Histoire du climat avec Emmanuel Le Roy Ladurie : les accidents climatiques au XXe siècle (4/6)

L’historien, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, raconte crues, grands hivers et canicules
Emmanuel LE ROY LADURIE
Avec Emmanuel LE ROY LADURIE
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Inondations, grands hivers, canicules… Les « accidents » climatiques sont légion dans l’histoire. Dans cette émission, Emmanuel Le Roy Ladurie s’intéresse en particulier au XXe siècle et, en historien, parcourt le temps pour voir quelles sont les ressemblances et les dissemblances entre les accidents d’hier et ceux de notre époque.

Paris a sa devise : Fluctuat nec mergitur, qui lui sied assez bien. La Seine fait en effet des siennes à peu près tous les cent ans. On parle à ce propos d’inondations « centennales ». La crue de janvier 1910 est de beaucoup la plus évocatrice pour le plus grand nombre, car non seulement elle se produisit au XXe siècle, mais aussi parce qu’elle fut abondamment couverte par les magazines, qui publièrent à cette occasion de nombreuses photographies insolites.

L'image des députés se rendant au Palais Bourbon en canot a marqué les esprits des contemporains. L'un d'entre eux, un certain Robert Capelle, sténographe à l'Assemblée nationale, fit le compte-rendu de ses émotions sous forme de notes au jour le jour. A la date du mardi 25 janvier 1910, on peut lire : «Certains députés demandent à ce que la Chambre suspende ses séances. M. Doumer, rapporteur général du budget s'y oppose. La séparation de la Chambre, paraît-il, affolerait la population. Je ne sais pas. “Quand il y aura de l'eau dans l'hémicycle, dit-il, nous monterons sur les gradins”.»

Crue de 1910 : 8,62 m au pont d'Austerlitz !

Dans la revue des Annales de géographie de 1911, Lucien Gallois a pu écrire : «En même temps se produisaient des crues extraordinaires sur la haute Seine et la Marne ; l'effet en était attendu à Paris pour le 27 ou le 28 . Or, le 23, une dépression barométrique de 33 mm de 24 heures déterminait une recrudescence des pluies. Un nouveau flot de l'Yonne, du Loing, du Grand Morin venait se superposait à celui de la haute Seine et de la Marne, et les eaux atteignaient, le 28, 8,62 m au pont d'Austerlitz. (...) En somme, la Seine avait monté, en 9 jours, de 5,64 m au pont d'Austerlitz, soit de 0,626 m par jour. Jamais on n'avait observé de crue aussi soudaine. La décroissance fut également très rapide : le 7 février, le niveau était redescendu à 4,50 m au pont d'Austerlitz, soit de 0,41 m par jour. Il y eut encore ensuite deux fortes oscillations, et le fleuve ne rentra définitivement dans son lit qu'au milieu de mars.»

La grande crue de la Seine (janvier 1910). Sur les passerelles, un agent galant
© Casas-Rodríguez Collection, 2009

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Si la crue de 1910 est à juste titre mémorable, celle de 1658 fut pourtant plus extraordinaire encore. Cette année-là en effet, le niveau de la Seine dépassa de plus de 30 cm le seuil maximal de 1910. Moins spectaculaire que la crue de 1658, celle de 1740 n'en fut pas pour autant négligeable. 1658, 1740, 1910, sans oublier 1802 : ces millésimes entrent tous dans la catégorie des inondations dites centennales de la Seine.

Dans son livre d'entretiens avec Anouchka Vasak, Trente-trois questions sur l'histoire du climat, Emmanuel Le Roy Ladurie s'interroge : «A quand une prochaine inondation centennale ? La tendance, sous effet de serre, serait plutôt à la sécheresse, du moins dans le sud. Mais quid du Nord, voué paraît-il à l'humidité croissante dans l'avenir ? Voyez déjà les inondations anglaises de 2007. Citons aussi les alertes de janvier 1924, janvier 1955, janvier 1982, mars 2001, s'agissant de la Seine à Paris...»

