Nicolas Grimal et Olivier Perdu : Le crépuscule des Pharaons

Le Musée Jaquemart-André à Paris à l’heure égyptienne : le temps suspendu
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Dans cette émission, vous entendrez Nicolas Grimal et Olivier Perdu, parler de l’exposition Le Crépuscule des Pharaons : Chefs-d’œuvre des dernières dynasties égyptiennes , présentée au Musée Jacquemart-André jusqu’au 23 juillet 2012. Nicolas Sainte Fare Garnot interviewé séparément, apporte également son regard de conservateur sur la collection "egyptienne" de ce musée. Venez rêver devant les œuvres d’art de l’Égypte ancienne mais aussi vous interroger devant cette civilisation brillante, trois fois millénaire avec l’académicien Nicolas Grimal, et Olivier Perdu, réunis par la passion de l’égyptologie.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : carr887
Télécharger l’émission (45.21 Mo)

Nicolas Grimal est membre depuis 2006 de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, professeur au Collège de France, où il tient la chaire « Civilisation pharaonique, archéologie, philologie et histoire ». Il a accordé son patronage scientifique à cette exposition. Olivier Perdu est directeur général de l’exposition, attaché à lui aussi à la chaire de « Civilisation pharaonique » du Collège de France et dirige en parallèle la Revue d'égyptologie.

Olivier Perdu et Nicolas Grimal à Canal Académie
© Canal Académie

Nous recevons également, à la fin de cet entretien, Nicolas Sainte Fare Garnot, conservateur au Musée Jacquemart André, par téléphone, n’ayant pas pu intervenir avec nos invités directement le jour de l'enregistrement. Il évoque pour sa part, l’histoire de la constitution de la partie égyptienne de la collection de Nelly Jacquemart et Édouard André, grands collectionneurs du XIXe siècle, qui ont légué par la suite, leur collection et leur bel hôtel particulier à l’Institut de France où est situé le musée. Dans ce très beau lieu parisien, sont exposées principalement des œuvres appartenant pour l'essentiel à une statuaire d'ordre privé et très peu d'ordre royal ou divin. L'abondance et la qualité de cette statuaire d'ordre privé fait dire à Olivier Perdu que les Égyptiens de l'Antiquité sont un peuple de statues. Si l'on connaît le mobilier funéraire des tombes égyptiennes ainsi que celles des nécropoles royales, c'est la première fois, ou presque que l'accent est mis sur les statues que faisaient faire les Égyptiens, les représentant sous divers aspects pour les placer dans les parties accessibles des temples, afin de recevoir les offrandes utiles dans l'au-delà, selon les croyances de l'époque.

« Tête verte de Berlin » Époque ptolémaïque (306-30 avant notre ère) et probablement Ier siècle avant notre ère Grauwacke, 23 cm (H) Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Ägyptisches Museum und Papyrussammlung, donation : James Simon
© SMB Ägyptisches Museum und Papyrussammlung, Foto : Sandra Steiß


Le but était en effet d’identifier les individus, par leur costume ou leurs fonction par exemple. On cherchait la ressemblance mais à travers un certain nombre d’archétypes. Au niveau stylistique, les artistes et les artisans de l’époque tardive ont travaillé à partir de références, et notamment, celle de l’utilisation d’un modèle classique achevé, comme ce fut le cas pendant les périodes saïte et éthiopienne, en atteste la Tête verte de Berlin. Il s’agissait de créer un type de personnalité, comme le montre la batterie de têtes représentant des prêtres que l’on peut voir dans l’exposition. Il y a une réelle volonté de se couler dans une forme de référence qui aidera à l’identification. Les portraits ont une valeur artistique mais ils aident surtout à rendre unique l’individu, permettant d’en saisir l’âme.. Dans cette émission, les trois invités évoquent cette œuvre, exceptionnellement prêtée, qu'on peut considérer comme le clou de l'exposition.

Le rendu presque métallique de cette statue s'explique par l'utilisation d’une pierre très spécifique, la grauwacke, que l’on trouve dans la région de Coptos notamment (un port du Nil). Cette pierre permet une gravure très nette. Polie, elle produit un reflet particulier. Les statues élaborées à partir de ce matériau ont été de très grande qualité depuis l’époque saïte.


Le corps de cette Tête verte de Berlin n’a pas encore été retrouvé, même si les égyptologues pensent qu’il se trouverait sur le site de Saïs. La statue daterait du Ier siècle avant JC, pendant la période ptolémaïque, époque où les statues étaient de belles dimensions, 70/80cm. Ce genre d’objet était plutôt destiné à représenter un Grand Prêtre ou des Gouverneurs locaux, d’où l’origine sociale plutôt élevée que l’on peut déduire concernant le personnage représenté.
Il faut bien comprendre que cette statuaire correspond à un art indigène bien différent que celui que l’on trouvait à la cour d’Alexandrie, d’où une continuité de production entre la période saïte et la XXXedynastie, période qui s‘est étendue sur cinq cents ans.

