Eugène Delacroix : au-delà de l’oeuvre, l’homme des malentendus

Avec Marie-Christine Natta, auteur d’une biographie sur la personnalité et le parcours du peintre académicien
Avec Laëtitia de Witt
journaliste

Dandy dans son apparence, classique et moderne dans sa peinture, Delacroix fut victime de bien des malentendus. "Scio", toile présentée au Salon de 1824, l’érige, malgré lui, en tête de file des romantiques. En 1830, son œuvre "La liberté guidant le peuple" le fait passer pour un révolutionnaire. Or Delacroix, tout consacré à la peinture qu’il soit, demeure un homme d’ordre menant une vie sédentaire et laborieuse. Son œuvre immense est mieux connue que sa personne. Marie-Christine Natta présente ici l’homme caché derrière l’œuvre. Il était membre de l’Académie des beaux-arts.

Émission proposée par : Laëtitia de Witt
Référence : hist633
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Eugène Delacroix naît en 1798. Le mystère de sa naissance n’a jamais été élucidé. Son père, Charles Delacroix, souffrait en effet depuis quinze ans d’un sarcocèle au testicule gauche qui s’était développé au point d’atteindre le poids inouï de 16 kg. L’opération qui se déroula en septembre 1797 fut une première médicale. Le chirurgien militaire Ange-Imbert Delonnes qui s’en chargea, laissa un compte-rendu précis. Il indique que l'opération a réussi et que le père de l'artiste a recouvré la faculté de procréer. Toutefois, cette ablation qui précède de peu la naissance du peintre, jette un trouble sur la paternité du père légal. Vient alors l’hypothèse Talleyrand, qui, sous le Directoire, est un familier de la maison de Charles Delacroix. Certains contemporains trouvent la ressemblance entre le peintre et le diplomate frappante et expliquent ainsi les premières commandes d’État passées au jeune artiste encore débutant.

Charles Delacroix meurt en 1805 ; Eugène n'a que 7 ans. Il s’installe alors avec sa mère à Paris chez sa sœur et son beau-frère Henriette et Raymond de Verminac. D'octobre 1806 à l'été 1815, il fréquente le Lycée Impérial, actuel lycée Louis-le-Grand, où il reçoit une instruction solide et classique. C’est au cours de ces années de lycée qu’il rencontre ses plus proches amis : Jean-Baptiste Pierret, Louis et Félix Guillemardet et Achille Pieron, auxquels il restera attaché tout au long de sa vie.
Attiré par les arts en général, Eugène Delacroix opte finalement pour la peinture. Décidé à en faire son métier, il entre en 1815, grâce à l’appui de son oncle Henri-François Riesener, dans le célèbre atelier de Pierre-Narcisse Guérin. Il y rencontre, entre autres, Théodore Géricault. Ce dandy rétif à l’art officiel qui est de sept ans son aîné fascine Delacroix. Chez Guérin, Delacroix apprend beaucoup, il bénéficie d’un enseignement à la fois classique et libéral.

En 1822, Delacroix, désireux de se faire un nom dans la peinture et de trouver une issue à ses difficultés financières, se présente pour la première fois au Salon officiel, avec La Barque de Dante. Le thème qu’il choisit, tiré du chant VIII de l’Enfer de Dante est inédit pour l’époque. En fait, Delacroix surprend, par le thème, par les dimensions et par les couleurs de son œuvre. Les réactions de la critique sont vives, voire virulentes. Dans Le Moniteur, Delécluze n’hésite pas à qualifier le travail de Delacroix de « vraie tartouillade ». Alors qu’Adolphe Thiers, jeune journaliste, s’enthousiasme pour ce jeune peintre au grand avenir.

La machine est lancée, Delacroix prépare déjà le Salon suivant. Cette fois-ci le peintre s’inspire d’un fait d’actualité : le massacre de la population de l’Île de Chio par les Turcs, survenu en avril 1822. Là encore le tableau est déroutant, par sa taille, par sa complexité et par son réalisme dérangeant. Les romantiques s’emparent de Scio et érigent Delacroix en tête de file. Or, lui, n’appartient à personne et dédaigne toute forme d’école. De son côté, la critique est plus mitigée. Le tableau est tout de même acheté 6000 francs par l’État pour être exposé au musée du Luxembourg.