L’œil aiguisé de Roland Barthes s'est arrêté sur l'inondation de janvier 1955 à Paris, qui participait selon lui davantage de la Fête que de la catastrophe. Dans Mythologies, sous le titre «Paris n'a pas été inondé», il écrivait : «Le phénomène le plus troublant est certainement la disparition même du fleuve : celui qui est la cause de tout ce bouleversement, n'est plus, l'eau n'a plus de cours, le ruban de la rivière, cette forme élémentaire de toute perception géographique, dont les enfants, justement, sont si friands, passe de la ligne au plan, les accidents de l'espace n'ont plus aucun contexte, il n'y a plus de hiérarchie entre le fleuve, la route, les champs, les talus, les vagues terrains ; la vue panoramique perd de son pouvoir majeur, qui est d'organiser l'espace comme une juxtaposition de fonctions. C'est donc au centre même des réflexes optiques que la crue porte son trouble. Mais ce trouble n'est pas visuellement menaçant (je parle des photos de presse, seul moyen de consommation vraiment collective de l'inondation) : l'appropriation de l'espace est suspendue, la perception est étonnée, mais la sensation globale reste douce, paisible, immobile et liante ; le regard est entraîné dans une dilution infinie ; la rupture du visuel quotidien n'est pas de l'ordre du tumulte : c'est une mutation dont on ne voit que le caractère accompli, ce qui en éloigne l'horreur.»

Le chaud et le froid : canicules et grands hivers

La canicule tueuse de 2003 (environ 15 000 morts en France) ne doit pas faire oublier les précédentes. Notons qu'à la différence de canicules des siècles antérieurs, où la mortalité infantile était très élevée, ce sont les personnes âgées qui furent les grandes victimes en 2003, conséquence principalement de la déshydratation. Autrefois, les enfants mouraient le plus souvent de toxicose ou de dysenterie, comme lors des fortes chaleurs de l'été 1911 (40 000 morts). Citons aussi 1921, 1947, 1983, 1995, sans oublier l'«illustre sécheresse» de 1976.

Le réchauffement global, dont les scientifiques ont observé les débuts à partir de la fin du XIXe siècle, a pour effet, entre autres, d'adoucir les températures des hivers. Mais si la tendance au XXe siècle est aux hivers doux, quelques grands hivers ont marqué la mémoire des contemporains, tel celui de 1956, qui décima notamment les oliviers de Provence et de Languedoc.

Il y eut aussi les hivers terribles des deux guerres mondiales : 1917 d'abord, puis 1939-40, et surtout 1941-42, qui vit l'entrée en scène du fameux «général Hiver», au grand désarroi des Allemands lancés à l'assaut de Moscou. Plus près de nous, citons enfin l'hiver sibérien de 1962-63.

Pour aller plus loin

- Cette émission est la quatrième d’une série de six sur l’histoire du climat. Le prochain thème sera : les fluctuations climatiques en France depuis le XVIIe siècle.

- Ecoutez les autres émissions de cette série sur l'Histoire du climat avec Emmanuel Le Roy Ladurie

- Histoire du climat avec Emmanuel Le Roy Ladurie : l’historien pionnier (1/6)

- Histoire du climat avec Emmanuel Le Roy Ladurie : la Révolution française, une révolution climatique ? (2/6)

- Histoire du climat avec Emmanuel Le Roy Ladurie : la "politisation" du climat en France (3/6)

- E. Le Roy Ladurie sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques.

- E. Le Roy Ladurie, Trente-trois questions sur l'histoire du climat, du Moyen Age à nos jours (entretiens avec A. Vasak), Fayard, coll. «Pluriel», 2010.

- Le réchauffement de 1860 à nos jours (avec le concours de G. Séchet), t. III de Histoire humaine et comparée du climat, Fayard, 2009.

- G. Séchet, Quel temps ! Chronique de la météo de 1900 à nos jours, Hermé, 2004.

- E. Garnier, Les dérangements du temps : 500 ans de chaud et de froid en Europe, Plon, 2010.

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