Les langues régionales de France (16/20). Les Mauges : une voyelle de plus

Une série proposée par la linguiste Henriette Walter
Avec Hélène Renard
journaliste

Dans la zone d’oïl occidental, une petite région située au sud d’Angers, dans le Maine-et-Loire, vaut la peine qu’on s’y arrête un peu longuement, car elle présente des prononciations assez étonnantes : les Mauges, entre Angers et Cholet.

Émission proposée par : Hélène Renard
Référence : sav583
Télécharger l’émission (13.58 Mo)

- Une voyelle inconnue ailleurs

A côté des voyelles classiques, présentes aussi en français :
/e/ fermé, comme dans la fumée,
/ɛ/ ouvert, comme dans ils fumaient, et
/ø/, arrondi, comme dans l'adjectif fumeux, les habitants des Mauges, du moins les plus âgés, connaissent une autre voyelle,
/ë/, articulée un peu plus en arrière et de façon plus tendue que le eu de fumeux, mais sans arrondissement des lèvres.
Cette voyelle centrale assez insolite leur permet de distinguer entre il fumait au singulier , avec /ë/, par rapport à ils fumaient au pluriel, avec / ɛ /, alors que nous confondons généralement dans une même prononciation il fumait au singulier et ils fumaient au pluriel.
De même, alors que nous employons la même voyelle (/e/ fermé) pour les deux participes passés, masculin et féminin (le cigare est allumé, la cigarette est allumée), ils disent : le cigare est allumé, avec la voyelle centrale /ë/, et la cigarette est allumée, avec /e/ fermé.

Enfin, comme nous, ils utilisent la voyelle /ø/ pour distinguer l'adjectif fumeux, de il fumait au singulier prononcé /ë/ avec cette voyelle si particulière /ë/, et également de ils fumaient, au pluriel, avec / ɛ / ouvert.Autrement dit, là où nous n'avons que trois voyelles :

  • /ø/ pour fumeux,
  • /e/ pour fumée au féminin comme au masculin, et
  • / ɛ / pour fumait ou fumaient au singulier et au pluriel
    les habitants des Mauges en ont quatre :
  • /ø/ pour fumeux
  • /ë/ pour fumé, p.p.. masculin et fumait, 3e pers. du sing.
  • /e/ pour fumée, et
  • / ɛ / pour fumaient, 3e pers. du pluriel.

Ce qui est le plus intéressant, c'est que cette prononciation originale /ë/ n'est pas simplement une façon particulière d'habiller les mots, comme un « accent » qui se surajouterait dans la prononciation sans rien changer à la structure phonique de la langue, mais bel et bien la manifestation d'un système différent, dans lequel les locuteurs peuvent choisir parmi les voyelles à leur disposition une voyelle de plus que nous pour préciser le sens des mots.
Si, à la radio, on entend /il fymɛ/, on ne peut pas savoir, en l'absence d'un contexte, s'il s'agit d'un singulier il fumait ou d'un pluriel ils fumaient, alors que dans les Mauges, on peut être sûr qu'il s'agit du pluriel, car la 3e personne du singulier serait/fymë/, avec la fameuse voyelle supplémentaire.

- Timbre à l'ouest, longueur à l'est

Pour éclairer cette situation particulière et pour tenter de comprendre comment on a pu en arriver là, il faut la replacer dans l'ensemble des évolutions vocaliques par rapport au latin.

Les dialectes d'oïl, sur ce point, se partagent entre :
- les parlers d'oïl de l'Est, qui ont créé des voyelles longues (Champagne, Bourgogne, Franche-Comté), et
- ceux de l'Ouest, où ce ne sont pas des différences de longueur, mais des différences de timbre qui permettent de distinguer les différents mots.

On peut même dire que, dans le zone d'oïl de l'Ouest, les Mauges ont porté à l'extrême les différences portant sur le timbre : la fumée avec /e/, voyelle antérieure non arrondie, mais il a fumé avec /ë/, voyelle centrale non arrondie, face aux usages d’oïl de l’Est, où règnent des oppositions de longueur (en bourguignon, par exemple, la fumée a une voyelle allongée ou une diphtongue et il a fumé, une voyelle brève ).
C'est seulement chez les personnes de plus de 80 ans que ces caractéristiques étaient encore fermes et vraiment vivantes au moment de mes enquêtes dans la région, mais leur usage perd régulièrement une partie de sa vitalité.

Mais les Mauges ne constituaient pas un îlot unique présentant cette voyelle centrale si étonnante. Cette particularité couvre en fait un territoire beaucoup plus vaste, qui s'étend assez loin vers le Poitou, mais également jusqu'en pays gallo, dont nous parlerons dans la prochaine émission.

Henriette Walter, linguiste renommée, est professeur émérite de linguistique à l’Université de Haute Bretagne (Rennes) et directrice du laboratoire de phonologie à l’école pratique des Hautes Études à la Sorbonne. Henriette Walter est reconnue comme l’une des grandes spécialistes internationales de la phonologie, parle couramment six langues et en « connaît » plusieurs dizaines d’autres. Elle a rédigé des ouvrages de linguistique très spécialisés aussi bien que des ouvrages de vulgarisation.

Bibliographie sélective d’Henriette Walter :

- L’aventure des langues en occident (Robert Laffont)

- L’aventure des mots français venus d’ailleurs (Prix Louis Pauwels 1997)

- Le Français dans tous les sens (distingué du Grand Prix de l’Académie française en 1988)

- Honni soit qui mal y pense, l’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais,

- L’aventure des langues en Occident (prix spécial de la Société des gens de lettres et grand prix des lectrices de Elle, Robert Laffont, 1994)

- L’aventure des mots français venus d’ailleurs (prix Louis Pauwels 1997, Robert Laffont)

- Honni soit qui mal y pense (Robert Laffont, 2001)

- Arabesques (Robert Laffont, 2006)

En savoir plus:

- Poursuivez cette série de 20 émissions sur les langues régionales de France, sur le site de Canal Académie.

- Retrouvez Henriette Walter sur Canal Académie.

- Canal Académie vous invite à consulter le site du Hall de la chanson (www.lehall.com), partenaire de cette série d’émissions sur les langues régionales de France.
[

->http://www.lehall.com/]

Cela peut vous intéresser