Vins de Bordeaux et de Bourgogne : leur histoire ? aussi essentielle que leur géographie !

Point de vue d’un connaisseur : Jean- Robert Pitte, de l’Académie des sciences morales et politiques : Bordeaux Bourgogne, les passions rivales
Avec Anne Jouffroy
journaliste

Jean-Robert Pitte, président de la Société de Géographie et fin connaisseur de l’histoire du vin, publie Bordeaux Bourgogne, les passions rivales . Pour éclairer l’opposition de deux civilisations, deux façons de sentir, deux ambitions rivales de produire les meilleurs vins du monde, il retrace l’histoire culturelle et économique de ces deux vignobles d’exception. Sans minimiser le rôle des environnements dans lesquels naissent ces vins, n’y aurait-il pas -selon une formule provocatrice- « plus d’histoire que de géographie dans une bouteille de vin » ? Le terroir physique, pour essentiel qu’il soit, ne serait-il qu’une des nombreuses composantes qui participent à la naissance des grands vins ?

Émission proposée par : Anne Jouffroy
Référence : pag967
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« Quoi de commun en effet, entre ce Bourguignon, rustique et tout en rondeur, et ce Bordelais, grand bourgeois raffiné, sinon leur commune passion pour l'excellence? se demande Jean-Robert Pitte, avant de poursuivre : « Pour espérer ressouder la fracture entre le bordeaux et le bourgogne, et la dépasser un jour, il faut en comprendre les origines et donc mobiliser toute l'histoire culturelle et économique des deux vignobles et des sociétés qui les exploitent, mais aussi et surtout de leurs clientèles, « accessoirement » des aspects naturels de leur terroir.  Utiliser ici l'adverbe « accessoirement » peut ressembler à une provocation à l'égard des vignerons, mais aussi des professionnels qui les entourent. »

L'une des principales divergences entre les vignobles concerne la destination du vin

Jean-Robert Pitte précise qu'il a poussé le paradoxe à l'extrême en citant dans son livre, et en semblant la cautionner, la fameuse formule de Jean Kressmann selon laquelle « il y a plus d'histoire que de géographie dans une bouteille ».

« En fait, dit-il, il y a beaucoup de géographie dans une bouteille ; surtout pour le bon vin, le vin de terroir qui ressemble à l'endroit d'où il vient. Bordeaux et bourgogne  font partie des vins géographiques ; mais il ne faut pas négliger qu'ils sont faits, aussi, pour être bus, pour plaire aux clients! C'est là que la culture et l'économie entrent en ligne de compte et façonnent les grands vins! Le vin est porteur de culture, de méthodes techniques, de rêves, de représentations ; et çà, c'est l'histoire des hommes ! C'est l'histoire des vignerons, des propriétaires, mais surtout l'histoire du goût des amateurs de tel ou tel vin !»

Le champagne, entre terroir et goût...

Le champagne est un exemple type de ce lien entre terroir et clientèle.
Le vin effervescent fut fabriqué d'abord pour répondre au goût anglais et en fonction de méthodes anglaises beaucoup plus que de méthodes liées à la Champagne elle-même. La région champenoise, au début du XVII° siècle, ne fournissait qu'un vin blanc extrêmement sec de raisins à peine murs : le vin du « Petit âge glaciaire ». Quand les Anglais inventèrent le champagne effervescent, produit totalement industriel et artificiel, les Champenois se sont lancés dans la fabrication, sur place, du «  vin à bulles » pour récupérer ce marché et rentabiliser au maximum leur production viticole.

Autre grand vin, le Sauternes

Les grands vins liquoreux du Sauternais de la vallée du Ciron (au sud de Bordeaux) sont un autre exemple -bordelais cette fois- de particularité climato-oenologique développée pour les besoins du négoce, qui s'est chargé d'éduquer sa clientèle. Ils sont nés à la fois du goût anglais pour les vins sucrés servis avec de plats salés et des brouillards locaux provoquant la pourriture noble. Le botrytis se développe si on ne vendange pas les raisins blancs à temps. Ce champignon absorbe l'eau du raisin et l'eau des brouillards et concentre les sucres à l'intérieur des grains, dont l'aspect n'est pas très beau. Quand on presse ces raisins, on obtient un jus extrêmement sucré qui donne le Sauternes.

Quel que soit le talent commercial et viti-vinicole des Bourguignons et des Bordelais, ils ne maîtrisent pas tout le circuit jusqu'au consommateur. Une fois partis sur la Seine ou la Saône, une fois chargés sur les navires flamands ou anglais, leurs vins sont entre les mains de marchands étrangers à leur région. Cette géographie de la consommation eut un effet puissant sur les vins eux-mêmes.

L'Église, les princes et le bon vin dans la Bourgogne médiévale

Les grandes abbayes bourguignonnes (Cluny, Cîteaux), les riches Évêchés de la région (Langres, Autun) et le « Grand duché d'Occident » (duché de Bourgogne de l'époque des ducs Valois) immense, puissant et prestigieux, ont hautement contribué au développement des vins de Bourgogne, nés sur l'axe majeur de circulation de vallées du Rhône et de la Saône.

