Jean Cluzel : Démocratie et responsabilité

Une communication à l’Académie des sciences morales et politiques
Jean CLUZEL
Avec Jean CLUZEL
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Dans quelles conditions peut-il exister une démocratie efficace animée par des hommes véritablement libres et responsables ? Jean Cluzel analyse les responsabilités politiques exercées dans notre pays tant au niveau territorial qu’au niveau national. Il expose également pourquoi les responsables des Institutions démocratiques doivent savoir faire preuve autant de courage que de lucidité. Cette communication entre dans la série de réflexions menées à l’Académie des sciences morales et politiques durant l’année 2010 sur le thème de la démocratie.

Pour comprendre le sens du rapprochement de ces deux mots il faut remonter à la source athénienne et à la définition de la démocratie par Socrate : « Le meilleur régime à condition que le peuple soit éduqué ». Il s’agit là d’une règle fondamentale de responsabilité dont nul ne saurait s’affranchir. Et Jacqueline de Romilly l’a confirmé dans un discours prononcé sous la Coupole en octobre 2008. Pour elle, l’ « éducation » a comme objectif de mener un être à l’accomplissement des qualités propres à l’espèce humaine que sont : « L’esprit, le caractère et l’aptitude à la vie en société ». Par-delà près de vingt cinq siècles quel plus fidèle écho donner à Socrate ? Ainsi se trouve jalonnée la longue quête des hommes décidés, en citoyens responsables, à soutenir le gouvernement démocratique des collectivités auxquelles ils appartiennent.
La démocratie est, à la fois, la doctrine qui confère à la majorité des citoyens la souveraineté politique et la forme de gouvernement selon laquelle cette responsabilité est exercée. C’est en fonction de cette définition que je présenterai trois séries de réflexions sur le vécu de la démocratie dans notre pays :
- Esquisse d'une sociologie de la démocratie
- Démocratie territoriale
- Démocratie et constitution.

I – Esquisse d'une sociologie de la démocratie

Dès que l’on opte pour la gestion collective des affaires de la Cité, se posent trois questions :
- Quelle sera la configuration de la collectivité ?
- Quel sera le mode de désignation de ses élus ?
- Quelle sera l’étendue de leurs pouvoirs ?

Réponses :

1/ L’universalité démocratique peut être relative

Si l’on se réfère à la France on peut avancer qu’entre 1789 et 1946, cette universalité fut souvent relative. Tel que, par exemple le cas du rejet ou de la non inclusion de certaines catégories du peuple :
- Les trop jeunes ; en se souvenant que le mot enfance est dérivé d’un mot latin signifiant : celui qui ne s’exprime pas.
- Les exclus : religieux ou raciaux.
- Les femmes (jusqu’en 1946) parce qu’elles étaient politiquement considérées comme irresponsables. A ce sujet, il convient de rappeler que si le Sénat entre les deux guerres - en régime de bicamérisme équilibré - a refusé d’accorder le droit de vote aux femmes, les responsables en sont certains sénateurs au nom de la défense de la République laïque ! La lecture du compte rendu des débats sur cette question ne manque pas de piquant…Force est de convenir que ces exclus de la démocratie ont pu subir – époque après époque – la dictature de la démocratie.

Il est donc utile, pour en connaitre l’évolution, de citer deux déclarations faites à deux siècles de distance, la première d’universalité relative, la seconde d’universalité totale.

- Le Chapelier en 1791, auteur de la loi supprimant tous les corps intermédiaires résumait bien les idées jacobines de l’époque dans la formule : « Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ».

- Alors qu’en Amérique, dans son premier discours de Chef d’Etat, Barak Obama martelait : « Les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres mais aussi les noirs, les blancs, les hispaniques, les asiatiques, les indiens d’Amérique n’ont jamais été une somme d’individus ; nous sommes et serons toujours les Etats-Unis d’Amérique ».

2 /La volonté démocratique doit s’imposer

Plus elle est forte, plus elle est moralement responsable ; chaque auteur conscient de ses décisions doit donc répondre de ses actes avec toutes leurs conséquences, y compris les sanctions. La responsabilité (l’expression « endosser » la responsabilité signifie exactement « la porter sur son dos ») entraine cette acceptation.

