L’essentiel avec ... Emmanuel Le Roy Ladurie

L’académicien évoque des moments essentiels de sa vie
Avec Jacques Paugam
journaliste

L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1993, se confie au travers de 7 questions, revenant sur l’essentiel de sa carrière et de ses opinions quant à l’évolution de l’histoire. Une occasion d’évoquer la liberté de parole, l’inquiètude sur l’avenir mais aussi l’espoir, l’hypocrisie, le racisme, l’échec, sa rupture avec le Parti communiste, bref, un entretien sincère, preuve que vérité et notoriété peuvent quelquefois faire bon ménage !

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : hab624
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L’invité de notre série «l’Essentiel avec...» est ici Emmanuel Le Roy Ladurie, normalien, ancien professeur d’université à la Sorbonne puis à Paris VII, titulaire au Collège de France de 1973 à 1999 de la chaire d’histoire de la civilisation moderne, administrateur général de la Bibliothèque Nationale de 1987 à 1994. Emmanuel Le Roy Ladurie, l’historien français vivant -sans doute l'un des plus respectés dans le monde-, a été élu le 24 mai 1993 membre de l’Académie des sciences morales et politiques.
Rappelons le principe de cette série "L'Essentiel avec..." : 7 questions récurrentes posées à tous les invités sur leur itinéraire, leur activité, leur regard sur le monde et notre société, leurs échecs et leurs motivations.

- première question : dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été le moment essentiel ?

E.L.R.L. : Je ne peux pas dire le moment, car en fonction de mes divers ouvrages ou entreprises, à chaque fois, il y avait un moment. Par exemple, pour l'histoire du climat, c’est peut être une phrase de Braudel, « les glaciers alpins avancent à la fin du 16eme siècle », qu’il avait pêché chez un vieux glaciologue italien et dans un journal Frankfurter Zeitung tandis qu’il était prisonnier de guerre.

J.P. : Vous avez été administrateur général de la Bibliothèque Nationale de 1987 à 94. Cette Bibliothèque Nationale est devenue la Bibliothèque Nationale de France, quelle a été la transformation essentielle du passage de l’une à l’autre ?

E.L.R.L. : C’est une transformation plutôt bénéfique. C'est-à-dire que François Mitterrand a eu une belle idée, rendons-lui justice. On avait une charmante bibliothèque, "une belle dame indigne" absolument extraordinaire. Maintenant on a l'espace, l'informatisation du catalogue -à laquelle j'ai beaucoup participé-, mais d’un autre côté l’architecture est mal fichue, pas très fonctionnel.

- Deuxième question : qu’est-ce qui vous paraît essentiel à dire sur votre métier d’historien ?

E.L.R.L. : Parti de l’histoire rurale, j’ai élargi à toutes sortes de domaines : histoire urbaine, histoire politique et, finalement, histoire du climat. Je suis comme une sorte de buisson qui part dans tous les sens, mais l’axe central, c’est le rural -qui aboutit à l’environnement. En réalité je n’aurais pas dû être historien ! J’aurais dû être homme d’affaires, prêtre ou militaire: un métier normal ! Je suis devenu historien à cause d’une option communiste. Donc ce n’était pas ma vocation et j’y ai apporté un esprit de liberté et de non-conformisme.

J.P : Vous dites que vous êtes un historien à part et vous avez écrit ceci : «L’historien est bien obligé d’avoir recours à l’écrit, aux archives, mais l’écrit est trompeur, il ne reflète pas la réalité.» Alors qu’est-ce qui vous permet vous, historien, d’approcher le plus la réalité ?

E.L.R.L. : Théoriquement, "aller sur le terrain" permet de toucher au mieux la réalité ; dans certains cas c’est facile, je pense, par exemple, aux glaciers alpins. Et puis il faut compléter avec la critique des sources et enfin l'inspiration.

J.P : En 73 et 78 vous avez publié deux tomes monumentaux sur le territoire de l’historien. Aujourd’hui, pour vous, quelles sont les limites de ce territoire ?

E.L.R.L. : J’ai été élevé dans l’idée qu’il y avait 4 volets de l’histoire : l’Antiquité, le Moyen âge, les Temps modernes -qui en France vont de 1450 ou 1490 à la Révolution de 1789- et l'Epoque contemporaine. J’ai cherché à briser ce cadre. Je trouvais que ça n'avait pas grand sens, et puis, avec Montaillou, je suis devenu médiéviste -et j'avais très peur que les médiévistes n'apprécient pas.

- Troisième question : Emmanuel Le Roy Ladurie, quelle est l’idée essentielle que vous aimeriez faire passer sur le monde d’aujourd’hui, sur notre société ?

