Nappes et serviettes : le linge de table témoin de l’évolution des moeurs

La chronique « Histoire et gastronomie » de Jean Vitaux
Avec Jean Vitaux
journaliste

Croyez-en notre historien de la gastronomie : on ne s’est pas toujours essuyé les mains avec une serviette mais quelquefois sur la nappe, sur du pain ou encore sur une touaille ! De l’Antiquité à nos jours et au fil des époques, suivez l’histoire, parfois complexe, de la nappe et de la serviette... elle est révélatrice de bien des aspects du savoir-vivre "français".

Émission proposée par : Jean Vitaux
Référence : chr823
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Les nappes et les serviettes remontent à l'antiquité et nous renseignent sur les mœurs des convives. Elles ont une origine commune car en latin la serviette qui servait surtout à s'essuyer les mains après les ablutions précédant un banquet s'appelait «mappa» , qui a donné en français le mot nappe. La serviette a quant à elle une origine servile, puisqu'elle dérive du latin «servitor» qui a d'abord désigné un esclave avant de désigner au Moyen âge un serviteur de Dieu.

Une origine commune, reflet de mœurs grossières

Les mœurs antiques, qui se poursuivies jusqu'à l'époque classique au début du XVIIe siècle faisaient appel à la main pour porter les aliments à la bouche, comme c'est encore le cas pour la dégustation du couscous dans le Maghreb. Dans ces conditions il fallait s'essuyer la bouche et les doigts. Les Spartiates s'essuyaient avec les «apomagdalies» , qui étaient des petits morceaux de pain.

Nappe et serviette

Les Celtes s'essuyaient sur leurs sièges qui n'étaient autres que des bottes de foin, selon André Castelot, mais les princes celtes disposaient aussi de luxueux sièges en bronze, les «kline» . A Rome, les serviettes, d'abord en lin, devinrent luxueuses et servaient souvent à emmener les reliefs des banquets. Les Romains, qui mangeaient avec les doigts, se les essuyaient sur les draps qui recouvraient les lits du triclinium où l'on mangeait à demi-allongé.

Au Moyen Âge, la serviette était dans les temps carolingiens indissociable de la nappe. La nappe était rendue nécessaire car il n'existait pas de table, mais seulement des planches posées sur des tréteaux. Les nappes étaient alors blanches, et retombaient sur les bords, le plus souvent jusqu'au sol. Les mœurs de ce temps étaient assez grossières et on s'essuyait la bouche sur les pans de la nappe, ce qui valait mieux cependant qu'avec ses doigts ou le revers de sa manche. L'évolution se fit de la nappe vers la serviette au Moyen Âge : la table était recouverte d'une nappe pliée en deux appelée doublier, qui était recouverte sur ses bords d'une pièce de tissu appelée «longère» (ou «longière»), qui permettait aux convives de s'essuyer. L'évolution de la nappe et de la serviette vont désormais diverger.

La nappe : de représentation du pouvoir seigneurial à décoration accessoire

La nappe avait dans les tables nobles du Moyen Âge une valeur symbolique : seul le seigneur souvent en disposait, tout comme sa table était surélevée par une estrade : on ne pouvait
partager la même nappe que si l'on était d'un rang égal ou si on y avait été expressément invité. Le mot nappe fut appliqué aux linges d'autels dans les églises et aussi aux tables des monastères. La règle de Saint-Benoît prescrivait des punitions aux moines qui salissaient la nappe de la table du réfectoire.

le Guide des convenances, Liselotte

Au centre de la nappe des banquets princiers siégeaient des pièces d'orfèvrerie comme les nefs et les aquamaniles . La fonction de la nappe ne changera plus : d'abord blanches, elles furent de plus en plus décorées et ouvrées au XVIIIe siècle, décorées d'œil de perdrix, de grains d'orge ou damassées. Au centre de la table sur la nappe siégeait le surtout de table, souvent un véritable trésor d'orfèvrerie, dont les plus célèbres sont dûs au maître orfèvre Germain : c'étaient de véritables statues en bronze, argent ou vermeil, ou en biscuit. Celui de l'impératrice d'Autriche Marie- Thérèse, conservé au musée de Francfort, comportait 114 pièces et représentait le Temple de l'Amour. Autour de ce surtout, on disposait les plats du service à la Française, multiples de huit (jusqu'à 96), servis en quatre services successifs. On changeait souvent la nappe entre les services, et en tout cas à la fin du troisième service, après les entremets et avant les desserts. Le XIXe siècle inventa les nappes colorées, décorées de motifs imprimés ou brodés, et les serviettes assorties à la nappe. Cette mode perdura jusqu'au XXe siècle, et ils furent surtout remplacés par des décorations florales. Mais « le guide des convenances » de Liselotte dit déjà en 1950 que pour le déjeuner on peut se passer de nappe. Puis la nappe sera concurrencée par les sets de table, et par les nappes en papier, fréquentes dans les bistrots de nos jours.