L'exposition apporte un regard neuf sur l'époque tardive égyptienne, longtemps passée sous silence par les égyptologues, à savoir le dernier des trois millénaires de la civilisation pharaonique, souvent qualifié d’«obscur ».

Ce millénaire correspond à la période pharaonique qui suit la chute des Ramsès, de 1069 à 30 avant J.C., période marquée, par un certain nombre de crises et d’invasions, dont l’invasion koushite (avec des pharaons originaires du Nord Soudan actuel), puis perse et enfin grecque.

Cette histoire mouvementée, compliquée, boudée par les égyptologues parce qu’ils en avaient une perception confuse, n’était pas chaotique. Elle fut même, à certains moments, faste et en plein développement, en particulier pendant l’époque saïte, à partir de 664 avant JC avec la XXVIe dynastie, ou avec la XXXe dynastie indigène, qui a précédé la deuxième domination perse et la conquête d’Alexandre. C'est là le propos central de l'exposition voulu par Olivier Perdu.

Nicolas Grimal, auteur du Grand Livre de pierre et Événement, récit, histoire officielle : l'écriture de l'histoire dans les monarchies antiques, appelle à la prudence concernant les découpages chronologiques entre « période faste », « période de déclin », et en particulier « Égypte tardive ».

Il faut être très prudent avec ce genre d’appellation. Il y a une forte tendance à segmenter l’Histoire entre période brillante et période moins brillante, avec des termes qui ne sont pas forcément très pertinents (déclin, apogée etc.), par exemple la notion d’époque « intermédiaire » est rarement justifiée. Il faut relativiser ce millénaire à l’échelle du Proche-Orient, une période essentielle pour comprendre l’Histoire prébiblique et la constitution des Grands Empires d’Asie Mineure ou de Grèce. Le monde égyptien devient de plus en plus métissé. Ces « peuples de la mer » poussés vers l’Égypte au IIe et Ier millénaire par les invasions caucasiennes ont fourni nombre de monarques, pour ne citer que ceux appartenant à la dynastie libyenne. Ces « étrangers » avaient déjà été intégrés progressivement à la civilisation égyptienne sous Ramsès II, développant des communautés humaines qui n’ont pas tardé à prendre le pouvoir. (Nicolas Grimal)

Autre figure féminine nue XXVIe dynastie, règne de Néchao II Argent, 24 cm (H), 5,6 cm (L), 5,4 cm (P) New York, The Metropolitan Museum of Art, Theodore M. Davis Collection, Bequest of Theodore M. Davis, 1915
©The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN\/image of MMA


Outre l'histoire mal connue du dernier millénaire des pharaons, l’exposition Le crépuscule des Pharaons met en avant plus d’une centaine de pièces qualifiées toutes de chefs-d’œuvre. Pour Olivier Perdu, chaque période de l’Égypte antique a offert une production artistique avec ses points forts et ses points faibles. L’époque libyenne par exemple a produit des œuvres de qualité. Mais toutes les périodes ne sont pas au même niveau. L’époque saïte a été une période particulièrement riche, de relance politique, économique et artistique.

C’est la première fois qu'une exposition des chefs-d’œuvre de l’époque tardive égyptienne en évoque la globalité. Même s’il y a eu une très belle exposition en France, au Petit Palais, La Gloire d’Alexandrie, et qu'en 1960/61, s'est tenue à Brooklyn, une exposition « fondatrice » , réunissant pour la première fois des œuvres de la période tardive (mais en se focalisant presque uniquement sur la statuaire de la XXVe dynastie).

Statue-cube de Padichahédédet Début de la XXVIe dynastie (685-525 avant notre ère) Basalte, 50,5 cm (H),  19 cm (L), 34,7 cm (P) Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris - en dépôt au Musée du Louvre
© Patrick Pierrain \/ Petit Palais \/ Roger-Viollet


Nos invités abordent également dans le cours de cet entretien, le modèle artistique des statues dites « cubes », la représentation du corps dans ces statues et les codes stylistiques. L'idée d'un resserrement sur la personne humaine est manifeste dans l'étude de cette statuaire et du mobilier funéraire de l'époque tardive.

Olivier Perdu précise que l’une des caractéristiques de la production artistique tardive (XXVedynastie), réside dans l’attention apportée aux détails anatomiques, dans une tendance archaïsante la plupart du temps (on peut faire référence au fameux pagne plissé par exemple). Les artistes prennent comme modèle des œuvres de l’Ancien Empire et les adaptent, comme la bipartition du corps qui réapparaît pendant l’époque libyenne.