E.L.R.L. : En ce qui concerne ce qui vient de se passer en Libye, une réflexion de Jean Baeschler (mon confrère à l'Académie), qui m'a dit «on va vers une gouvernance mondiale». Cela m’a paru farfelu sur le moment mais, finalement, il y a du vrai. En général je suis en proie à un certain pessimisme : le réchauffement, l’excès de population, la crise de la biodiversité, le problème de l’eau en Afrique... Je suis toujours inquiet.

- Quatrième question : quelle est la plus grande hypocrisie de notre temps ?

E.L.R.L. : On pourrait dire que c'est le principe de précaution, mais je crois surtout que c’est le racisme et l’antiracisme qui empêchent toute discussion sérieuse sur l’immigration, sur l’identité des gens, sur le problème palestinien. A peine a-t-on commencé à énoncer une vague idée qu’il faut fermer la bouche au nom du racisme, de l’antiracisme. La meilleure solution c’est de se taire et de parler quelquefois entre amis. C’est absolument regrettable. On a même voulu enlever le mot « race » du dictionnaire. Il y a des races bovines ou chevalines mais il n’y aurait plus de race humaine. Evidemment o a bien été obligé de le garder, même si sur le plan scientifique, on peut largement discuter ce que cela veut dire.

- Cinquième question : quel est l’évènement de ces dernières années, ou la tendance, qui vous laisse le plus d’espoir ?

E.L.R.L. : On pourrait citer l’accident de la mine du Chili où on a sauvé les mineurs. Où tout à coup au lieu de nous parler des horreurs de la journée, on nous a parlé d’un phénomène heureux, que j’ai beaucoup admiré. Et plus proche de nous, ce qui s’est passé dans le monde arabe. Bien sur on ne connaît pas les lendemains...pourvu qu'ils ne déchantent pas ! Touchons du bois ! Mais c'est quand même un événement qui renverse les perspectives actuelles.

J.P : Est-ce que le principe de démocratie est en train de devenir universel ?

E.L.R.L. : Oui. Je pense que l’Amérique latine a été un exemple. C’était un pays catholique. Mais, là, c’est au niveau de l’islam. Rien n’est joué, nous allons voir ce qui va se passer.

- Sixième question : très personnelle, quel a été le plus grand échec de votre vie, comment l’avez-vous surmonté ? Vous avez le droit de ne pas répondre.

E.L.R.L. : Je crois que c’est la rupture avec mon village natal en Normandie. D’ailleurs je suis en bons termes avec les habitants. Mais en adhérant au Parti communiste, alors que ce milieu était plutôt de droite et catholique -je pense que les gens s’en moquaient à vrai dire- j’ai eu l’impression que je n’étais plus des leurs. Cela s’est passé en moi. C’est une souffrance qui est restée jusqu’ici. J’ai passé 5 ans au Parti communiste, je crois que c’était une erreur et même une faute.

J.P : Axel Kahn nous a dit ici dans cette émission : « Je me rendais compte que ça n’allait pas mais j’avais l’impression d’appartenir à une communauté très soudée avec des gens de milieux extrêmement simples, et que si je quittais le PC, je trahissais ces gens-là et c’était absolument abominable pour eux ».

E.L.R.L. : C’est un peu comme les moines qui ont été massacrés et qui se disaient qu’ils n’avaient pas le droit d’abandonner les Algériens des villages voisins. En fait, ma rupture avec le PC s’est faite de façon naturelle. Les adhérents du Parti nous ont, peut être, un peu pris pour des « salauds ».

- Septième et dernière question de notre série «l’Essentiel avec...» : Aujourd’hui quelle est, Emmanuel Le Roy Ladurie, votre motivation essentielle dans la vie ?

E.L.R.L. : Toute ma vie, ça a été le travail. J'ai un peu laissé à ma chère épouse les soins ménagers, je me sens un peu coupable ! Mais aujourd’hui je suis enfin non pas à la retraite mais à la demi-retraite. A l’âge de 80 ans ma vue a baissé, je suis obligé de travailler moins. Ma motivation a été le travail mais, maintenant, c'est le mi-temps...

J.P : Votre expérience d’historien a-t-elle développé chez vous un sentiment tragique de la vie ou vous conduit-elle à profiter au maximum de tous les petits bonheurs qui passent ?

E.L.R.L. : Vous savez la tragédie, notre génération d’historiens l’a connue à travers la guerre. J’ai perdu un frère dans un accident d’avion, dont je ne me suis jamais vraiment remis. J’ai un sentiment ou bien du tragique ou du dramatique. Peut être que cela nous a donné une dimension plus existentielle...

En savoir plus:

- Découvrez la vie et les travaux d'Emmanuel Le Roy Ladurie sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques

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