Gilbert Dagron : L’hippodrome de Constantinople, haut lieu du jeu et de la politique

Le byzantiniste de l’Académie des inscriptions et belles-lettres explique les relations entre l’Empereur, le peuple et les courses
Gilbert DAGRON
Avec Gilbert DAGRON
Membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

L’hippodrome de Constantinople fut, dès le IV siècle après J.-C. et pour plusieurs siècles, l’un des hauts lieux de la civilisation romaine d’orient et de la civilisation byzantine. Au point que l’on peut dire que toute l’histoire de Constantinople se concentre dans son hippodrome. Pourquoi et comment un lieu de distraction, où se déroulaient des courses de char peut-il devenir un lieu politique ? Réponses avec Gilbert Dagron, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, professeur honoraire au Collège de France.

Bien qu'il n'existe pas à proprement parler, de sections, au sein de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, on peut compter Gilbert Dagron parmi les meilleurs spécialistes de l'Antiquité tardive, et les byzantinistes. Il tenait au Collège de France la chaire Histoire et civilisation du monde byzantin. Il est l'auteur d'ouvrages qui font autorité sur l'empire romain d'orient, Constantinople, le patrimoine de Byzance, la religion chrétienne de cette période. Chez Gallimard, il a fait paraître une trilogie dont le premier volume s'intitule : « Empereur et prêtre », le deuxième consacré aux images « Décrire et peindre », et le troisième qui vient de paraître intitulé « L’hippodrome de Constantinople, jeux, peuple et politique". C'est ce dernier titre qui constitue le sujet de cette émission.

Gilbert Dagron à Canal Académie
© Canal Académie

Les deux mots, jeux et peuple, on les associe facilement à un hippodrome, mais le mot politique que vient-il faire là ? "On peut l’expliquer aisément, répond notre invité, en disant que la politique relève de la symbolique comme le jeu et comme la religion aussi. Il faudrait commencer par établir une distinction entre les jeux antiques, entre les concours grecs et les « ludi » romains. Les premiers récompensent des exploits sportifs, les seconds sont des rituels, religieux à l’origine, qui mobilisent le peuple d’une cité pour des rituels funéraires et agraires. La symbolique de la course de chevaux en alternance relève de la reproduction du cycle des saisons et avait pour but de les favoriser".

Des cirques hippodromes, on en trouve dans toutes les villes importantes de l'Empire romain, de la Méditerranée jusqu'à Trèves, preuve qu'ils étaient des instruments de romanisation. Pour autant peut-on comparer l'hippodrome de Constantinople avec le Circus Maximus de Rome ?

"Oui, et même avant la création de Constantinople, beaucoup de villes avaient emprunté le modèle romain pour leur hippodrome. On pourrait dire que c’est un produit d’exportation avec deux époques principales : celle de Septime Sévère (fin II- début III e siècle) où l’on romanise les grandes cités d’Orient et celle de la Tétrarchie (2 Augustes-2 Césars), avec leurs cités de résidence impériale. Et comme la course a pour but de rénover la légitimité des Empereurs, il faut donc un peuple pour y participer.

On admet que Septime Sévère ait commencé l’édification d’un hippodrome dans la ville qui allait être baptisée Constantinople et Constantin (en 320 ap. J-C.) l’aurait achevé, calqué sur le Circus Maximus, instrument d’égalisation avec Rome. Constantin identifie Constantinople à Rome et de manière architecturale, il fait aboutir cette identification en allant même plus loin puisqu'il insère la loge impériale dans l’espace de l’hippodrome. Dans sa loge - qu'on appelle le Kathisma- l’Empereur apparaissait comme le Soleil (à l’Est). Le rituel particulier de son apparition est un appel des spectateurs et de ceux qui les représentent (les dèmes) en chantant l’hymne « lève-toi, lève-toi ».

