La philosophie politique de Vaclav Havel (1936-2011)

Chantal Delsol présente les Essais politiques
Chantal DELSOL
Avec Chantal DELSOL
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Le philosophe Vaclav Havel (1936-2011) reste une figure majeure de cette Europe centrale qui refusait d’être désignée comme l’Europe de l’Est. Acteur central de la "révolution de velours", il fut président de la République tchèque de 1993 à 2003. Cet intellectuel avait été élu membre associé étranger de l’Académie des sciences morales et politiques en 1992. Chantal Delsol, sa consœur, revient sur ses Essais politiques, publiés en 1989. Elle rend hommage à la pensée d’un homme de courage.

Émission proposée par : Damien Le Guay
Référence : pag1028
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Pour commencer à évoquer Vaclav Havel, parlons de l'auteur dramatique, qui, en 1971, compte tenu de ses engagements dans la « dissidence », ses pièces furent interdites. Il lui fallut alors travailler dans une brasserie.

En 1975, il écrivit une décapante « lettre ouverte à Husak » (Husak était alors, depuis 1969, premier Secrétaire du parti communiste) où il osa dire que le « roi est nu ». En 1977, il fut l’un des trois fondateurs (avec Jan Patocka et Jiri Hajek – ancien ministre des affaires étrangères) de « la charte 77 ». Ces « agitations » intellectuelles le menèrent trois fois de suite en prison (en 1977, 1979, 1989). En tout il y passera cinq ans.

Après la fin du « mur de Berlin », il fut un acteur majeur de la « Révolution de velours » (qui permit au pays de passer, en douceur, du régime communiste à la démocratie). En 1989, pour rendre service et non par ambition, il devint président de la République tchèque et slovaque. Il accepte le poste à titre intérimaire, jusqu’aux élections. « Cet intérim a duré 13 ans » dira-t-il. 3 ans comme président de l’ancienne Tchécoslovaquie devenue démocratique. Puis, après la partition en deux de cet Etat (à laquelle il été opposé au point de se retirer des affaires politiques pendant deux mois), il fut pendant 10 ans président de la République tchèque, de 1993 à 2003.

Mais n’oublions pas que Vaclav Havel surnommé « le président-philosophe », a écrit non seulement de nombreuses pièces de théâtre mais aussi des textes de philosophie politique sur la dissidence, l’état des « sociétés post-totalitaires », le pouvoir, l’hypocrisie des apparences en régimes communistes.

C’est pourquoi nous avons demandé à Chantal Delsol, philosophe, spécialiste de philosophie politique et sensible à la pensée de Jan Patocka, de bien vouloir nous éclairer sur la pensée de Vaclav Havel.
Ajoutons que Vaclav Havel avait été reçu, en 1992, à l’Académie des sciences morales et politiques comme « membre associé étranger » et que Chantal Delsol est, elle aussi, membre de la dite Académie.

Nous nous intéresserons exclusivement à la pensée politique d’avant l’arrivée au pouvoir de Vaclav Havel en nous limitant à un livre : Essais politiques (publié par Calmann-Lévy en 1989). Ce livre contient la « lettre ouverte à Husak » de 1975. Un texte de 1987 sur « le sens de la charte 77 », un autre, central, sur « le pouvoir des sans-pouvoir », sans oublier « histoire et totalitarisme » de 1987.

Václav Havel en 1992 au Forum économique mondial de Davos, en compagnie de Klaus Schwab et du prince Charles.

- Première interrogation : comment et pourquoi la politique est-elle, pour Vaclav Havel, avant tout « une politique appliquée » ? Car, pour lui, cette morale débute par un choix simple : « il suffit de dire la vérité, de formuler à haute voix les opinions, d’exprimer les intérêts et les besoins de la société, de faire face au mal qu’est le mensonge officiel ». Tel est le sens de sa lettre ouverte à Gustav Husak. Tel est le sens de la remarque faite en 1977 par Paul Ricœur (au moment de la mort de Patocka, dans un article du journal Le monde) : « Il est difficile pour des intellectuels occidentaux, encore tout occupés à se déprendre du moralisme et à déconstruire la raison, de comprendre ce retour des intellectuels tchèques à la morale dans le champ même de la revendication politique. »

- Seconde interrogation : comment comprendre cette « société post-totalitaire » dont parle Vaclav Havel ? Avec la fin de la terreur, et ce qu’elle comporte de violence massive, fréquente et arbitraire, les Tchécoslovaques se sont habitués à vivre dans une société contrôlée par mille et une peurs et dominée par une hypocrisie de tous vis-à-vis de tous pour « éviter les ennuis ». Il fallait faire avec et, pour être tranquille, faire semblant. D’où un nouveau rôle de l’idéologie comme un gigantesque alibi, un rideau de fumée pour donner bonne conscience à une classe dirigeante incroyante et soucieuse de vivre dans un douillet confort petit-bourgeois. Et cette idéologie, dit Vaclav Havel, finit par prendre le pas sur le Pouvoir. Un Pouvoir soumis aux faux-semblants, impuissant, incapable de changer quoi que ce soit. D’où sa préférence pour de petits hommes gris, ternes, qui organisent le rituel du pouvoir, sa liturgie, son apparence fallacieuse. Havel constate (pour mieux la dénoncer) « le diktat de la phrase creuse ».

