Une lettre de Descartes retrouve, après 172 ans, sa place à la Bibliothèque de l’Institut

Le donateur Jean Bonna remercié par le Chancelier de l’Institut, Gabriel de Broglie, et le discours d’Hélène Carrère d’Encausse
Gabriel de BROGLIE
Avec Gabriel de BROGLIE de l’Académie française,
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Une lettre de Descartes a été offerte à l’Institut de France par Jean Bonna, correspondant de l’Académie des beaux-arts. Canal Académie a assisté à sa remise officielle en la présence du Chancelier de l’Institut, Gabriel de Broglie, et d’Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française. L’occasion de saluer le généreux geste d’un mécène collectionneur et grand érudit.

Souvenez-vous, il y a un an à peine, le Haverford College remettait à l'Institut de France une des 72 lettres dérobées de Descartes, et qui s'était retrouvée par hasard dans sa bibliothèque (retrouvez à ce propos nos émissions : Interviews autour d’une lettre de Descartes : Théo Verbeek, Jean-Luc Marion, Erik Jan Bos et Mireille Pastoureau et Une lettre de Descartes volée au XIXe siècle, rendue à la Bibliothèque de l’Institut de France.
Une nouvelle lettre vient d'être offerte à la bibliothèque de l'Institut de France. Pour découvrir l'épopée de cette missive, écoutez successivement dans cette retransmission : Gabriel de Broglie, Hélène Carrère d'Encausse, et Jean Bonna lui-même.

Le Chancelier de l'Institut (dont vous pouvez retrouver une partie de l'allocution ici)
commence par rappeler la valeur inestimable de cette lettre de René Descartes (1588-1648) adressée à Hobbes par le truchement du père Marin Mersenne (1588-1679), « secrétaire de l'Europe savante de son temps », datée du 21 janvier 1641. C'est en effet un précieux témoignage de celui dont on dit parfois qu'il « symbolise à lui seul l'apport de la pensée française à la civilisation ».

Le Chancelier de l’Institut, Gabriel de Broglie

Si la valeur de la lettre est d'importance, celle du donateur, car il s'agit bien là d'un don, ne l'est pas moins. Jean Bonna, Genevoix mais Parisien de cœur, est un grand mécène et un collectionneur érudit. Président de nombreux organismes bancaires, il est aussi un membre actif de nombreuses associations bibliophiliques dont la prestigieuse Société des bibliophiles françois fondée en 1820.
C'est cette passion pour les textes rares et anciens qui l'a mené sur la piste de la fameuse lettre volée de Descartes. Collectionnant depuis longtemps les œuvres de Descartes, Jean Bonna n'a pu résister à la tentation lorsqu'il vit cette lettre durant une vente publique à Berlin en 1998. Devenu l'heureux acquéreur de la pièce, il ne se doutait pas alors qu'elle faisait partie de la série de lettres subtilisées vers 1840 par le Comte Libri, membre de l'Académie des sciences et escroc qui a défrayé la chronique en son temps.
Ce n'est qu'en juin dernier, à l'occasion de la remise à l'Institut de France de la lettre de Descartes au père Mersenne du 27 mai 1641, que les mystérieuses origines de son bien commencèrent à livrer une partie de leur secret. Une fois les expertises effectuées, aucun doute n'était plus possible. Loin de garder ce précieux trésor caché aux yeux de tous, Jean Bonna en fit spontanément don à l'Institut. Son geste aussi généreux que discret aurait sans doute fait la fierté de Descartes dont la devise était « Bene vixit, qui bene latuit » (heureux qui a vécu caché).