Le marché du vignoble bourguignon se dirigeait vers la clientèle locale raffinée, les ecclésiastiques de haut-rang et princes, vers les Papes d'Avignon, vers les possessions flamandes et brabançonnes des
grands ducs d'Occident et vers la Cour de France, surtout après la mort de Charles le Téméraire en 1477.

Aux siècles suivants, les vins de la Côte d'Or bénéficièrent encore de la même aura qu'aux XIV° et XV° siècles, dans les Flandres et à Paris.

Les vins parisiens très verts et rudes du « Petit âge glaciaire » de l'époque moderne, n'avaient pas la rondeur de ceux de Bourgogne.
Le cépage  pinot  correspondait –et correspond toujours- à l'esprit français, sensuel, catholique. Ce sont des vins d'oubli, d'abandon, de « boit sans soif ».

Nobles et raffinés les bourgognes peuvent l'être tout autant que les bordeaux. Cependant, la culture qui les accompagne est plus terrienne, plus paysanne que la culture bordelaise, elle-même plus bourgeoise et plus retenue.

C'est le vin d'un paysan à la fois travailleur et rieur dont il s'agit, en Bourgogne.

Le bordeaux, un vin cérébral qui répond à l'appel du Nord

Du côté de Saint Emilion et Pomerol, les vins à base de merlot sont ronds et souples mais  le vrai grand vin de Bordeaux, c'est le Médoc – celui qui a fait l'objet du classement de 1855 par la Chambre de Commerce de Bordeaux. Les grands rouges du Médoc, à base de cabernet-sauvignon, sont absolument magnifiques ; assez tanniques, ils demandent à être décantés. Ce sont des vins de méditation.

Le cépage cabernet-sauvignon rappelle l'esprit de la Réforme en Europe du Nord. Il est plus dur, plus rigoureux, plus puritain, moins voluptueux que le pinot.

Les Bordelais ont excellé, pour répondre à la demande de leurs clients connaisseurs de l'Europe du Nord. Leur savoir-faire, leur grand art, illustrent l'absence de toute fatalité géographique, de tout déterminisme.

De riches potentiels viticoles

L'environnement physique dans lequel naît le bordeaux ne ressemble guère à celui dans lequel naît le bourgogne. Les traditions, les débouchés commerciaux -on l'a déjà dit plus haut- les ont conduits sur des chemins différents. Pourtant ils ont des points communs.

Parmi ceux-ci, il en est un d'importance ; injuste et contestable, certes, mais déterminant : il s'agit de l'ancienneté de leur réputation, laquelle est loin de s'expliquer par les seules vertus « naturelles » des terroirs.

D'autres terroirs potentiellement porteurs de grands vins n'ont pas développés toutes leurs qualités en raison de leur localisation par rapport aux marchés de consommation :

- En Bourgogne, la Côte chalonnaise et le Mâconnais disposent de nombreux atouts : coteaux aux sols excellents, bien exposés à l'est ou au sud, plus méridionaux -donc moins sensibles aux gels printaniers- que leurs voisins de Côte d'Or ; cépages pinot et chardonnay ; viticulteurs et vignerons talentueux.
Mais les rendements dépassent le PLC (Plafond limite de classement) fixé par les décrets de l'INAO. Impossible de produire des vins concentrés dans ces conditions. Pour des raisons financières, la situation est bloquée : à coût de production égal pour le propriétaire, qui accepterait d'acheter une bouteille de Rully ou de Mâcon-viré le même prix qu'un Beaune ou un Nuits?

- Les mêmes sous-évaluations se retrouvent autour de Bordeaux.

Dans le sud-ouest des vins furent mis sous l'éteignoir par les privilèges ancestraux des Bordelais. Ceux-ci avaient obtenu d'Aliénor d'Aquitaine et de la couronne anglaise un monopole commercial jusqu'à la Saint Martin (11 novembre). Seuls les vins de la juridiction de Bordeaux avaient le droit d'être vendus et exportés vers l'Angleterre avant le 11 novembre. Á cette date, les vins du-haut ou de la rive droite, qui débarquaient à Bordeaux par la Dordogne ou la Gironde, ne trouvaient plus preneurs, malgré leurs réelles qualités ; le marché anglais étant déjà saturé et satisfait. Ce privilège incroyable fut maintenu par les rois de France ; il fallut attendre Turgot, sous le règne de Louis XVI, pour le voir remis en cause. Mais c'était trop tard!

Jean-Robert Pitte souhaite en finir avec l'esprit de clocher ! Le bordeaux et le bourgogne sont différents, soit ! Ils sont, aux côtés de tous les autres vins français, des expressions de la richesse culturelle et naturelle du pays. _

Selon l'Evangile : Il y a bien des demeures dans la maison du Père ( Jean, 14, 2)

- A écouter aussi, deux autres émissions avec Jean-Robert Pitte sur le vin :
- Le désir du vin à la conquête du monde de Jean-Robert Pitte, de l’Académie des sciences morales et politiques
- Jean-Robert Pitte : ma conférence à Shanghai Le vin au coeur de l’identité française

- Vigilant ambassadeur de la gastronomie française, écoutez aussi :
- Point de vue : Jean-Robert Pitte, bientôt une cité de la gastronomie ?

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