Les rencontres De Gaulle-Adenauer, réconciliation ou mariage de raison ? par Georges-Henri Soutou

Dans la série "Les Leçons de l’Histoire internationale" proposée par l’historien de l’Académie des sciences morales et politiques
Avec Anne Jouffroy
journaliste

Dans sa chronique régulière intitulée "Les leçons de l’ Histoire internationale", Georges-Henri Soutou, historien spécialiste des relations internationales (on disait autrefois "diplomatiques") revient sur un passé relativement récent à l’origine des évènements politiques du présent. Les années 1958-1963 ont vu l’apparition progressive puis l’institutionnalisation de rencontres régulières et fréquentes entre de Gaulle et Adenauer, les plus hauts responsables français et allemand. On en a pris l’habitude, mais en 1958 c’était totalement inusité. Que retient-on de ces sommets ?

Émission proposée par : Anne Jouffroy
Référence : a23510
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À l'époque où de Gaulle et Adenauer se sont trouvés en même temps aux affaires dans leurs pays respectifs, ces rencontres étaient difficiles à imaginer, tant encore étaient proches dans les mémoires les guerres franco-allemandes.

Les raisons, parfois inavouées, de ces réunions

Ces entrevues ne pouvaient pas s'abstraire des intérêts, souvent divergents, des deux partenaires, ni de leurs arrière-pensées.
En particulier de Gaulle est en position de supériorité, et il sait admirablement en jouer mais sans jamais y faire allusion lourdement : l’Allemagne est divisée, elle est encore obérée par le passé récent de la Seconde Guerre mondiale, elle est soumise en droit international à l’accord des Quatre Grands pour ce qui concerne « Berlin et l’Allemagne dans son ensemble » (c’est-à-dire une éventuelle réunification), elle n’a pas le droit de posséder des armes nucléaires (alors que la France fait sauter sa première bombe en 1960).

Quant à Adenauer, tout son objectif est de se rapprocher de la France sans rompre avec les autres partenaires de l’Europe des Six ni avec Washington : en fait le rapprochement avec Paris doit lui servir de réassurance en cas de lâchage de la RFA par les États-Unis, c’est la grande crainte du chancelier, dont de Gaulle joue d’ailleurs assez cyniquement. Et en même temps et dans l’immédiat, il s’agit de pousser par le rapprochement avec la France, les Américains à mieux prendre en compte les intérêts de la RFA. Adenauer cherche donc à manœuvrer dans le triangle Bonn-Paris-Washington, de Gaulle cherche à le maintenir dans un axe Paris-Bonn.

Le 14 septembre 1958, à Colombey

De Gaulle a voulu donner un tour non protocolaire à la réunion ; Adenauer y a été sensible.
Il s’agissait avant tout de faire connaissance, de se jauger : les entretiens portent essentiellement sur des questions de philosophie, de conception du monde. Les deux hommes constatent qu’ils sont tous les deux fidèles aux valeurs de la culture européenne classique et de l’Occident chrétien. Ce sera pour eux la base de la réconciliation et du travail en commun.

Sur le plan politique, Adenauer arrive à Colombey inquiet : de Gaulle avait poursuivi en 1944-1945 des objectifs très durs à l’égard de l’Allemagne.
Mais le Général le rassure : maintenant la menace est soviétique, non plus allemande (on se trouve de nouveau dans une période de tension Est-Ouest et deux mois plus tard Khrouchtchev lancera son ultimatum sur Berlin-Ouest).
Les deux hommes constatent que la politique américaine les inquiète pareillement, à la fois trop prépotente et trop encline à rechercher une détente avec Moscou, dont les Européens risqueraient de faire les frais.
C’est pourquoi Adenauer accueille favorablement une suggestion encore vague de De Gaulle en vue d’établir un contact politique « organique », à base franco-allemande, entre les Six de l’Europe de la CEE, afin de définir une politique commune, indépendante des États-Unis.

Ce n'était qu'une prise de contact, mais le charme opère des deux côtés

Sur le plan personnel les deux hommes s’entendent : ils partagent bien la même vision du monde. Et dans les mois suivants, la crise de Berlin prend de l’ampleur tandis que la tendance de Washington à rechercher un accommodement avec Moscou croît.

