On n’enjoint personne et personne n’est enjoint

Faut-il le dire ? la chronique de Pierre Bénard
Avec Pierre BENARD
journaliste

Le verbe « enjoindre » est à la mode et fait une rude concurrence à « ordonner », « commander », « prescrire » ... Dommage qu’on l’emploie de travers. Sans rien enjoindre à quiconque, Pierre Bénard plaide pour que l’on use d’ « enjoindre » d’une manière correcte.

Émission proposée par : Pierre BENARD
Référence : mots637
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Ecrite ou parlée, la presse raffole d’ « enjoindre ». Ce vieil « enjoindre » est devenu chic, ou, comme on dit plutôt aujourd’hui, chicos. Enjoindre, c’est commander d’une manière claire et forte, expresse et sans réplique. Au verbe enjoindre correspond le nom injonction. On ne discute pas une injonction. On s’empresse d’accomplir ce que l’on vous a enjoint de faire.

« Ce que l’on vous a enjoint de faire » ... La langue française est ainsi faite que l’on peut prendre le « vous », ici, pour un complément d’objet direct. Le résultat est que l’on dira, que l’on croira pouvoir dire et écrire : « J’ai enjoint Pierre de répondre ». Du coup, on dira, on croira pouvoir dire et écrire : « Pierre a été enjoint de répondre ».

C’est un solécisme. Le terme qui désigne la personne à qui s’adresse l’injonction est un complément d’objet indirect. Dans « ce que l’on vous a enjoint de faire », vous répond à la question « à qui ? », non à la question « qui ? ». Aussi doit-on dire et écrire « J’ai enjoint à Pierre de répondre », ainsi doit-on dire et écrire, si l’on veut adopter une autre construction, dans laquelle Pierre soit sujet, « Pierre a reçu l’injonction de répondre ».

Tout le reste est contraire à l’usage de mille ans de français, où « enjoindre » est toujours entré dans une construction analogue à celle qui vaut pour « imposer », « ordonner », « commander », « prescrire » ...

Une ou deux cuillerées de Littré, voulez-vous ? Pour le plaisir autant que pour l’illustration de ce que j’avance... L’admirable lexicologue cite une phrase d’Henri de Mondeville, médecin du XIVe siècle, dans son traité de chirurgie : « La XIe règle est que nous devons enjoindre silence et repos au patient, tant comme le sang court», aussi longtemps, autrement dit, que le sang coule, aussi longtemps que dure l’hémorragie. Enjoindre quelque chose à quelqu’un ! Autre exemple, puisé par Littré dans la traduction faite au XVIe siècle par Jacques Amyot de la Vie de Romulus de Plutarque : « Tarchetius bailla les deux jumeaux à un nommé Teratius, lui enjoignant de les faire mourir. » « Lui enjoignant » et non « l’enjoignant » : il est bien clair ici encore que le complément d’ « enjoindre » est indirect et non direct. Tarchetius enjoint à Teratius de faire mourir les jumeaux Romulus et Remus, qu’une louve, comme chacun sait, nourrira.

Je voudrais que le chirurgien Mondeville et le bon évêque Amyot contribuassent à nous guérir de trop d’ « enjoindre » mal employés. Car réfléchissez à ceci. Ceux qui écrivent, par exemple, « Le directeur nous enjoint de régler cette affaire », ne font apparemment pas la faute. Mais rien ne dit que, dans leur esprit, « nous » ne soit pas un complément d’objet direct, auquel cas la faute, secrètement, est commise. Si la phrase est écrite au passé composé, les choses sont différentes : « Le directeur nous a enjoint (sans s) de régler cette affaire », c’est très bien. L’absence d’accord du participe, en effet, prouve que le « nous » est entendu comme un complément d’objet indirect. Pas de faute ici, bravo ! A moins ... A moins que l’auteur de cette phrase ignore la règle de l’accord des participes. Felix culpa ! Heureuse faute ! Elle peut pallier une ignorance et faire disparaître une faute, en évitant que l’on n’écrive « Le directeur nous a enjoints », avec un s injustifié.

Je conclus que d’un mal peut résulter un bien.

Je conclus d’autre part que si je suis obscur et si vous êtes embarrassé, rien ne vous interdit de vous servir des verbes commander, ordonner, prescrire, avec lesquels l’erreur est impossible, ou bien encore du verbe sommer qui appelle, lui, en revanche, la construction directe (« Il a sommé l’homme de parler »), sans que le risque de confusion existe davantage. Je n’ai encore jamais lu ni entendu : « Il a sommé à l’homme de parler ». La construction vicieuse avec le verbe enjoindre, comme avec les verbes ordonner, prescrire et commander, est louable avec « sommer ».

Ayant conclu, j’ajoute encore que nul ne vous oblige à m’écouter ni à me lire... et que je n’enjoins à personne de me prêter attention.

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