Masque funéraire d’Ânkhemmaât IVe siècle avant notre ère   Cartonnage stuqué, peint et doré 36 cm (H), 21,5 cm (L), 29 cm (P) Collection privée
© D.R. \/ Paul Louis


La vision que les Égyptiens ont de la mort n’a pas fondamentalement changé, il s’agirait plutôt des moyens pour y parvenir. Le mobilier funéraire ne parait plus essentiel, il y a un resserrement sur le corps d’où une focalisation sur la protection de la momie, la conservation des viscères etc. Une plus grande modestie donc devant la mort, qui s’éloigne de la simple accumulation d’objets du quotidien comme c’était le cas pendant l’Ancien Empire. (Olivier Perdu)

De plus la plupart du mobilier présent dans cette exposition provient de nécropoles provinciales, nécropoles allégées en mobilier car celui-ci coûtait cher à une époque où le pays n’a plus guère les moyens. Les familles préfèrent s’appuyer sur le corps du défunt : un resserrement autour de la personne qui peut s’expliquer également par le fait que la plupart du temps les fosses étaient communes. À partir de la fin du Nouvel Empire, la perception des dieux est en pleine évolution. Osiris pour ne citer que lui, passe d’un dieu de l’au-delà à une divinité très populaire sous la période libyenne et particulièrement koushite, dieu de la renaissance appartenant à la sphère des vivants.
(Nicolas Grimal)

Statue de Bastet sous forme de chatte XXVIe dynastie probablement, « Bronze », 42 cm (H)  Londres, British Museum
© The Trustees of the British Museum


Pour les deux égyptologues, le titre choisi de l'exposition fait référence à l’ouvrage L'Égypte du crépuscule de Jean Leclant, Secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres décédé en 2011, grand spécialiste de l’Égypte. En hommage ils ont choisi pour cette exposition, le titre le Crépuscule des pharaons.

Dans le deuxième volet de cette émission Nicolas Sainte Fare Garnot, historien d’art, spécialiste de la peinture française et conservateur du Musée Jacquemart André depuis 1993, présente, par téléphone, la très belle exposition Le Crépuscule des Pharaons : Chefs-d’œuvre des dernières dynasties égyptiennes, sous l'angle particulier de l'histoire des collections.

Nicolas Sainte Fare Garnot organise annuellement deux grandes expositions au 158 boulevard Haussmann, dans l'hôtel particulier Jacquemart-André, qui abrite aujourd’hui le Musée, ancienne demeure du célèbre couple de collectionneurs dont l’Art était la raison de vivre. Deux évènements sont à noter dans cette exposition : elle présente pour la première fois des œuvres de l’époque dite « tardive » de l’art égyptien et met en lumière, également, la partie égyptienne de la vaste collection d’objet d’art de Nelly Jacquemart.

Nelly Jaquemart a acheté de nombreuses pièces de l’époque du dernier millénaire de l’Égypte Ancienne ( les dix derniers siècles donc qui précèdent la conquête romaine en 30 avant J.C). L'époque, troublée, témoigne d’un brillant renouveau pour l’art égyptien. L'exposition met en évidence pour la première fois, une centaine de pièces dont la beauté oscille entre la recherche d’un idéal (tradition de l’art pharaonique) et l’innovation avec l’attrait pour un réalisme anatomique assez poussé.

Grâce à l’appui et à la connaissance d’Olivier Perdu, nous avons pu faire notre choix dans les grandes collections égyptiennes du monde occidental, au sein d’illustres musées à Paris (le Louvre), en Allemagne (à Munich et Berlin), en Angleterre (au British Museum) mais aussi aux Etats-Unis, à Boston, Brooklyn et aux Metropolitan Museum de New-York et Baltimore. Il s’agit de collections réalisées entre le XIXe et le XXe siècle, suite aux grands chantiers de fouilles qui ont permis la constitution de grands ensembles. L’importance de ces œuvres s’explique également par le fait que l’époque tardive, souvent mésestimée par les collectionneurs et les égyptologues, a permis de faire sortir plus facilement les œuvres de l’Égypte (contrairement aux œuvres du Moyen-Empire par exemple). D’où un choix plus serré en termes de qualité d’œuvres pour cette exposition (exemple la statuette d’Amon en or du British Museum, jamais sortie, ou la fameuse Tête verte de Berlin, sortie pour la première fois également).