Le triomphe de la serviette : objet devenu symbole d'un mode de vie «à la française»

L'histoire de la serviette est plus complexe. Après la longère appliquée sur la nappe, vint le temps de la touaille , pièce de drap accrochée au mur derrière le convive et qui servait à s'essuyer les mains et la bouche. La serviette apparaît dans le Ménagier de Paris au XIVe siècle, puis se popularisa au XVIe siècle. Ce fut d'abord un carré de tissu écru en laine ou en lin puis en coton, d'abord uni, puis décoré, brodé souvent aux initiales ou aux armes de son propriétaire, ou orné de dentelles au XIXe siècle. L'usage de la serviette d'après Les civilités d'Érasme servait à essuyer les doigts, les couteaux, et la bouche ; il était à cette époque -et toujours de nos jours- indécent de s'essuyer les mains sur la nappe et aussi de s'éponger le front avec sa serviette. La taille des serviettes s'est progressivement réduite avec le temps passant d'un mètre de côté au XVIIe siècle à 40 cm de côté de nos jours.

Depuis les temps anciens, les serviettes étaient pliées de façon savante pour être présentées sur les assiettes, souvent en formes d'animaux comme des cygnes. Elles étaient souvent parfumées et au banquet offert au XVIe siècle par la municipalité de Rome à Julien de Médicis, elles contenaient même... des oiseaux vivants. A la fin du XIXe siècle, le Guide de la bonne cuisinière de Mme Durandeau parle de l'art de plier les serviettes et détaille les pliages en forme d'éventail, d'artichaut, de bateau, de cœur, de bonnet chinois, de bonnet d'évêque, de rouleaux, de cygne et même de fleur de lis. Depuis, la réduction de leur taille les fait présenter le plus souvent pliées en quatre, mais adaptées à la couleur et aux motifs de la nappe. Elles sont aussi concurrencées par les serviettes papier pratiques mais moins agréables au toucher.

Banquet médiéval
© Museum voor Oudheidkunde en Sierkunst en Schone Kunsten, Courtrai

Reste un dernier problème pour les serviettes : comment les mettre ? A la renaissance, on les mettait souvent à une boutonnière, car l'autre fonction de la serviette est d'éviter de se tâcher.
La mode des fraises, collerettes gaudronnées empesées entourant le cou, fit que l'on noua aussi la serviette autour du cou. A partir du XVIIe siècle, avec la généralisation de la fourchette qui remplaça la pointe du couteau et la main pour porter les aliments à la bouche, la mode fut de la poser sur ses genoux, car le risque de se tâcher était moindre. C'est resté la norme jusqu'à nos jours. Cependant certains sont restés attachés aux modes anciennes : le gourmand du peintre Boilly a une serviette attachée autour du cou.

Page de titre du premier tome de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751

Certains notables de la Troisième République continuèrent à nouer leur serviette autour du cou, ce qui devint une figure emblématique du radical-socialisme : ainsi le ministre des finances Henri Chéron disait sentencieux : «L'épi sauvait le franc et la serviette le gilet». Certains plats justifient cette technique comme les buissons d'écrevisses et les crustacés non décortiqués. Enfin parfois depuis la Renaissance, la serviette se portait sur le bras gauche, tradition qui a été maintenue jusqu'à nos jours par les chefs de rang des brasseries et les garçons de café.

La définition de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert au XVIIIe siècle reste toujours valide : La serviette est un « linge de table qu'on met sur chaque couvert pour manger proprement, s'essuyer les mains, et couvrir les habits ».

Texte du Docteur Jean Vitaux

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Jean Vitaux est non seulement docteur en médecine et spécialiste gastro-entérologue mais aussi fin gastronome, membre de plusieurs clubs renommés, et, bien sûr, grand connaisseur de l’histoire de la gastronomie. Retrouvez toutes ses chroniques en

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