Ainsi, arrivons-nous tout naturellement au cœur de la réflexion. La responsabilité démocratique est biface :

- A titre individuel, elle s’adresse à ceux capables d’assumer leur vie librement et individuellement selon les idéaux de la Déclaration française de 1789.

- A titre collectif, celui qui sait s’assumer lui-même, ses biens, sa famille, se doit - et il a le droit - d’assumer le bien commun c’est-à-dire celui de la collectivité.

Il est alors permis d’affirmer que devient responsable celui qui est juridiquement indépendant. En effet, l’exercice de la démocratie est indéniablement lié au statut juridique de la citoyenneté ; est entièrement responsable, celui qui, par son statut juridique fixant ses droits et ses devoirs, se trouve assuré de la totale liberté de ses opinions, de ses choix et de ses actes.

Par conséquent la démocratie politique est un effet collectif de la liberté individuelle. Mais à condition que les garanties nécessaires soient accordées aux citoyens. C’est alors à Ringen que je ferai appel ; cet auteur propose en effet cette très juste définition : « Est démocratique un système politique au sein duquel les citoyens disposent effectivement du contrôle ultime des décisions collectives et ce, sous la garantie d’institutions fiables ».

Ces analyses étant faites et ces principes posés, une problématique moderne s’offre alors en deux questionnements :

- 1° Ceux qui se croient d’authentiques démocrates sont-ils vraiment libres et indépendants ?

- 2° Assument-ils toutes les conséquences de leur liberté et de leur indépendance ?

Ces questions conduisent à présenter deux remarques :

- A l’échelon gouvernemental, le mécanisme électoral – tel qu’il est pratiqué actuellement dans beaucoup de pays – répond-il à l’objectivité d’une responsabilité commune ? Il faut en effet noter que le système fait souvent endosser des responsabilités par un gouvernement qui n’était pas encore aux affaires lors d’une décision, ayant entrainé soit le succès soit l’échec. Le raccourcissement en France de la durée du mandat présidentiel fut-il une heureuse décision ou le résultat de haines plurielles ? Avec pour première conséquence une campagne électorale permanente ?

- A l’échelon parlementaire, il semble que s’amplifie en France une nouvelle déviation – grave – de la démocratie que l’on pourrait appeler classique. Que se passe-t-il ? Eh bien, il se passe que l’opinion exige des négociations longues mais des solutions rapides ; ce qui n’est pas sans risques.

Remarquons également que, si la nostalgie de la participation est longtemps demeurée justifiée, elle est aujourd’hui amplement satisfaite en raison de l’ubiquité de l’information. Par facebook, par twitter et autres formes d’intervention rendues possibles grâce à Internet, les citoyens disposent d’un accès politique direct qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire. Michel Houellebecq, tout récemment, n’a pas craint de déclarer, en forçant à peine le trait, qu’il ne se considérait pas comme citoyen tout en souhaitant néanmoins « qu’il y ait plus de démocratie directe et donc davantage de référendums ».

Pour préciser les risques que l’exercice de la démocratie doit à l’omniprésence des médias, je ferai appel à Raymond Boudon lorsqu’il attire l’attention sur les rapports existant entre l’opinion publique et la vie démocratique : « Les médias ont mis en place divers procédés destinés à donner à l’auditeur ou au téléspectateur le sentiment de lui fournir des images fiables de l’opinion publique. Or, il n’est pas sûr que ces images soient aussi fiables qu’elles voudraient le laisser entendre ; elles doivent donc être appréciées d’un œil critique. Sinon elles risquent de frapper la vie démocratique de cécité plutôt que de l’éclairer. »

On conviendra que le programme 2010 fixé à notre Académie répond au souhait qu’existe une démocratie efficace animée par des hommes véritablement libres et véritablement responsables. C’est pourquoi je consacrerai les deuxième et troisième parties de cette communication à l’analyse des responsabilités politiques exercées en France au niveau territorial puis au niveau national.

II – Démocratie territoriale

Nous n’avons pas toujours eu conscience que la démocratie républicaine n’était pas une affaire de tout ou rien, acquise une fois pour toutes. La démocratie est multiple en ses formes et, si l’on peut dire, en ses doses. En vérité, il n’y en a jamais autant qu’il faudrait et, pour qu’il y en ait le maximum, il n’est qu’une solution : que les pouvoirs soient organisés afin d’échapper à la confiscation par un individu, un parti, un gang ou encore une « nomenklatura ». Il faut qu’une partie au moins du pouvoir s’exerce le plus près possible de ceux qui sont concernés par ses décisions. Il en résulte qu’un régime républicain véritable ne comporte pas seulement, à sa tête, une autorité ; il suppose aussi un étagement – mais un étagement réduit - d’organes de discussion et de décision afin que la gestion des affaires de la vie quotidienne reste entre les mains responsables de ceux qu’elles concernent et qui peuvent mieux que personne en juger. Sur cette organisation, où en est la France ?

