Le Timée de Platon, présenté par le recteur Bertrand Saint Sernin, de l’Académie des sciences morales et politiques

L’un des grands textes cosmologiques de la tradition occidentale.
Bertrand SAINT-SERNIN
Avec Bertrand SAINT-SERNIN
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Le recteur Bertrand Saint Sernin propose ici un "cours magistral" relatif au Timée, l’un des derniers dialogues de Platon : commenté pendant près de neuf siècles dans l’École du maître, il a influencé les autres traditions philosophiques de l’antiquité. Cette émission s’inscrit dans la série "Grandes figures de la philosophie des sciences" proposées par l’académicien.

Bertrand Saint Sernin de l’Académie des sciences morales et politiques, fut détaché comme consultant à la direction des affaires scientifiques de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) de 1963 à 1965, puis revint à l'enseignement comme assistant à la faculté des lettres de Paris et collaborateur extérieur à la Délégation générale de la recherche scientifique et technique (1965-1969), maître assistant à la faculté des lettres de Paris puis à l'Université de Paris I de 1969 à 1972.
Ayant obtenu sa thèse de doctorat d'État, sur "Les mathématiques de la décision" à la Sorbonne en 1971, sous la direction de René Poirier, il est nommé à l'Université Charles De Gaulle (Lille III) où il demeurera de 1972 à 1986, tout d'abord comme maître de conférences, puis comme professeur à partir de 1982.
De 1986 à 1987, il est directeur de cabinet du Ministre de l'Éducation nationale, après quoi il est nommé recteur de l'Académie de Créteil et chancelier des Universités Paris VIII, Paris XII et Paris XIII (1987-1989).

Bertrand Saint Sernin vous invite à une immersion en profondeur dans tous les secrets du "Timée" de Platon:

Détail de L’École d’Athènes, par Raphaël

" Traduit partiellement (p. 17-53) en latin par Chalcidius, sans doute à la fin du IVe siècle après J. C., il est étudié par les philosophes et théologiens latins du Moyen Âge ; il n’en existe pas (ou n’en subsiste pas) de traduction arabe complète, mais les penseurs musulmans le citent et, par l’intermédiaire de Galien, il nourrit la réflexion médicale en langue arabe. À la Renaissance, il est redécouvert et retraduit du grec : Kepler (1571-1634), fondateur de l’astronomie moderne, s’en inspire et, au XXe siècle, le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead, coauteur, avec Bertrand Russell, du grand traité de logique mathématique du début du XXe siècle, les Principia Mathematica, dit que le Timée de Platon et le Scholium de Newton sont les deux plus grands textes cosmologiques de la tradition occidentale.

I. Le plan du Timée

Après un résumé de la République et une évocation de l’Atlantide (17-27), le dialogue comporte deux parties à peu près égales, l’une portant sur la naissance et la constitution de l’univers, l’autre sur la naissance et la constitution des êtres vivants et, en particulier, de l’homme. Ces parties sont liées par des considérations sur la causalité, le hasard, et le rôle que jouent les sens dans la recherche mathématique, même si les formes géométriques que prennent les éléments constitutifs du réel échappent à la vue.
Le plan du Timée obéit à une exigence rationnelle : trouver un lien intelligible qui aille de l’univers à l’homme, de sorte que l’on embrasse le Tout à travers ses occurrences singulières.

II. Cosmologie

Le programme scientifique du Timée

Qu’est-ce qui n’a pas vieilli dans le Timée ? La conviction que Dieu, quand il a constitué le monde, a procédé en mathématicien : la diversité des corps que nous voyons, touchons, sentons, les réalités qui apparaissent et disparaissent, bref, tout ce qui est soumis à la génération et à la corruption comporte dans sa constitution des entités éternelles, soustraites à la naissance et à la disparition.
Cette affirmation n’est pas une évidence : c’est une conjecture.

1) Si la science et l’opinion vraie forment deux genres distincts de connaissance, il y a bien, insérées dans l’étoffe du monde sensible, des entités comme les nombres, les figures géométriques, les formes d’enchaînement causal ;

2) si, en revanche, la science et l’opinion vraie forment un seul genre, la réalité tout entière est faite de ce qui se voit, se touche, se sent, etc. Dans le premier cas, « ces objets invisibles existent en soi ; ce sont les idées que nous ne pouvons percevoir par les sens mais seulement par l’intellect ; dans le cas contraire, comme certains le croient, l’opinion vraie ne diffère en rien de l’intellection (doxa alèthès noû diapherei to mèden), et nous devons admettre que tout ce que nous percevons par l’intermédiaire du corps est le plus certain » (51 d).

