Amusants bouquins

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

L’été arrive, il est temps de vous munir de vos bouquins pour aller paresser au soleil, mais gare aux vieux bouquins qui écument les plages. Vous êtes surpris ? Écoutez donc l’étonnante chronique du lexicologue Jean Pruvost qui revient sur les étymologies souvent fantaisistes de ce mot cher aux amoureux des vieux livres.

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots591
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_ « Bouquin : s.m. Vieux bouc. On appelle figurément un vieux bouquin, un homme puant & lascif qui a passé sa vie dans la débauche. […] On appelle aussi de vieux livres frippez & peu connus, de vieux bouquins.

Bouquiner : Chercher de vieux livres inconnus & frippez chez des libraires, ou s’amuser à les lire. Il y a force curieux qui ne font toute leur vie que bouquiner. »
Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes (1690), Furetière

©Tom Woodward

Furetière qui a lu Ménage, notre premier grand étymologiste, ne se trompe guère lorsqu’il donne l’origine du mot bouquin, non pas l’animal mais l’ouvrage qu’on lit : « Ce mot vient de l’Allemand buck ou bouc, qui signifie un livre ; & parce que les premiers livres imprimés nous sont venus de ce pays-là, on a appelé bouquins les vieux livres. » Il s’agit effectivement du mot néerlandais, boec, « livre », repris à un vieux mot germanique boks, que l’on retrouve également dans le vieil anglais boc. Sont de fait à proscrire les étymologies fantaisistes qui relient le bouquin au cuir du bouc, sous prétexte que le parchemin (du grec pergamênê, et donc étymologiquement les peaux préparées à Pergame) constituait le matériau premier de nos vieux livres.

Signalons d’ailleurs au passage que l’utilisation du parchemin poussait à abandonner les premiers livres présentés sous la forme d’un rouleau, un volumen, pour promouvoir les livres rectangulaires et constitués de pages autonomes, les codex. Dans la mesure où la taille même des peaux permettait de découper de grands rectangles, avec un équerrage rigoureux, il suffisait en effet de les plier en deux ou en quatre pour obtenir des cahiers parfaits prêts à être assemblés pour fabriquer l’ouvrage. Les mathématiques sont utiles partout, y compris en bibliophilie : il y a en effet une loi appliquée aux parchemins, la loi de Gregory. Celle-ci formulée en 1885 permet d’analyser les parchemins en fonction du nombre de cahiers, à partir de l’identité des couleurs de deux pages se faisant face à l’intérieur du livre, le côté dit « chair » du parchemin, plus blanc, et le côté « poil » de ce même parchemin, plus jaunâtre ou grisâtre. On avait de fait déjà perçu, dès les premiers codex en parchemin, qu’il était plus esthétique que deux pages qui se font face soient de même couleur.

©Tom Murphy VII

Revenons à Ménage qui, dès 1650, publiait Origine de la langue française, une étude qui aboutira en 1694 à notre premier véritable Dictionnaire étymologique de la langue françoise. Pas plus ici que chez Furetière, le bouquin n’est tenu en grande estime : « nous appelons ainsi un vieux livre dont on ne tient plus de compte » précise l’érudit. Et en 1694, Ménage d’ajouter avec cette franchise en partie perdue aujourd’hui dans la chose écrite : « J’avois encore remarqué dans la première édition de ces Origine, que l’Allemand buch ou bok, si on en croyoit Lipse dans sa Lettre 44 de la troisième Centurie de ses Lettres […] venoit du latin Buxus. […] Cette Etymologie de Lipse n’a pas plu au Pere Labbe. Mais comme elle n’est pas de moi, je n’ai point intérêt de la défendre. ».

Pourquoi buxus, le « buis » ? Parce que selon Lipse, le buis servait à la reliure et expliquait donc l’origine du mot. En vérité, l’étymologie moderne donne partiellement raison à Lipse, il s’est seulement trompé de végétal et de « racine » : le « bouquin » aurait en effet pour très lointaine origine l’étymon boka, « hêtre ». On aurait, dit-on, utilisé le bois de cet arbre pour les tablettes sur lesquelles on inscrivait les runes, c’est-à-dire les tout premiers signes graphiques utilisés par les peuples germaniques.

©Lin Kristensen

Parmi les étymologies fantaisistes, qui font le charme des étymologies fausses, citons celles de Guénin, évoquée par P. Larousse : « Quand un de ces anciens volumes, faisant partie d’une bibliothèque séculaire, était resté de longues années immobile et privé d’air sur son rayon, où la poussière combinée avec l’humidité avait fini par l’encrasser, le pénétrer, le ronger (sans compter les mites et autres malignes bêtes), il contractait une odeur forte analogue à celle d’un bouc ou bouquin ; et de là est venu qu’un volume moisi, qui sentait le bouquin, s’est appelé par abréviation un bouquin. » De quoi lever le cœur…
Heureusement, Tristan Bernard, à travers les propos de l’un de ses personnages, nous donne une autre image, pour le moins plus rafraîchissante : « On est allé lire dans la forêt… Je me suis mis à bouquiner, figurez-vous ! ». Et c’est à peu près à cette période que le bouquin a pris une connotation résolument sympathique, celle qui fait demander si vous n’auriez pas de bons bouquins à conseiller pour les vacances.

Jean Pruvost est Professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise et où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.

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