La décentralisation envisagée par le programme de la Gauche lors des Présidentielles de 1981 était bien une idée démocratique qui, d’ailleurs, ne lui appartenait pas en propre. Mais les Régions telles qu’elles ont été instituées en mars 1982 prirent une autre orientation ; au lieu de rendre aux collectivités locales les pouvoirs que la centralisation leur avaient peu à peu enlevés, ceux-ci furent redistribués à des autorités régionales encore plus jalouses de leurs prérogatives que les bureaux parisiens.

Ce fut l’aboutissement de deux choix complémentaires : le premier sur les motifs et le second sur une substitution de motifs.

Le choix des motifs réside en ceci que, mis à part l’épisode de 1940 à 1944, l’idée régionale s’est développée dans une optique qui n’était pas décentralisatrice mais technocratique ; il s’agissait de donner un certain cadre à la politique d’aménagement du territoire et d’intervention économique du Gouvernement. Ainsi naquirent, par le décret du 30 juin 1955, les 22 régions de programmes dont l’appellation fut en 1960 remplacée par celle de « circonscriptions d’action régionale ». Puis vint la réforme de 1964 créant des Commissions de développement économique régional, les CODER. Elles rassemblaient en leur sein des élus et des socio-professionnels. Enfin la réforme de 1972 donna naissance à des collectivités spécialisées à compétence d’attribution : les établissements publics régionaux (E.P.R.). Il y eut donc eu continuité réelle de 1955 à 1972 (et 1982). Puis ce fut la rupture de 1982 en raison d’une substitution de motifs. La Région en devenant une collectivité territoriale autonome et englobante fut dotée de pouvoirs propres de planification, de gestion et de réglementation. En principe, la loi du 7 janvier 1983 prescrit le respect de l’autonomie et de l’intégrité des collectivités territoriales existantes puisqu’elle exclut toute tutelle d’une collectivité sur l’autre.

Mais il est à peine besoin de relever qu’une telle affirmation est un défi à la réalité politique comme si la Région pouvait ne rien décider sans incidence sur l’action des départements qui la composent ! Ce ne fut donc pas une étape de décentralisation mais la mise en place d’une superstructure englobante, la France disposant alors de quatre collectivités dont les responsables sont élus au suffrage universel : Commune, Département, Région, Etat. Ce qui, pour le moins, rend au niveau territorial les gestions d’une excessive complication.

Dépourvue de tout fondement dans les réalités de la vie locale, la Région s’est trouvée revêtue d’un prestige idéologique même s’il n’était ni plus réaliste ni plus démocratique que d’autres innovations. Qui se souvient qu’en ce temps-là le Préfet devait être remplacé par un Commissaire de la République et le sous-Préfet par un Commissaire de la République-adjoint ? Peut-on rappeler qu’en décembre 1981 le Président du Sénat dut demander au Ministre de l’Intérieur de ne pas enlever le titre de Préfet à ceux qui, dans le Pays, représentaient l’Etat ? Pour ne pas trop mécontenter les sénateurs, on vit donc le titre de COREP accolé à celui de Préfet et de COREPA à celui de sous-préfet. Puis, cela se perdit dans les sables, COREP et COREPA passant aux oubliettes.

On a donc offert aux Français une réforme de leurs Institutions territoriales en instaurant la régionalisation. Mais, ce fut un bouleversement en lieu et place d’une évolution. Une fois de plus, ils purent constater les conséquences de la brutalité idéologique qui consiste à concevoir un système dans l’abstrait et à l’appliquer aveuglément en allant jusqu’au bout d’une logique, sans en imaginer les inévitables répercussions ; comme si la réalité se réduisait à l’épure que les théoriciens en avaient tracée.

