Avoir les chevilles qui enflent, un gallicisme anatomique !

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

Le lexicologue Jean Pruvost part sur la piste d’un des plus fameux gallicismes anatomiques. Quel peut donc être le rapport entre l’articulation des chevilles et une crise suraiguë de mégalomanie ?

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots596
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_ Les expressions qui font appel au corps humain sont en fait très nombreuses. Le problème est de savoir de quelle partie du corps il s’agit… Dans un ouvrage qui s’intitule le Musée des gallicismes, datant de 1965, il n’y a pas moins de 15 pages pour ce qu’on appelle les « gallicismes anatomiques », c’est-à-dire les expressions françaises portant sur le corps.

« Avoir les chevilles qui enflent » c’est, rappelle le Nouveau Littré, « manquer de modestie ». Très bien ! Mais pourquoi enflent-elles donc ? À vrai dire, Michel Lis, en 1980, dans le Dictionnaire du gai parler, en donne une interprétation historiquement intéressante. Il se trouve que, sous Louis XIV, certains courtisans avaient reçu le privilège d’ajouter à leurs souliers des talons rouges, à la manière des chaussures très élégantes du roi. Pour mieux marquer ce privilège, quelques-uns n’hésitèrent pas à faire élargir leurs chaussures pour que ces hauts talons rouges soient encore plus visibles, et du même coup on pouvait imaginer que leurs chevilles étaient enflées.

C’est, pense-t-on, l’origine de l’expression, mais pour ma part, je crois qu’il faut aussi rappeler que les talons se fixaient à la chaussure avec des chevilles de cuir ou de fer : « les cordonniers font tenir les talons de cuir avec des chevilles » précise Furetière en 1690. Il serait bien possible alors que ce soit ces « petits morceaux de fer ou de bois rond ou carrés » qui aient pris du volume, « enflé ».
Quoi qu’il en soit, en 1863, Vigny, dans ses Mémoires brosse un joli portrait de ces courtisans aux chevilles enflées, chevilles de cuir ou de chair : « une mouche au coin de l’œil, des talons rouges et des manches de dentelles ». La mode des « talons rouges » a complètement disparu, mais cette coquetterie a eu une certaine longévité. Voltaire, ne détestait pas (dit Jean Guehenno) porter « des talons rouges et des rubans à ses souliers » lorsqu’il était à la cour du roi de Prusse.

En tout cas, difficile d’arriver à la cheville de celui qui a les chevilles qui enflent. Évidemment, on n’imagine pas spontanément les chevilles au niveau de la tête, pourtant les « chevilles », nous rappelle Richelet, en parlant des « bêtes fauves » (traduisons les bêtes de couleur fauve, comme les cerfs), sont les andouillers, c’est-à-dire les branches du bois des cerfs, des daims ou des chevreuils.

Quant à Paul Robert, parfois facétieux, il n’a pas résisté à reprendre un jeu de mots de Jules Renard, dans son Journal, daté du 7 novembre 1887, en évoquant « une petite fille, avec de jolies chevilles ouvrières »… Il est d’ailleurs amusant que cette expression, la cheville ouvrière, ait d’abord désigné une grosse cheville de fer qui permettait de faire tourner le train avant des carrosses. On est alors bien loin de la cheville d’une petite fille ouvrière. Encore qu’après tout, le carrosse peut faire penser à Cendrillon !

Jean Pruvost

Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise et où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.

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