Tête de l’empereur Constantin, élément d’une statue colossale. Bronze, œuvre romaine, IVe siècle ap. J.-C
Musée du Capitole, Rome

Gilbert Dagron, dans son livre, décrit longuement le déroulé de ces courses de char qu'il rappelle ici plus brièvement : l’hippodrome est d’une longueur de 450 m, large de 80 m, avec au milieu de l’arène une « épine » (la spina) qui sépare la piste montante de la descendante, ornée de statues. Et "le virage de tous les dangers"... Avec un obélisque vient d’Egypte, la colonne Serpentine qui vient de Delphes…, on a là un décor très théâtral, un vrai musée en plein air ! Les 4 chars faisaient 7 tours, chiffre symbolique on s’en doute. A l’époque byzantine, il y avait 4 courses le matin et 4 l’après-midi, mais les textes (tardifs, du IX-X è siècle), les "Patria" et "Le livre des cérémonies" disent qu’il pouvait y avoir jusqu’à 50 courses par jour et prévues selon un calendrier précis. L'hippodrome a été utilisé au moins jusqu'au XIII è siècle. Le problème financier était très important, il fallait des centaines de livres d’or pour organiser des courses, ce qui rapidement a limité le développement des celles-ci aux seules courses impériales puisque seul l’Empereur avait les moyens de les financer.

L’obélisque de Théodose ornant l’hippodrome de Constantinople
Istanbul

Gilbert Dagron explique ensuite le rôle politique du peuple au sein de l'hippodrome : "L’Empereur a besoin d’acclamations, d’un populus qui renouvelle sa légitimité. L’hippodrome est ce lieu de légitimation : la victoire du cocher est donnée par Dieu mais c’est toujours l’Empereur qui est le bénéficiaire de la victoire. Lorsqu'il paraît, il n’est pas en position d’arbitre, son premier geste est de bénir les représentants des dèmes. Les Bleus et les Verts sont les principaux représentants et c’est là qu’entre le jeu politique". (les blancs et rouges ont moins d’importance).

Ainsi l'hippodrome a-il été le lieu d'une "fascinante confrontation entre un pouvoir célébré dans sa toute puissance mais éventuellement mis en cause, et un peuple aisément manipulable mais toujours porteur de légitimité".

Les dèmes ?

Voici un mot sur lequel notre invité est prié de fournir quelques précisions ! On reconnaît la racine démos, le peuple, qui a donné démocratie... mais les mots peuvent être équivoques. Et en l'occurrence, Gilbert Dagron précise : "le mot démocratie, tel que l'entendent les contemporains, porte en lui une contradiction, il cache un non sens..." Si le citoyen a une origine, une famille, un métier, bien connus, le démote, lui, est un personnage plus ambigu, on ne sait pas très bien d’où il vient, pas de nom, pas de métier ni de famille. L'action des dèmes (et leurs conflits parfois très violents) ne relève ni de la lutte des classes ni de l’hooliganisme, malgré les violences et les émeutes quelquefois, et Gilbert Dagron dénonce les interprétations marxistes ou historiques qui ont ainsi analysé les dèmes. De plus, les dèmes pouvaient faire ou défaire les empereurs, intervenir dans les problèmes de légitimité dynastique et de succession au trône, être les « parrains » du jeune empereur qui naît, lui choisissant son nom ; ils sont donc intéressés à la légitimité impériale.

L’hippodrome de Constantinople aujourd’hui
Istanbul

L'hippodrome : lieu païen dans une cité chrétienne ?

Pour terminer, Gilbert Dagron évoque Constantinople, cité devenue chrétienne pour préciser comment les jeux étaient perçus par les autorités de l'Église. Or, "le cirque avait déjà mauvaise réputation avant le christianisme, notamment chez les chercheurs de sagesse, les philosophes grecs qui éprouvaient une sorte de dégoût pour les jeux et les courses. Dédain aristocratique qui correspondait à leur morale personnelle. Le christianisme a une tout autre approche car il insiste moins sur l’individu que sur la communauté. Or, il y a incontestablement à l’hippodrome une communauté qui se réunit. Le parallèle entre les jeux et la liturgie peut donc être établi." La question reste posée pour les historiens : Les jeux de l’hippodrome et son décor sont-ils ou non païens ? les statues n’ont plus guère de signification religieuse... Que reste-t-il vraiment du paganisme ? L’Église condamne les jeux mais porte ses attaques plutôt sur le fait de côtoyer d'autres individus non chrétiens et de déserter, au profit des courses, les cérémonies religieuses. Rapidement d'ailleurs, un partage du calendrier s’établit : pas de courses lors des fêtes religieuses. Reste que derrière la condamnation officielle, la fascination pour les courses reste intacte... Et pour cause : comme l'explique longuement Gilbert Dagron dans son ouvrage, toutes sortes d'analogies et d'oppositions peuvent être dressées entre l'hippodrome et l'église...

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