Cross et le néo-impressionnisme, de Seurat à Matisse.

Jacques-Louis Binet, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts, explique l’influence de Cross
Avec Jacques-Louis Binet
Correspondant

A travers une centaine de toiles et d’aquarelles, le musée Marmottan à Paris permet de suivre l’évolution chronologique de l’oeuvre d’Henri Edmond Cross (1856-1910). Des néo-impressionistes comme Seurat, aux liens qu’entretenait Cross avec les jeunes peintres de sa génération, dont Signac, cette exposition (jusqu’au 19 février 2012) montre l’influence de Cross sur l’art moderne. Grâce à Jacques-Louis Binet, correspondant de l’Académie des beaux-arts, découvrez l’évolution de ce peintre.

C'est autour de Georges Seurat qu'un premier groupe d'artistes se lança dans le néo-impressionisme. Contraste de tons, emplois des couleurs complémentaires, mélange optique... Cross rejoignit des artistes tels que Signac, Angrand, Dubois-Pillet, Pissarro, Luce et Van Rysselberghe. L'influence de Georges Seurat a donc été très importante pour Cross. Après une formation classique incomplète aux Beaux-Arts,Georges Seurat s’est surtout attaché aux dessins, regroupant des masses noires, blanches et des dégradés, en même temps qu’il se passionnait pour Chevreul, la loi du contraste simultané des couleurs, les théories sur la vision.

Georges Seurat, Les poseuses 1888


Il a trouvé dans Félix Fénéon un critique qui, dès 1886, expliquera comment Seurat veut sortir de l’improvisation des impressionnistes, fixer l’instant, conserver, fixer cet ensemble de fugitives images.

SOUS L’OMBRE TUTELAIRE DE SEURAT, (1859-1891)
(Selon John Rewald « Georges Seurat », Albin Michel, 1944)

Au contraire Seurat cherche à perpétuer la sensation, synthétiser le paysage en ne mélangeant plus, « ne triturant plus » écrira Fénéon «sur la palette les pâtes de couleur dont la résultante doit être la teinte de la surface à peindre ». La couleur cherchée sera directement posée sur la toile, par petites touches, entourée de ses complémentaires, en vertu des lois du contraste coloré. On remplace l’ancien mélange chimique sur la palette par le mélange optique sur la rétine, qui délivre une meilleure intensité lumineuse.

C’est le néo-impressionisme, décrit par Fénéon dans une brochure de 1886 et repris dans une revue belge de mai 1887, toujours sous le titre du « NEO-IMPRESSIONNISME». C’est sous cette bannière qu’ont été montrées les grandes œuvres de Seurat, Une baignade à Asnières, de 1883-1884, au Salon des Indépendants, Une dimanche à la Grande Jatte, de 1884-1886, aujourd’hui à l’Art Institute de Chicago, La Parade (1887-1891), aujourd’hui à New-York, Les Poseuses, de 1888, à la Barnes Collection, Le chahut ( 1889-1890), au Rijksmuseum, Jeune femme se poudrant en 1889-1890, Le Cirque de 1890-1891, enfin, au Louvre.

En mars 1891, quinze jours après l’accrochage de l’exposition des Indépendants qu’il avait surveillé lui-même et où il exposait Le Cirque et quatre vues du Chenal de Gravelines, Seurat meurt à trente et un ans, d’une angine infectieuse, qui emporte aussi son fils.

Il laissait derrière lui une œuvre qui avait renouvelé l’impressionnisme, lui offrait de nouvelles règles d’inspiration, de composition et une nouvelle écriture. A la critique de personnages figés, il répond dans Un Dimanche, qu’à la suite de l’étude des mouvements observés sur nature, « leurs formes, si monumentales, nous apparaissent, dans leur immobilité pleine de vie, comme le symbole de toute une époque », le port et les gestes de La jeune femme se poudrant d’une étrange solennité, et que les diagonales du Cirque nous apportent une nouvelle sensation d’espace et de rythme.

