Bergson et Jaurès : histoire d'une amitié

Deux camarades de l'ENS

Tout semble les opposer... Le philosophe spiritualiste d’un côté. Le chantre du socialisme de l’autre. Pourtant, Jaurès était philosophe de formation, camarade de Bergson à l’École Normale supérieure. Quant à Bergson, il eut une action politique – et en particulier il fut missionné, durant la Première Guerre mondiale, pour aller rencontrer le président américain Wilson afin de le convaincre d’entrer en guerre contre les Allemands. Un colloque récent nous ouvre à ces liens entre les deux penseurs. Frédéric Worms, philosophe, spécialiste de Bergson, explique les ressorts de cette relation d'amitié.

Émission proposée par : Damien Le Guay
Référence : pag1044
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Bergson (1859-1941) fut le philosophe français le plus célébré de son époque. Il connut une gloire nationale et internationale dont nous n’avons plus idée. Professeur au Collège de France a 41 ans, il fut élu membre de l’Académie des sciences morales et politique en 1901, puis membre de l’Académie Française en 1914 (et reçu en 1918) et en 1928, reçut le prix Nobel de littérature.

Or, qui se souvient encore de la gloire de Bergson ? Elle est oubliée comme Bergson lui-même est délaissé – sans doute pour avoir été étouffé par le bergsonisme.

Frédéric Worms cherche, aujourd’hui, à réhabiliter Bergson. Philosophe, universitaire, il est le maître d’œuvre de la réédition des œuvres complètes de Bergson aux PUF et auteur de différents livres sur Bergson – dont Bergson et les deux sens de la vie (PUF, 2004) et une biographie (avec Philippe Soulez) qui fait autorité (Flammarion, 1997).

Jean Jaurès (1859-1914)

Jaurès (1859-1914) et Bergson furent condisciple à l’Ecole Normale Supérieure de 1878 à 1881 – Jaurès ayant été reçu premier à cette école et Bergson troisième. En 1881, ils passent ensemble l’agrégation de philosophie – Bergson est reçu second et Jaurès troisième. Puis chacun enseigna. Jaurès à Albi avant d’être élu député. Bergson à Angers puis à Clermont-Ferrand.

De cette camaraderie nous sommes passés au « choc de deux métaphysiques rivales » selon l’expression de Camille Riquier. Le 12 Mars 1892, Jaurès défend sa thèse de doctorat intitulée De la réalité du monde sensible, et s’en prend explicitement au livre de Bergson, publié en 1889, Essai sur les données immédiates de la conscience. Les points d’achoppement sont nombreux. Jaurès dénonce, chez Bergson, un « culte du moi incommunicable ».

Henri Bergson (1859-1941)

Second différent : la question religieuse. Jaurès s’oppose, en philosophie, à l’emprise de la croyance sur les esprits et au spiritualisme. Pour Jaurès le subjectivisme (celui de Bergson) relève d’une religiosité néfaste et même dangereuse qu’il faut combattre. Troisième différend : la question politique. On peut se demander jusqu’à quel point Jaurès n’est pas du coté de l’égalité alors que Bergson, lui, est du coté de la fraternité. Bien après la mort de Jaurès, en 1914, Bergson, en 1932, dans Les deux sources de la morale et de la religion, écrit ce beau texte, dans les remarques finales :

« Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour ».

Face à ces oppositions, Frédéric Worms, dans sa contribution,soutient qu’il faut penser ensemble cette opposition entre un dualisme radical de Jaurès et un sens de l’unité de Bergson. Et la réconciliation posthume se ferait autour du thème de la justice. Il y aurait, pour Frédéric Worms, retrouvaille entre le premier Jaurès et le dernier Bergson.

Tous ces éléments permettent de mieux comprendre le dialogue entre Bergson et Jaurès et les oppositions entre ces deux esprits majeurs.

Damien Le Guay

Le colloque est repris en livre (Annales Bergsoniennes V/ Bergson et la politique, de Jaurès à aujourd’hui, PUF, 2012 – préface de Vincent Peillon.)

Frédéric Worms, directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC) à l’ENS

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