Rambouillet, juillet 1960

C’est pourquoi le grand sommet suivant, celui de juillet 1960 à Rambouillet, entre dans le vif du sujet : c’est là que débute vraiment la coopération.
Les deux hommes tombent d’accord pour proposer aux quatre autres partenaires européens une Union politique, compétente également dans les affaires de politique extérieure et de défense, qui permettrait à l’Europe de parler dans le monde d’une seule voix et d’obtenir un rééquilibrage de l’Alliance atlantique.

1961 : élaboration du « Plan Fouchet »

Le « Plan Fouchet » prévoyait la signature d’un traité sur ces bases (le projet n’était pas si différent de ce que sera en 1992 le traité de Maastricht).
Finalement, début 1962, ce projet, pourtant très avancé, échoue, essentiellement parce que le Général va trop loin au dernier moment dans sa volonté de remettre en cause, par ce traité, l’OTAN.
Les autres partenaires, pas même Adenauer, qui sait bien qu’en dernière analyse la sécurité de la RFA repose sur les États-Unis, ne peuvent le suivre aussi loin.

Le dernier grand sommet, celui de juillet 1962

Le sommet de juillet 1962 est précédé d’une revue franco-allemande à Mourmelon et d’une messe dans la cathédrale de Reims.
On est dans la suite de la construction du Mur de Berlin en août 1961.
Peu de temps avant le sommet, les Américains ont annoncé l’adoption d’une nouvelle stratégie nucléaire, tenant compte des progrès atomiques et balistiques de l’URSS, mais revenant à réduire la portée de la garantie nucléaire à l’Europe. On est au comble des inquiétudes partagées, devant ce qui pourrait être une nouvelle aggravation de la situation internationale.

Les deux hommes décident de reprendre le Plan Fouchet, mais à deux, ce qui aboutira au traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, qui met en place un système de consultations régulières entre les responsables des deux pays et qui comporte un volet stratégique et militaire.
Ce traité, toujours valable aujourd’hui et perfectionné depuis, constitue le sommet de la construction politique que poursuivaient de Gaulle et Adenauer.
Représentons-nous ce qu’il signifiait, moins de 20 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Adenauer doit quitter la scène politique en octobre 1963

Adenauer est rapidement obligé, pour des raisons de politique intérieure, d’abandonner le pouvoir en octobre 1963. Le personnel politique allemand trouve qu’il est allé trop loin : le Bundestag ratifie le traité de l’Élysée, mais le fait précéder d’un préambule unilatéral rappelant la fidélité de la RFA à l’Alliance atlantique… « Il a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin », conclut de Gaulle désabusé.
Et de fait le traité n’eut jamais tout le développement escompté au départ.

Charles de Gaulle et le chancelier allemand, Konrad Adenauer (1963)

Une dernière entrevue amicale à L'Institut de France

De Gaulle reverra Adenauer en novembre 1964, à l’occasion de sa réception à l’Institut, et, à l’instar d’une maîtresse éconduite, il lui rappellera les délices auxquelles la RFA avait ainsi renoncé : l’établissement d’une véritable communauté politique et stratégique franco-allemande, par laquelle l’Allemagne aurait même pu accéder aux armes nucléaires (ça, c’était le dernier épisode d’une véritable danse du voile à laquelle de Gaulle s’était livré depuis le début ; il est très peu probable qu’il l’ait envisagé sérieusement).

Que retient-on de ces sommets De Gaulle-Adenauer ?

Ce système de sommets réguliers entre États a fait école par la suite et a fait naître un nouveau type de gestion des affaires internationales. Dans le cas franco-allemand ils ont marqué la réconciliation entre les deux pays et le début d’une coopération intime qui, malgré des hauts et des bas, n’a pas cessé jusqu’à maintenant.
Ils ont, donc, implanté la mécanique des consultations permanentes entre les deux pays.

En savoir plus :

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-Alfred Foucher et l’Afghanistan, une archéologie militante dans les années 20

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