- Troisième interrogation : le rôle de la culture. Autant Havel reconnaît le rôle prééminent de la culture comme « antidote à la manipulation sociale », autant il dénonce cet encouragement officiel pour une « esthétique de la banalité », ce « culte de la médiocrité joyeuse ».
Il s’insurge contre ce « mandat d’arrêt contre la culture » lancé par le Pouvoir en place et, en même temps, sait qu’une prise de conscience spirituelle d’une « vie vécue dans le mensonge » se fera par un électrochoc culturel qui seul permettra aux citoyens d’accéder à une « vie dans la vérité ».

Cet entretien avec Chantal Delsol se termine par l’examen de ce que fut la dissidence. Comment des « minorités agissantes », sans pouvoir (sinon celui des mots, des images et de l’énergie spirituelle), peuvent-elles, à la longue, faire tomber des régimes puissants, armés et dotés d’une police politique infiltrée un peu partout ? Tel est le sens de la « charte 77 » qui fut une tentative « de la part des humiliés pour redresser la tête » et repousser cette dictature d’une bureaucratie maintenue par la seule force gravitationnelle de sa masse.

Cet hommage à la pensée et au courage de Vaclav Havel (et aux dissidents de son pays) est une leçon politique. Quand elle est accaparée, hypocrite, fausse, elle finit par corrompre les esprits. Seule une prise de conscience permet de surmonter cette fatigue d’humanité qui s’est abattue sur tout un peuple. Elle seule permet ce sursaut salutaire.

Texte de Damien Le Guay

Chantal Delsol, est membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques) professeur d’université, philosophe, élève de julien Freund, grande lectrice de Hannah Arendt et de Jan Patocka, elle sonde, de livres en livres, le désarroi de nos contemporains.

Bibliographie :
Essai sur le pouvoir occidental : démocratie et despotisme dans l'Antiquité, PUF, 1985.
La Politique dénaturée, PUF, 1986.
Les idées politiques au XXe siècle, PUF, "Premier cycle", 1991.
Traduit en espagnol, tchèque, arabe, russe, macédonien, roumain, albanais.
L'État subsidiaire : ingérence et non-ingérence de l'État, le principe de subsidiarité aux fondements de l'histoire européenne, PUF, 1992.
Traduit en italien, roumain. Cet ouvrage a été couronné du Prix de l'Académie des Sciences Morales et politiques.
Le principe de subsidiarité, PUF, 1993.
Traduit en polonais.
L'Irrévérence, essai sur l'esprit européen, Mame, 1993.
L'Autorité, PUF, 1994.
Traduit en coréen.
Le Souci contemporain, Complexe, 1996.
Traduit en anglais (USA). Cet ouvrage a été couronné du Prix Mousquetaire.
Démocraties: l'identité incertaine, direction d'un ouvrage collectif, 1994
La grande Europe ?, direction d'un ouvrage collectif, 1994.
Traduit en espagnol.
Histoire des idées politiques de l'Europe centrale (avec Michel Maslowski), PUF, 1998.
Cet ouvrage a été couronné du Prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques.
Éloge de la singularité, essai sur la modernité tardive, La Table Ronde, 2000.
Traduit en anglais (USA). Cet ouvrage a été couronné du Prix de l’Académie Française.
La République. Une question française, PUF, 2002.
Traduit en hongrois. Cet ouvrage a été couronné du Prix Louis Liard 2003 décerné par l’Académie française dans la catégorie des prix traitant d'une question de philosophie, ou d'histoire de la philosophie, ou d'éducation.
Mythes et symboles politiques en Europe centrale (dir. avec Michel Masłowski, Joanna Nowicki), PUF, 2002.
Traduit en roumain.
La grande méprise, Justice internationale, gouvernement mondial, guerre juste..., La Table Ronde, 2004.
En traduction en anglais (USA).
Dissidences (dir. avec Maslowski et Nowicki), PUF, 2005.
Les deux Europes, ed. Du Sandre, 2007 (extrait).
Michel Villey. Le juste partage, (avec Stéphane Bauzon), Paris, Dalloz, 2007.
L'identité de l'Europe, (avec Jean-François Mattéi), PUF, 2010
La paresse et la révolte, Paris, Plon, 2011

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