Il laissait aussi derrière lui une grand absence dans les milieux du Symbolisme, et, parmi les peintres, une véritable école, dont Signac fut le plus écouté (Seurat n’aimait pas parler de ses méthodes), mais aussi Camille Pissarro, qui avait appartenu à la première vague des impressionnistes, Henri Manguin, Louis Valtat, Albert Dubois-Pillet, Maximilien Luce, Théo Van Rysselberghe et surtout Henri-Edmond Cross, né Delacroix, mais qui avait voulu changer son nom à cause de son illustre homonyme.

De trois ans plus âgé que Seurat, et sept de plus que Signac, Henri-Edmond Cross a commencé par une formation classique à l’Ecole des Beaux-Arts, dont il est sorti pour mieux dessiner devant les modèles du Louvre. Il rencontre Seurat à l’ouverture du premier Salon des Indépendants, en 1884, où il expose Un coin de jardin à Monaco, précédé de dessins préparatoires, très structurés mais il y apparaît comme un amateur « de la peinture claire et du plein air ».

Vite, au contact de Signac, il apprend et adopte la grammaire Seurat.
Très vite aussi il est atteint d’un rhumatisme chronique et décide de s’installer sur la côte méditerranéenne et loue, avec sa compagne, Irma Claire, en octobre 1891, une maison à Cabasson, à quelques dizaines de mètres de la plage. La maison perdue. En février 1893, au retour d’une exposition à Bruxelles, il quitte La maison perdue pour s’installer définitivement à Saint-Clair.

Avant même d’avoir appris la technique pointilliste, Cross connaissait parfaitement le sens des contrastes, comme en témoigne la comparaison des deux versions, l’étude et la toile de madame Hector France, qu’il devait épouser et qu’il peignait à Paris en 1891: l’étude, avec le blanc de la robe, le blanc de décolleté, les dégradés de bleu est très supérieure au tableau qu’encombrent des accessoires inutiles.

Mais la "grammaire" Seurat, la présence de la mer, apportaient, la même année, une dimension supplémentaire et faisaient apparaître des chefs d’œuvre, surtout lorsque Cross oublie les personnages et les références à l’heure du jour : les différents plans horizontaux, sol, mer, collines et ciel s’accordent parfaitement, surtout la mer dont les reflets blancs effacent une partie des collines dans La Plage de la Vignasse, alors que dans les Vendanges, avec une vue assez proche, le premier plan est envahi par des paniers et de personnages qui ne s’accordent pas au reste.

Henri Edmond Cross Les îles d’or 1891-1892

Les versions du matin et du soir de La Ferme sont trop différentes et Cross n’est pas Monet. Les Iles d’or de 1891-1892 sont un des sommets de sa peinture : rarement les petits points blancs et bleus n’ont su traduire tout à la fois les mouvements et le calme de la mer ; presque plus de perspective ; juste un plan d’eau vivant. Même maîtrise avec des touches plus larges, d’orientation différente dans le bleu et blanc de la mer clapotante (1902-1905) ou de la Côte provençale, le four des Maures, qui a les honneurs de la couverture du catalogue.

Lorsque, le 12 juillet 1904, Henri Matisse arrive à Saint-Tropez , loue une maison que lui a trouvée Signac et qu’il occupera jusqu’au 15 septembre, Matisse est d’abord plus jeune que ces néo-impressionnistes ; de la même génération que Marquet et Manguin, il est né en 1869, alors que Signac est de 1863, et Cross de 1856. Il connaît à peine le midi, a passé cinq mois en Corse mais en 1898, a lu le D’Eugène Delacroix au Néo-impressionnisme, et depuis quatre ans hésite sur la voie à suivre.

