Mais au fait, à quoi sert "en fait" ?

« Faut-il le dire ? » la chronique de Pierre Bénard
Avec Pierre BENARD
journaliste

"En fait" s’entend à tout bout de champ, à tout bout de phrase, et cela depuis des années déjà. Pierre Bénard s’en amuse et s’en irrite un peu. On tâche de se guérir d’un tic nerveux. Que des millions de gens en soient possédés, est-ce une raison de baisser les bras devant un tic de langage ?

Émission proposée par : Pierre BENARD
Référence : mots630
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Il y a vingt ans, on pouvait croire que ce serait une mode qui passerait comme toutes les modes. En fait, il n’en fut rien. Je veux dire qu’en réalité il n’en fut rien. En fait, « en fait » a survécu et continue allégrement à servir de cheville à des milliards de phrases prononcées tous les jours. On dit « en fait » pour ne rien dire, simplement pour gagner du temps, comme on produit un raclement de gorge ou comme on fait « euh... »
« En fait », lorsqu’il a un sens, correspond à une correction, une rectification, une mise au point. « Sourd, dites-vous ? En fait, légèrement dur d’une oreille. » « Je ne crois pas que tout soit perdu. En fait, il nous reste quelques chances. » On est bien loin de cette valeur. « En fait », tel qu’on l’utilise à tire-larigot, ne veut strictement rien dire. « Vous avez demandé à me voir ? En fait, oui. » « Quelle heure est-il ? En fait, il est près de six heures. » Rarement tic de langage aura eu la fortune de ce petit « en fait ». Laissez traîner vos oreilles parmi les entretiens de nos contemporains. « En fait » se pointe à tout bout de champ, présent parfois au début et à la fin d’une même phrase. J’ai parfois l’impression qu’ils ne disent que cela : « En fait, en fait, en fait »...

Certes, de même qu’un mauvais vers gagne son nombre de syllabes grâce à une cheville, un mot ou deux qui n’apportent rien au sens mais permettent simplement de remplir la mesure, de même le parler a toujours eu recours à des expressions vides, qui ne traduisent rien d’autre que l’embarras, la gêne, le besoin de gagner du temps pour rassembler ses mots. Je parlais à l’instant du « euh », si vite insupportable dès que l’on y prête attention, et dont les potaches malicieux se font une joie de compter les occurrences dans l’éloquence de leurs maîtres, je veux dire de leurs enseignants : « Ecoutez euh... aujourd’hui euh... je voudrais euh... que nous euh... revenions euh... sur le travail que nous avons commencé l’autre jour euh... d’amélioration euh... de l’expression orale euh... » Bravo ! Il a battu son propre record ! Huit « euh » dans le même panier !

Au nombre de ces émissions fâcheuses, de ces ruses naïves pour éviter le silence et garder la parole, et déjà pour la prendre, cette parole, sans rien dire, on connaît aussi le « ben ». Loin de s’en irriter, on peut s’en amuser, du vieux « ben » paysan qui sert à se donner le temps de la réflexion. Si un seul « ben », même lourdement traîné, meuble difficilement le temps nécessaire pour tourner sept fois sa langue, il procure tout de même un répit précieux, surtout s’il s’appuie sur un « p’têt’ » : « P’têt’ ben qu’oui ! » Cela dans une réponse et lorsqu’on se méfie.

Au début d’un propos, « ben » marque une volonté de se faire entendre tempérée par le souci de songer encore un instant à ce que l’on va dire : « Ben... allons-y ! »

Cet éloge, ou, du moins, cette apologie de « ben » m’amène à revenir sur « euh ». « Euh », à la réflexion, traduit souvent chez certaines personnes scrupuleuses le soin de prendre le mot juste, c’est un tâtonnement honnête, souvent dérisoire, mais dont je distingue l’origine, sinon la justification. « En fait », en revanche, m’exaspère comme un simple tic, comme du mécanisme affectant ce qui est humain par excellence : le langage.
« En fait » est détestable comme sont détestables les « juste », les « c’est clair », les « voilà », les « disons que » et tous les absurdes « on va dire » qui chargent et ornementent le langage parlé
d’aujourd’hui. Et dire que cet « en fait », essentiellement oral, commence à se répandre dans l’écrit... Je l’ai lu, bien caractérisé, j’entends par là ne signifiant nullement « en réalité ». « En fait », c’est clair, est juste abominable. Voilà.

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