Statue fragmentaire d’Amon Période libyenne, or, 17,5 cm (H) New York, The Metropolitan Museum of Art, Purchase, Edward S. Harkness Gift, 1926
© The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN\/image of MMA


En tant que conservateur des collections du Musée Jacquemart André, Nicolas Sainte Fare Garnot a une excellente connaissance des œuvres léguées à l’Institut de France en 1912, par Nelly Jacquemart, veuve d’Édouard André. Il présente pour les auditeurs la part égyptienne de la collection du couple Jacquemart André qui compte 5000 œuvres, dont des Bellini, Mantegna et Rembrandt.

Le premier voyage du couple Jacquemart-André a eu lieu en 1894, année de la mort d’Édouard André. Il s’agit d’un voyage commun, une visite en Égypte qui s’accompagne d’un périple dans l’arrière-pays, sur les sites historiques et archéologiques, mais aussi dans les grandes villes où ils rencontrent antiquaires et galeristes. Ils ramènent de cette expédition environ 150 œuvres (chiffre bien faible au regard des 5000 œuvres de la collection). De plus, cette part est aujourd’hui répartie entre le Musée Jacquemart-André, l’abbaye royale de Chaalis et depuis 1897, le musée du Louvre (d’où une preuve de la qualité des pièces rapportées, souvent des « têtes » d’ailleurs, témoins de l’intérêt de Nelly Jacquemart pour la physionomie humaine qu’elle retrouve dans la peinture notamment).

Plusieurs voyages suivent en 1901 et 1904. Cependant Nelly Jacquemart montre à ce moment-là un attrait plus particulier pour la civilisation ottomane (elle ramène un ensemble fabuleux de tapis du XVIe et XVIIe siècle).

On peut parler d’une sorte de « boulimie », d’un besoin irraisonné de rassembler des objets d’art. Mais cette envie se caractérise surtout par une méthode froide et scientifique d’acquisition. L’achat à un marchand d’art était le plus souvent accompagné d’une condition : l’acceptation d’un jury (conservateurs du Louvre la plupart du temps) qui, à Paris, validerait ses choix. Cet achat sous condition pouvait donc entraîner le renvoi de la pièce rejetée par le jury. Dans le cas de la part égyptienne de la collection de Nelly Jacquemart, l’affaire est plus complexe (la distance avec la France empêchant les renvois).

Nelly Jacquemart achetait sans condition, avec un sentiment qui n’est influencé par aucune connaissance historique ou égyptologique. Ce qu’il faut lui reconnaître, c’est son œil avisé : elle sait reconnaître des objets de qualité. En atteste la Tête dite du vieillard, une très belle pièce révélatrice de la qualité des œuvres de l’Égypte tardive. Petite anecdote en effet sur cette œuvre, appartenant depuis de nombreuses années au Musée Jacquemart André : elle a été soumise, en 1946, sur proposition de Jean Sainte Fare Garnot, mon père, maître de l’illustre égyptologue Jean Leclant (lui-même maître de notre invité Nicolas Grimal), à une étude réalisée par François Chamoux, professeur à la Sorbonne en archéologie hélenistique et premier président du Musée Jacquemart André. Cette étude a permis de conclure que la sculpture grecque n’avait pas influencé ces œuvres de l’Égypte tardive. Une preuve, donc, pour la première fois, de l’originalité de cet art égyptien non pas fruit d’une tendance classique à l’idéalisation mais bien précurseur autonome d’un réalisme anatomique. L’art égyptien était enfin reconnu comme capable de grandes créations artistiques, et particulièrement au dernier millénaire. ((Nicolas Sainte Fare Garnot)

Égide Période libyenne, or, 7 cm (H)  Baltimore, The Walters Art Museum, Maryland
© Photo The Walters Art Museum, Baltimore


Pour en savoir plus

- Dans les CRAI (Compte-rendus de l'Académie des inscriptions et belles-lettres (1981), on trouve la présentation de Jean Leclant sur le livre L'Egypte du crépuscule, disponible également sur le site internet Persée

- Nicolas Grimal sur le site de l'Académie des inscriptions et belles-lettres
- Nicolas Grimal sur le site du Collège de France

- Pour préparer ou poursuivre cette exposition, signalons le catalogue de l’exposition Le crépuscule des Pharaons, Chefs-d'œuvres des dernières dynasties égyptiennes (Culturesespaces, Fonds Mercator, 2012), auquel ont contribué de grands spécialistes, et plusieurs outils pour permettre de découvrir au mieux ce grand rendez-vous : site internet, audio guides et visites commentées. L'exposition bénéficie du mécénat de GDF Suez et se déroule jusqu’au 23 juillet au Musée Jacquemart-André, boulevard Haussmann à Paris.
- Musée Jacquemart-André : horaires, accès, présentation de l'exposition.

Cela peut vous intéresser