Les remerciements émus de Gabriel de Broglie à son confrère ont été suivis de l'intervention d'Hélène Carrère d'Encausse, apportant plus de précisions sur le mystère des vols perpétrés par le Comte Libri.

le comte Libri

Guglielmo Brutus Icilius Timeleone Libri-Carucci dalla Sommaja (1803-1869), plus communément nommé Comte Libri, fut membre de l’académie des sciences et titulaire de la chaire de mathématiques au Collège de France. Scientifique et bibliophile, il profita de son poste de secrétaire de la commission du catalogue général des manuscrits et des bibliothèques de France (auquel il accéda en 1841 pour son érudition considérable) pour dérober ou mutiler un nombre considérable d'œuvres, parmi lesquelles 72 des 75 lettres de Descartes archivées à la bibliothèque de l'Institut, dont cette réponse aux objections d'Hobbes concernant sa Dioptrique. Ce criminel de l'esprit se servait de sa fonction pour entrer dans les archives des bibliothèques françaises vêtu d'une cape ample qui, sous couvert de protéger du froid sa santé fragile, lui permettait de dérober aisément de précieux manuscrits. Lorsque la supercherie fut découverte, le Comte Libri avait déjà traversé la Manche pour se livrer à des activités de recel, dilapidant ainsi l'héritage des lettres française.

Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française

Entre alors en jeu un acteur primordial, quoique mal-aimé de Descartes : le hasard. C'est en effet ce trublion, si prompt à rompre l'enchaînement mécanique de la pensée cartésienne, qui permit aux écrits du philosophe de regagner leur patrie. En 2010, un jeune étudiant hollandais, effectuant des recherches sur Google, découvre, par hasard, la lettre de Descartes à Mersenne adressée à Hobbes datée du 27 mai 1641, dans le catalogue numérique d'une bibliothèque universitaire américaine (Interviews autour d’une lettre de Descartes : Théo Verbeek, Jean-Luc Marion, Erik Jan Bos et Mireille Pastoureau. Ce même hasard a fait que Jean Bonna acheta en 1998 une lettre de Descartes aux origines inconnues et que celui-ci eût l'idée de la comparer à ce premier don. C'est donc une série de hasards qui permit à la lettre de Descartes de retrouver sa place au sein de la bibliothèque de l'Institut suite au geste généreux de M. Bonna. Situation tout à fait paradoxale d'autant plus que Descartes, dans son Traité des passions, définissait un être généreux comme « celui qui dans la conduite de sa vie ne laisse jamais rien au hasard ». Un beau pied de nez au philosophe de la certitude absolue.

Suite à ces deux discours élogieux, et à un riche exposé du professeur Frédéric de Buzon sur l'importance de cette lettre dans la théorie cartésienne, Jean Bonna, prit la parole, en toute modestie (retrouvez les extraits de son discours ici).

Jean Bonna, correspondant de l’Institut

Le donateur expliqua que son geste lui permet de réaliser son rêve d'enfant, servir l'Institut de France, situé dans cette ville qu'il considère depuis toujours comme une capitale culturelle. Si Madame Carrère d'Encausse voyait dans ce don l'intervention du hasard, Jean Bonna, lui, y voit plutôt les fruits de son amour des livres et des lettres. Pour lui qui hantait les quais de Seine à la recherche du livre rare, le fait de se retrouver dans la bibliothèque de l'Institut de France, une lettre de Descartes à la main, prend des airs de consécration.
Ce sont « l’attrait dévorant de la quête » et « la jubilation de la conquête » qui l'ont poussé à entreprendre, en compagnie de Vérène de Diesbach-Soultrait, rédactrice du catalogue de son impressionnante bibliothèque, les recherches concernant les origines de la lettre du 21 janvier 1641. L'enquête résolue, 172 ans après, Jean Bonna n'hésita pas à remettre cette pièce d'une grande valeur à son propriétaire légitime, rendant ses lettres de noblesse à la bibliophilie.

En savoir plus :

- Les lettres retrouvées de Descartes sur le site de la Bibliothèque de l'Institut de France.
- Le Chancelier Gabriel de Broglie sur le site de l'Académie française
- Hélène Carrère d'Encausse sur le site de l'Académie française
- Jean Bonna sur le site de l'Académie des beaux-arts

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