Et maintenant…

Près de 30 ans se sont écoulés depuis l’adoption des lois de mars 1982. Et s’est, calmement, mise en place l’intercommunalité adoptée par plus de 90 % des 36.500 communes. C’est que, les structures communales françaises - uniques au Monde par leur nombre - sont chez nous indispensables à la bonne marche de la démocratie territoriale. Dans un pays où les partis ne disposent que d’un petit nombre de militants, où les médias considèrent comme un exploit la réunion de 15 à 20.000 cotisants pour créer un parti politique, les élus territoriaux représentent une organisation démocratique forte de plus de 500.000 personnes.

Si j’ai consacré la deuxième partie de cette communication aux collectivités territoriales c’est parce que le Parlement vient de voter un texte (2010) qui se veut efficace pour organiser démocratiquement la coopération entre les deux structures :

- département,
- région.

Il n’est pas interdit d’espérer que cette loi puisse avoir quelque chance d’améliorer le fonctionnement et le dynamisme des collectivités territoriales de la République. D’aucuns diront que c’est revenir à l’organisation de 1972 ; c’est exact pour le principe mais la comparaison s’arrête là puisque demeurera en place tout ce qui fait la force de la déconcentration et de la décentralisation. C’est-à-dire la possibilité d’une organisation démocratique des collectivités territoriales.

III – Démocratie et Constitution
Toute la pratique de la Ve République est dominée par la permanence d’un fait sur lequel tout le schéma constitutionnel avait été bâti en 1958 : le fait majoritaire ; ou plus exactement, l’émergence régulière de majorités qui, à proprement parler, sont beaucoup plus « présidentielles » que « parlementaires ». Cette émergence est due à l’effet dominant de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct à partir de décembre 1965 ; son effet étant amplifié par le scrutin majoritaire qui – sauf en 1986 – fut adopté pour les élections législatives.

Cette nouveauté dans la vie politique française – après l’expérience de la IVe République – explique et justifie la rationalisation du régime qui allait avoir des conséquences déterminantes sur le régime lui-même.

Par rapport à nos voisins britanniques et allemands où fonctionne le parlementarisme majoritaire, nous n’avons jamais, sur une longue période, su l’acclimater en France. C’est ce que de Gaulle appelait la « vieille propension gauloise à la division ».

En définitive le système de la Ve République apparait comme le résultat d’une réflexion conduite sur l’ensemble de l’expérience constitutionnelle française. En témoigne un passage du Mal FrançaisAlain Peyrefitte écrit : « Guérir un mal qui durait depuis 3 siècles, je crois bien que c’était l’ambition suprême de Charles de Gaulle bien qu’il ne l’eut jamais proclamé. "Je n’ai pas fondé une nouvelle République, me dit-il un jour, j’ai simplement donné des fondations à la République qui n’en avait jamais eu ». Et une autre fois : « Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’opérer la synthèse entre la Monarchie et la République ». « Une République monarchique ? » fis-je. « Si vous voulez. Plutôt une Monarchie Républicaine ». Il en fut ainsi de 1958 à 1986 puisque l’autorité présidentielle put, durant cette période, s’appuyer sur une majorité parlementaire en concordance politique.

Un véritable tourbillon s’ensuivit. A partir de 1981 la République, soit par la volonté du peuple soit par celle de ses gouvernants dut subir de nombreux bouleversements :

- 3 fractures en 16 ans (1986 – 2002) sous les apparences d’une continuité formelle

-Pendant 16 ans, 9 furent vécus en cohabitation : 2 ans MITTERRAND-CHIRAC 1986 – 1988 ; 2 ans MITTERRAND-BALLADUR 1993 – 1995 ; et 5 ans CHIRAC-JOSPIN 1997 – 2002.

On ne saurait oublier deux pratiques déconcertantes :
- Au cours de ces 9 années furent régulièrement tenues les réunions du Conseil des Ministres sous la présidence d’un homme qui n’intervenait pas dans le débat… mais qui devait néanmoins promulguer des lois contraires aux engagements que lui-même – antérieurement - avait pris à l’égard du Pays. Se retrouvaient donc à la tête de l’Etat non pas deux partenaires mais deux adversaires ; adversaires au sens de représentants de formations politiques adverses.
- A quoi il faut ajouter quelques dizaines de réunions internationales auxquelles participaient, pour la France, le Président et le Premier Ministre ; ceci au nom d’une loi non écrite : celle des pouvoirs réservés du Président de la République Française. *

Du 14 Juillet 1986 date la naissance de la cohabitation politique à la Française, au printemps 1986, Michel DEBRE avait déclaré que si le Président de la République – François MITTERRAND – refusait de signer les Ordonnances préparées par le Gouvernement de Jacques CHIRAC, celui-ci devrait poser la question de confiance à l’Assemblée Nationale. Et que, si elle était votée, le Président de la République aurait à choisir entre se soumettre ou se démettre. L’argumentation politique de Michel DEBRE consistait à donner la priorité à la volonté exprimée par le corps électoral primant celle d’un Président élu cinq ans auparavant sur un programme fondamentalement différent.

