symétrie qui constituerait un principe d’auto-organisation, qui serait lui-même à l’origine de la vie ?

La première question est donc est-ce que la propension à l’art, le sentiment artistique, le goût, la sensibilité au beau, sont génétiquement déterminés ? Connaissons-nous des gènes qui peuvent jouer un rôle important ? La réponse est à la fois oui et également non. Nous ne connaissons pas ces gènes. S’il existe des gènes, l’arrangement concourt à la sensibilité artistique, on ne les connaît pas, du moins pas encore. La question qui vient immédiatement à l’esprit : y a-t-il une hérédité ? Nous viennent à l’esprit les dynasties de grands musiciens, on pense notamment à celle autour de Jean Sébastien Bach et bien d’autres. Mais ça ne nous dit pas s’il y a des gènes du talent. S’il y en a on ne les connaît pas. Mais ce qui est important et qui vient des neurobiologistes c’est que le génie artistique, le talent, la créativité artistique traduisent en réalité un comportement psycho émotionnel très complexe et qui implique beaucoup d’aires cérébrales selon le type d’esthétique que l’on contemple soit le cortex orbito-frontal soit le cortex pariétal voire même le cortex moteur. Il est évident que les gènes interviennent au moment de l’architecture de ces différentes aires cérébrales. Il est très difficile de faire des expériences chez l’animal à ce sujet et on ne connaît pas de maladies neuro-dégénératives, qui aboliraient un sentiment très spécifiquement de l’esthétique. On ne parle pas du daltonisme qui est une maladie physique de la vision, mais là il faudrait pouvoir analyser certains syndromes qui découpent certaines physiologies.


La deuxième question se réfère à la perception que nous pouvons avoir d’une esthétique dans la nature et notamment du monde biologique visible. Là aussi je n’insisterai pas car c’est une question d’une grande complexité. Et que là également Yves Christen en a fait l’analyse. Il a parfaitement analysé ce processus émotionnel qui est à l’œuvre dans la création artistique. Il a rappelé que la perception n’est rien d’autres que l’extraction par notre cerveau de signaux significatifs émanant des objets ou des êtres vivants, qui sont perçus mais reconstruits, sélectionnés par notre cerveau. C’est une chose que vous savez sans doute déjà. Notre cerveau est un organisme créateur. Il crée, recrée, reconstruit, en fait ce que nous voyons nous ne le voyons pas vraiment. Sauf évidemment le voir à plusieurs étages et dans une échelle de temps beaucoup plus longue. Mais ce que nous percevons dans l’immédiat et le sentiment esthétique qui s’en dégage, est un ensemble de signaux efficaces et attractifs. Lorsque nous contemplons la nature biologique, nous sommes sensibles à un certain signal de symétrie et c’est à cela que je voudrais développer par ma troisième question.

Est-ce qu’il existe une esthétique intrinsèque à la nature moléculaire ? Est-ce que cette symétrie cette régularité moléculaire ne serait pas à l’origine de tout l’assemblage qui s’est constitué aux frontières de la vie, à l’ère pré-biotique, il y a environ 4 milliards d’années ? C’est une question que l’on est en droit de se poser et que se posent d’ailleurs tous les spécialistes en biologie du domaine de l’auto organisation, et ce qui aurait engendré la vie dont on sait que les premiers vestiges remontent à 3,5 milliards d’années. Est-ce qu’il y a eu un principe de symétrie à la base pour constituer ces assemblages moléculaires ? Le niveau auquel je fais référence, c’est extrait d’un livre de Jean-Pierre Changeux et Alain Connes qui intituléMatière à penser, (Le mathématicien neuronal). Il y a plusieurs étages entre les atomes et l’architecture de notre cerveau d’homo sapiens qui est le nôtre. Ces étages nous conduisent à un processus d’entendement, de raison et d’esthétisme. Ce dont je vais vous parler : des molécules et des atomes. Le premier réflexe que l’on peut avoir est de se tourner vers l’une des molécules la plus populaire en quelque sorte à savoir l’ADN.

Pourquoi populaire ? Car l’on sait aujourd’hui que c’est le signe de notre individualité biologique et c’est aussi la molécule dans laquelle est inscrit le code génétique qui gouverne le fonctionnement de la cellule. Je n’ai pas pu résister à l’envie de vous présenter les deux découvreurs : Jim Watson et Francis Crick, qui avec Wilkins et Rosalind Franklin ont découvert la structure de la double hélice. Quand on regarde la double hélice on se dit eh bien voilà la solution que la nature à choisie : la symétrie. On a deux hélices qui sont antiparallèles mais parfaitement complémentaires l’une de l’autre. Ce qui frappe c’est la régularité. On s’est dit l’ADN c’est magnifique ça explique tout. Et même les artistes s’en sont emparés. D’où le titre d’un ouvrage et de cette peinture « la Mona Lisa de la science moderne ». On s’est dit la vie c’est la symétrie. Mais en fait la vie c’est tout le contraire. Car si l’ADN est le support du code génétique, renfermant les 25000 gènes que l’on connaît chez l’homme, un peu moins chez les microorganismes disons 5000, en réalité ce n’est pas lui le véritable moteur de la vie. Ce sont les protéines, et les acides ribonucléiques qui sont des cousins-germains de l’ADN et qui font tout le travail dans la cellule. Ils le font précisément parce qu’ils se sont démarqués de la symétrie. Ainsi par exemple les enzymes qui catalysent notre vie cellulaire, les anticorps, la plupart de nos hormones, sont des protéines ou des éléments plus simplifiés. Ce qui est frappant c’est que les structures de la majorité de ces protéines et de ces ARN sont parfaitement asymétriques.