3) Or aucune évidence irréfutable ne nous contraint à choisir l’une ou l’autre hypothèse : pour nous décider, nous devons « voter » (51 d). Platon opte pour le premier membre de l’alternative (51 e) et précise : « l’intellection naît en nous par l’enseignement scientifique ; l’opinion droite par le moyen de la persuasion » (ibid.). L’une repose sur « la démonstration vraie », l’autre « ne comporte pas de démonstration ». « L’une est inébranlable face à la persuasion, l’autre peut être modifiée par elle » (ibid.).

La prise de position de Platon soulève deux interrogations :

1) Que sont les réalités éternelles qui entrent dans la constitution du monde sensible ?

2) Selon quelles modalités s’y insèrent-elles ?

Réponses

1) À la première question la réponse de Platon est une longue exposition « logiquement ordonnée » (27 d), mais seulement vraisemblable, parce que, faute de moyens d’observation, les processus élémentaires se dérobent à notre investigation.

2) De ce fait, la seconde interrogation reste sans réponse : nous ne savons pas comment, à partir des quatre éléments que sont le feu, l’air, l’eau et la terre, se forment les corps observables. Il y a un contraste constant, dans le Timée, entre les considérations spéculatives sur les entités invisibles et intelligibles qui sous-tendent la réalité palpable et ce que nous apporte l’expérience concrète des observateurs et des praticiens (cultivateurs, éleveurs, artisans, médecins, navigateurs, hommes politiques, etc.).

- La conclusion que tire Platon de ce décalage est la suivante : la science est faite pour rendre concevable l’unité de l’univers ; mais son programme, au moment où le formule Platon, n’est pas réalisable et la finitude humaine est telle qu’il ne sera peut-être jamais achevé.

Ce constat n’empêche cependant pas de clarifier les exigences que devrait satisfaire « un discours qui pénétrerait la nature de l’univers et qui, partant de la naissance du Monde, terminerait par la nature de l’homme » (27 a).

En effet, cosmologie et anthropologie ne sont pas dissociables parce que les vivants sont des productions de la nature.

Le troisième genre de l’être

Pour rendre l’univers intelligible, nous disposons au départ de deux éléments :

1) d’un côté, des entités éternelles qui constituent un Modèle ;

2) de l’autre, les informations empiriques que nous fournissent les sens et l’expérience technique.

Platon montre que ces deux éléments ne suffisent pas pour penser le réel : la réflexion sur le 3ème genre de l’être vise à substituer à une description (à une phénoménologie si possible scientifique) du devenir une ontologie des êtres soumis à la génération et à la corruption.
En effet, les processus d’assemblage et de désassemblage des éléments qui entrent dans la composition des êtres périssables sont difficiles à pénétrer parce qu’ils relèvent de deux ordres de causalité dont le dosage relatif nous échappe :

1) une causalité rationnelle, qui exprime l’action ordonnatrice du Démiurge

2) et une causalité errante, que la raison ne maîtrise pas.
Par chance, le Démiurge (ou Dieu) restreint notre marge d’erreur : « […] toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout repos, changeant sans mesure et sans ordre, et il l’a amenée du désordre à l’ordre, car il avait estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre » (30 a).

La science est possible parce que, dans l’univers, l’ordre prévaut sur le désordre. Toutefois, comme la cause errante n’est entièrement éliminée ni de la constitution de notre être ni du monde sensible, nous sommes voués, dans la connaissance de la nature, à ne prendre pied que sur des îlots de vérité (domaines de l’opinion vraie), sans pouvoir unifier le réseau de ces îlots dans un système de la nature.

Éviter la disjonction entre intellection et perception

Dans la découverte spéculative de l’univers, les sens – notamment la vue – sont nos instruments de navigation : nous devons à la vue, au jour et à la nuit, aux mois, aux saisons, etc., de nous avoir procuré « l’invention du nombre, fourni la connaissance du temps, et permis de spéculer sur la nature de l’univers » (ibid.).

Il n’y a donc pas de disjonction de principe entre la perception (aisthèsis), comme instrument d’exploration, et l’intellection (noûs), comme moyen d’accession aux propriétés originaires de l’univers.

Bien au contraire, notre connaissance serait parfaite si ces deux sources constitutives de la science « se mêlaient au point de ne faire plus qu’un » (Lois, 961 c).

La fonction du 3ème genre de l’être est de conjoindre l’unité de l’univers et la profusion du devenir.

Le texte complet de l'étude de Bertrand de Saint Sernin sur le Timée vous est proposé ci-après en document joint.

- Bertrand Saint Sernin à l'Académie des sciences morales et politiques

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