Mais tel ne fut pas le cas puisque le 14 juillet 1986, sur le perron du Palais de l’Elysée, au cours d’une interview télévisée, Monsieur François MITTERRAND déclare qu’il ne signerait pas les Ordonnances. Et, contrairement à l’avis de Michel DEBRE, le Gouvernement se courba… Il semble que le Premier Ministre ait suivi les conseils de ceux qui acceptaient le non respect de la Constitution afin de préparer la prochaine alternance par des voies plus sereines ; prétexte pris que leur victoire de 1986 augurait bien de celle qui devrait suivre aux Présidentielles de 1988… Mais il n’en fut rien. Et cette décision eut pour résultat l’implantation – de fait – de la cohabitation politique sous la Ve République.

On pourra rétorquer que l’Allemagne et la Grande-Bretagne savent démocratiquement se satisfaire de majorités parlementaires dépassant les fractures politiques mais après négociation publique d’un pacte de Gouvernement – entre des partis opposés – sous le regard attentif et les votes du Parlement. Et, quoi qu’en écrivent ou en disent – début novembre 2010 - les médias français, il n’existe pas actuellement à Washington de cohabitation à la Française entre un Président Démocrate et un Sénat Républicain.

Dans le tome III page 12 de « C’était de GAULLE » Alain Peyrefitte fournit une explication : « François MITTERRAND en nommant CHIRAC puis BALLADUR, et CHIRAC en nommant JOSPIN, n’ont pas imaginé faire d’eux leur délégué. Ils ont abandonné la légitimité déléguée (par le Président de la République) pour la légitimité transférée (par le Parlement) ».

Ces trois applications de la Constitution eurent pour grave conséquence de brouiller les Français avec les règles constitutionnelles de la Vème République tout en entraînant – par ricochet - les finances et l’économie du Pays dans les pires difficultés. En effet, aux trois cohabitations que la France connut durant 16 ans s’ajoutèrent sept changements brutaux de politique économique et financière : 1981, 1983, 1986, 1988, 1993, 1997, 2002. Dans les comparaisons économiques faites actuellement entre l’Allemagne et la France, il est facile de déceler les conséquences de ces errements politiques français.

Un bien triste résultat

On ne s’étonnera donc pas qu’au fil des ans se soit installée dans notre Pays une angoisse si profonde que Jean-Paul Delevoye n’a pas craint – en 2010 - de l’appeler, dans son dernier rapport comme Médiateur de la République : « une lassitude psychique » ; en réalité, elle est le résultat des désordres à la tête de l’Etat et de l’imbroglio des structures territoriales. Les uns et les autres ont eu également pour conséquence d’aggraver la crise du civisme toujours latente en notre Pays. Parce que se projette sur le plan de la conscience individuelle et collective le désordre constaté dans les choses et dans les lois. Si les pouvoirs n’étaient pas déréglés, confondus, hypertrophiés en volume et atrophiés en force, s’il existait une harmonie des lois, il y aurait sans doute plus facilement un consensus sur la notion du bien politique et le service de l’intérêt général.

La loi de la majorité est comme un contrat sous contrôle.

Faire prévaloir l’avis de la majorité est le moins mauvais système que l’on ait trouvé pour exercer la démocratie. Mais l’avis de la majorité n’est qu’un substitut pratique de l’idéale et théorique volonté générale et, parce que c’est un substitut, il faut renoncer à attribuer au fait majoritaire un droit moral absolu qui ferait que vox populi = vox Dei. Il n’y a pas de droit divin pour la majorité démocratique pas plus que pour les ci-devant rois… Mais faire triompher effectivement l’avis de la majorité est la moins mauvaise approche de la démocratie. Tout autre système comporte plus d’injustices et d’inconvénients.

