Monter sur ses grands chevals ?

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

Le cheval, endurant au labeur, preste à la course, brave à la guerre, mais indomptable en linguistique ! Si son accord au pluriel est le cauchemar des jeunes écoliers, les multiples expressions qu’il a inspirées n’en sont pas moins absconses pour les plus grands érudits. Heureusement le lexicologue Jean Pruvost est là pour nous éclairer.

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots592
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Monter sur ses grands chevaux, la formule n’est pas vraiment transparente et on se posera donc plusieurs questions. La première ne surprendra pas. Quel animal a été le plus utile à l’homme ? Buffon y répond dans le chapitre consacré au cheval dans son Histoire naturelle des animaux : « La plus noble conquête que l’Homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats », déclare-t-il au cœur du XVIIIe siècle qui n’est pas épargné par les guerres. Quant aux expressions qui concernent le cheval, elles sont nombreuses : échanger un cheval borgne contre un cheval aveugle, avoir une fièvre de cheval, être un vieux cheval de retour, enfourcher son cheval de bataille…

- Cheval, chevaux, la plus belle conquête de la langue française.

Pour la seconde question, on passera par les enfants : quel est l’animal dont le pluriel n’est en général pas respecté par les enfants ? On n’hésitera pas longtemps : « cheval ». Rappelons d’ailleurs pour la petite histoire que lorsque les enfants disent « les chevals » pour « les chevaux », en réalité, historiquement, ils n’ont pas tort. On prononce en effet aujourd’hui chevaux, parce qu’au Moyen Âge les scribes, plutôt que d’écrire chevals, « l » et « s », pour aller plus vite, abrégeaient en remplaçant « l », « s » par un « x » : « chevax ». Or, plus tard, par analogie avec les pluriels se terminant en « aux », on a écrit « aux » et on a prononcé non plus chevals au pluriel, mais chevaux.

- Monter sur ses grands chevaux, un numéro d'équilibriste.

Quant au verbe « monter sur ses grands chevaux », s’il correspond bien à l’usage, son complément peut surprendre… Comment peut-on en effet monter sur deux chevaux à la fois ?
De fait, l’expression se trouve dans notre tout premier dictionnaire de langue française, en 1680, dans le Dictionnaire françois de Richelet, entre « c’est un cheval de carrosse, c’est-à-dire un grand sot », et « il n’est cheval si superbe qui ne bronche, c’est-à-dire qu’il n’y a personne si habile qui ne fasse quelque faute ». Monter sur ses grands chevaux désigne alors le fait de « se mettre en colère ». On ajoutera aujourd’hui, dans le Trésor de la langue française par exemple, que c’est aussi « parler avec hauteur ». Ce que confirme l’exclamation de l’un des personnages de Balzac, dans les Petits bourgeois, en 1850 : « Oh ! mon bon père, s’écria la petite Barniol en se jetant sur un coussin aux genoux de Phellion, ne monte pas sur tes grands chevaux ! ».

Alors pourquoi monter sur ses grands chevaux ? L’une des interprétations consiste à rappeler que du temps de la chevalerie, on distinguait deux types de chevaux : le palefroi, un cheval de parade, et le destrier, véritable cheval de bataille (que l’on tenait par la main droite, quand on ne le montait pas, d’où d’ailleurs son nom le « destrier » c’est-à-dire tenu de la dextre). En quittant le palefroi, cheval de cérémonie, pour le destrier, cheval de bataille, on monte sur ses grands chevaux, ceux que l’on possède. L’expression serait passée du sens propre au sens figuré. « On ne montait autrefois sur son grand cheval, ou cheval de bataille, que pour se préparer à un combat à outrance », déclare J. Le Duchat, dans le Ducatiana en 1738.
Mais une autre interprétation serait que les « grands chevaux » désignant aussi les arguments de poids, monter sur ses grands chevaux serait alors faire tonner les grandes explications. Ou encore, chevaux serait la déformation de « que vaut ? » comme dans « que vaut ceci ou cela » ? Et monter sur ses grands « que vaut », déformés en « chevaux » aurait été l’équivalent d’une formule du type « mais que valent vos arguments ». Tout cela est bien compliqué !

Une chose est certaine, l’expression ne doit rien aux courses de chevaux. Et on ne résiste pas à donner la définition du cheval par Francis Claude dans Le Dictionnaire des courses et du tiercé (Éditions de la pensée moderne, 1964). Cheval : « Dieu du turf », avec une citation du PMU, parodie d’une formule de Voltaire : « Oui, le cheval est un dieu, car s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Signé : la Direction du PMU !

Jean Pruvost est Professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise et où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.

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