La figure suivante illustre l’importance des protéines dans une cellule. Dans n’importe quelle cellule de notre corps il y a au moins 100 000 types différents de protéines. Là nous avons un tout petit échantillon d’un assemblage de protéines qui ont été étudiées de manière à pouvoir établir les interactions qui existent entre chacune d’entre elles. Vous imaginez le travail fantastique que cela représente. Les protéines il y en a de deux natures : celles qui sont méthaboliquement inertes, de revêtement, fibreuses, celles de la kératine, du collagène. Elles sont parfaitement régulières sinon symétriques. Ce qui est important c’est que pour pouvoir aller vers la catalyse qui a été à l’origine de la vie, il a bien fallu que les protéines adoptent une conformation complexe tridimensionnelle, irrégulière dans l’espace.

Je n’ai pas résisté non plus au plaisir de vous montrer cet amas moléculaire assez compliqué qui comprend une molécule de cytochrome et plusieurs autres protéines schématisées comme M, L ou H. C'est-à-dire légère, lourde ou moyenne. Il s’agit en réalité de l’assemblage moléculaire probablement le plus important au monde. Pourquoi ? Parce que c’est lui que l’on trouve dans les premières bactéries, dites les cyanobactéries qui étaient les premiers organismes cellulaires caractéristiques et qui ont été à l’origine de la photosynthèse, qui a permis la photolyse de l’eau avec l’énergie lumineuse, captée par cet assemblage, ce qui a permis l’élévation du taux de l’oxygène sur la terre il y a 2,5 milliards d’années, et en quelque sorte l’émergence des organismes supérieurs, c'est-à-dire des plantes et des animaux. Donc tout ceci n’est possible que parce qu’il y a à l’intérieur de toutes ces circonvolutions atomiques et moléculaires, des sites très particuliers soit pour capter la lumière soit pour photolyser l’eau.


Un mot des ARN, puisque j’en ai parlé. Je vais dire pourquoi c’est important. La structure moléculaire d’une molécule d’acide ribonucléique, l’ADN est désoxyribonucléique. L’ADN est donc une double hélice, parfois une simple hélice. Ici vous avez un cousin germain très irrégulier, il y a des boucles, des portions en double hélices. Il joue un rôle capital dans la synthèse des protéines elles-mêmes.

La conclusion de ce petit voyage à travers les molécules est qu'en fait, le problème -et d’ailleurs il a été évoqué d’une façon particulière par d’autres artistes et en particulier par Jean Cocteau- : ce qui est beau est l’asymétrie, c’est une asymétrie boiteuse. C’est un peu la même chose en biologie. Vous voyez que c’est l’asymétrie qui a été à l’origine de l’évolution moléculaire qui a fait la vie. Il y a aussi des protéines régulières mais confinées dans un rôle de revêtement. Et l’ADN lui-même est parfaitement incapable de catalyser quoi que ce soit. Il ne peut être actif que dans la mesure ou lui-même est lu, traduit par des protéines ou d’autres ARN.

Pour terminer revenons à des choses plus philosophiques. Je me suis demandé et je ne suis pas le premier bien entendu, quelles pouvaient être les similitudes ou les différences dans les démarches qui nourrissent l’approche à l’art et à la science.

D'abord, je crois qu’il y a une sorte d’aventure ancrée dans les deux démarches. Le peintre même s’il copie la nature, il ne sait pas encore ce que ça va donner sur sa toile. Évidemment il a une volonté de reproduire ou d’improviser quelque chose de tout à fait neuf. Et d’ailleurs la peinture moderne repose très souvent sur l’improvisation abstraite plutôt que sur la copie de la peinture. Comme l’avait dit, je crois, le Secrétaire perpétuel des Beaux Arts : il n y a pas que la reproduction extérieure de la nature, il y a aussi une sorte de projection de l’émotion morale qui est en nous. Pourquoi la recherche ? Parce que ni l’artiste ni le scientifique ne savent au départ sur quoi vont déboucher leurs démarches. Mais il y a quand même quelque chose qui distingue la recherche du scientifique et la recherche de l’artiste. Quand l’artiste produit une œuvre, il est dans cette œuvre, elle est fortement individualisée. Elle a la signature de son individualité. Alors que la recherche du scientifique vise à découvrir les lois de la nature. Une fois qu’il a découvert ses lois, ses équations, ses formules ça appartient à la vie scientifique elle-même. Sa personnalité se dilue complètement. Une fois l’œuvre créée elle n’est plus l’auteur lui-même. Au fond de ce point de vue, l’art a quelque chose de plus que la science, il se suffit à lui-même. Ce serait ma conclusion. Mesdames et messieurs et chers confrères, j’espère vous avoir montré que l’art et la science, sont tout de même inséparables, très proches dans leurs motivations. Nous en avons follement besoin. Et j’espère que dans ces motivations ils ne se sépareront jamais.

Pour en savoir plus :

- François Gros sur Canal Académie
- François Gros, membre de l'Académie des sciences

Son dernier livre :

- François Gros, Les mondes nouveaux de la biologie, éditions Odile Jacob, janvier 2012


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