Cependant rien n’exclut la possibilité qu’une majorité puisse avoir tort. Bref, en démocratie les erreurs que peut commettre la majorité ne doivent être ni sans appel, ni sans remède.

Il est donc indispensable qu’existe un système d’institutions calculées pour assurer un équilibre grâce à des contre-pouvoirs politiques, c’est-à-dire des forces moindres que la force principale, mais assez puissantes constitutionnellement pour contenir le pouvoir en certaines limites. C’est chez nous, le Conseil Constitutionnel : il a la capacité de refuser et d’annuler une décision de la majorité parlementaire quand elle contrevient aux règles fondamentales. Son existence même est la reconnaissance que tout un Parlement, en tout cas 50 et quelques % de tout un Parlement, peut faire erreur. Mis en place par la Constitution de la Vème République, le Conseil Constitutionnel a vu son rôle s’amplifier de période en période par l’augmentation du nombre de ceux qui peuvent faire appel à sa juridiction. Puis, ce fut la révision du 23 juillet 2008 (la 24ème depuis le 4 octobre 1958) rendant possible à tout citoyen la saisine du Conseil Constitutionnel.

Ce jour-là, chez nous, la démocratie a fait un grand pas !

CONCLUSION

Il ne peut y avoir de démocratie hors l’existence d’une véritable communauté politique ; ce qui suppose que la « volonté générale » s’exprime par des Assemblées d’hommes libres poursuivant des objectifs supérieurs aux intérêts particuliers. Car il ne suffit pas d’avoir une histoire commune, une culture identique, un destin passivement subi en commun ; il faut, en plus, que la collectivité, dans sa majorité, poursuive consciemment des buts généraux et qu’elle accepte de prendre les moyens nécessaires pour les atteindre. Cela sous-entend que la majorité tienne compte des avis de la minorité et, qu’entre elles, le débat ne soit pas un combat.

L’efficacité des institutions démocratiques suppose donc un effort d’éducation constant pour rendre les hommes plus responsables et plus désireux de s’associer au service de fins communes.

C’est bien ce que signifie la célèbre apostrophe de John Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre Pays peut faire pour vous. Demandez-vous plutôt ce que vous pouvez faire pour votre Pays ».

C’est ce que, dans le même esprit et longtemps avant lui, un modeste syndicaliste paysan avait, au début du siècle dernier, fixé comme objectif à ses pareils : L’INTÉRET DU PLUS GRAND NOMBRE DOIT PRIMER TOUT. L’UNION DU PLUS GRAND NOMBRE SERVIR À TOUS.

Cet homme, Emile Guillaumin parce qu’il vécut comme il conseillait aux autres de vivre, avait acquis l’estime de l’un de nos plus célèbres confrères : Jean Fourastié Peut-être n’est-il pas de meilleure conclusion à cette communication que de faire référence à ces deux aphorismes en rappelant que les responsables des Institutions démocratiques doivent savoir faire preuve autant de courage que de lucidité.

Texte intégral de Jean CLUZEL

Notes

1)Il n’y a pas une Constitution de la Vème République mais trois. La première adoptée le 28 septembre 1958 par référendum (80 % de oui). (…) La « Constitution de 1962 » institue l’élection du Président de la République au suffrage universel direct – adopté par référendum le 28 octobre (62 % de oui) (…). A la différence des deux précédentes, la Constitution dite de 1964 n’est pas une Constitution écrite. Elle résulte de la pratique des Institutions telle que la conçoit le Président de la République et du rôle qu’il s’attribue à la tête de l’Etat, « extrait du numéro hors série « LE MONDE » Charles de Gaulle, une certaine idée de la France (octobre 2010) sous la signature de Bertrand Le Gendre – pages 113 et 114.

2)Dimanche 28 novembre 2010 – à minuit - sur la chaine de télévision LCP une rediffusion a été donnée d’une émission consacrée à la Cohabitation à partir d’interviews d’anciens Premiers Ministres dont ressortent les jugements à l’emporte pièce de Monsieur Laurent FABIUS : « Une suite de coups tordus » et de Monsieur Lionel JOSPIN : « La plus extrême confusion à la tête de l’Etat ».

3)Chaque photo officielle du Gouvernement de Cohabitation fut prise à l’Hôtel Matignon et non à l’Elysée…(hors la présence du Président de la République).

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