Il se sent un peu seul, car il trouve Signac dogmatique, mais se rapproche de Cross, dont il partage les mêmes inquiétudes. Ensemble ils vont peindre des aquarelles et c’est de Cross que Matisse apprend la méthode « pointilliste ». Résultats ? D’abord une grande amitié, qui ne se démentira jamais, même quand leurs voies vont diverger.
Un tableau, Luxe, calme et volupté peint au retour à Paris, à l’automne 1904, en reprenant les aquarelles, prises sur le vif et la vue du golfe de Saint-Tropez, représenté dans Le Goûter. Il y applique les principes du néo-impressionnisme, bien visibles sur l’eucalyptus dont le bord gauche est défini non par une ligne mais par une série de petites touches blanches plus ou moins continues.

Henri Edmond Cross, Côte provençale Le Four des Maures, 1906-1907
Huile sur toile – Signé en bas à droite :<br /> Henri Edmond Cross – 73 x 92 cm<br /> Musée de la Chartreuse, Douai<br /> © musée de la Chartreuse, Douai

Signac en a raconté l‘histoire : «Matisse regarde longuement l’eucalyptus fleuri et verdoyant, aux branches multiples qu’il a devant lui(...)¨et de cet arbre chevelu, supprimant branches et feuillages, il fait un cylindre nu, ressemblant à rien de ce que la nature lui offrait. Mais, lorsqu’on revoit l’œuvre plus tard, elle manifeste une grandeur insoupçonnée.» Le tableau est montré aux Indépendants, sera acheté par Signac, qui l’accrochera dans la salle à manger de sa villa à Saint-Tropez.

A l'été 1905, Cross, à la suite d’une conjonctivite rhumatismale, est condamné à rester dans le noir. Matisse est allé à Collioure, rejoint par Derain. Il se laisse aller, dans ses aquarelles, à un fauvisme exacerbé, en même temps qu’il retrouve les leçons de Cross et Signac dans la représentation du Port d’Aval.

Au retour à Paris, comme l’a remarqué Pierre Schneider, Matisse fait « deux choses, opposées, en même temps : il termine le tableau divisionniste sur le port, reste un fauve exacerbé dans La femme au chapeau et love ses formes dans Le Bonheur de vivre, l’ensemble le séparant des néo-divisionnismes, mais non de leur amitié.» Après l’exposition Cross, à Paris, Matisse a offert à Cross un tableau de 1900, Le jardin du Luxembourg, et à sa femme Irma une deuxième version d’un de ses tableaux divisionnistes, Tulipes perroquet.

Henri Matisse, Collioure, rue du Soleil été 1905
Huile sur toile – 46 x 55 cm<br /> Musée départemental Matisse,<br /> Le Cateau-Cambrésis © Succession<br /> Henri Matisse \/ Photo Philip Bernard

L’œuvre ultime de Cross, en avril 1909, sera intitulée Une fillette dans un jardin._

En février de la même année, Matisse lui avait envoyé la photographie de La Desserte rouge. Aucun enfant n’y figure, mais il existait dans une version antérieure, et Pierre Schneider en a fait une œuvre « irradiant du sacré », « une maternité clandestine ».

Cross a pris un autre chemin, il a appliqué la figuration du nu au néo-divisionnisme, dans La Ronde, La Clairière, Le Scarabée, La Faune.
Surtout gêné par ses rhumatismes, il a découvert une autre voie royale : les aquarelles ; avec les toiles des années 1891-1895, La plage de la vignasse, Les îles d’or, La mer clapotante, La côte provencale, c’est le meilleur de l’œuvre.

Henri Edmond Cross, pêcheur, 1895

Le meilleur, parce que longtemps oubliées sauf par Bernard Dorival, surtout celles qui portent la griffe du divisionnisme, points, traits, vermicelles, elles semblent naître du papier qui transforme l’encre non pas en signes mais instantanément en eau, cimes, roches, villages, caps, arbres, dunes, fleurs : nous croyons assister à leur naissance.

Texte de Jacques-Louis Binet.

Henri Edmond Cross et le néo-impressionnisme. De Seurat à Matisse
Jusqu'au 19 février 2012
Musée Marmottan
2, rue Louis-Boilly
75016 Paris France


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