Au salon suivant, 1827-1828, Delacroix présente dix-sept œuvres qui lui permettent de montrer la variété de son talent à travers le portrait, la nature morte, les scènes de genre, les tableaux animaliers, la peinture religieuse et surtout les grands tableaux d’histoire, au premier rang desquels figure La mort de Sardanapale. Avec ce tableau, Delacroix va encore plus loin et aboutit à une « provocation visuelle ». La confusion est à son comble, hommes, femmes, cheval et draperies sont emportés dans un chaos.
La perspective accroît la confusion ; en contre-plongée, elle donne l’impression que le lit bascule vers le spectateur. En livrant une œuvre aussi déroutante, Delacroix déclenche un nouveau scandale, et cette fois-ci le tableau n’est pas acheté. Ce mauvais accueil déstabilise-t-il le peintre ? Le plonge-t-il dans la mélancolie ?

Delacroix est en effet un grand mélancolique. Partagé entre des aspirations contradictoires, il est en définitive inapte au bonheur. Même lorsqu’il passe des moments agréables, il ne peut se défaire du voile sombre qui l’enveloppe constamment. Rares sont pour lui les moments d’abandon heureux. Il mène une vie monotone, occupée par le travail. Tout mélancolique qu’il est, il ne s’abîme pas dans une complainte morose. Son feu créateur domine sa tristesse qui se cantonne à une sphère privée. En société, le peintre est exquis. Il accorde une grande place à l’amitié et à ses relations mondaines. En 1833, il assiste au grand bal costumé que donne Alexandre Dumas et auquel est conviée toute la fine fleur du romantisme. Les femmes occupent aussi une place non négligeable dans sa vie même s’il se révèle un amant décidément insaisissable. Mieux valait être son amie comme le fut George Sand pour laquelle il éprouva longtemps une amitié amoureuse.

En 1830, la Révolution de juillet lui inspire sa toile la plus célèbre, La Liberté guidant le peuple. Lors de sa présentation, l’enthousiasme est général. Pour témoigner sa reconnaissance à l’artiste, Louis-Philippe le fait chevalier de la Légion d’honneur. Deux années plus tard, Delacroix fait partie d’un voyage diplomatique au Maroc. Il y reste six mois. Ce voyage le conduit à s’interroger sur ses valeurs picturales, politiques et philosophiques. Il s’agit d’une étape décisive dans la vie et l’œuvre de Delacroix.

Après le voyage au Maroc, il se lance dans de vastes chantiers. Le premier concerne la décoration du Salon du Roi de la Chambre des députés, il sera suivi de la Bibliothèque du Palais-Bourbon, de la galerie d’Apollon, du Salon de la Paix et de la chapelle des Saints-Anges. Delacroix se révèle un merveilleux peintre du mur, il excelle dans cet exercice.

- En 1837, fort du succès du salon du Roi, le peintre pose une première candidature à l’Institut. Il lui faudra sept autres tentatives pour être finalement élu le 10 janvier 1857 au siège de Delaroche.
Delacroix meurt le 13 août 1863 d’une longue maladie qui lui rongeait la gorge.

Présentation de l'éditeur
- Parce qu'il a peint La Liberté guidant le peuple en 1830, on pense qu'Eugène Delacroix est un révolutionnaire. Parce qu'il a scandalisé avec La Mort de Sardanapale, on en fait un artiste maudit. Les apparences sont trompeuses. Parisien exotique et sauvage raffiné, homme d'ordre et rêveur violent, involontaire chef de file des romantiques, Delacroix est inclassable et inaliénable. Mal connu, parfois mal aimé, ses paradoxes contribuent à la froide réception qu'on lui réserve encore. En 1923, Élie Faure disait qu'on prononçait son nom avec déférence, mais sans chaleur. C'est toujours vrai. C'est pourquoi Marie-Christine Natta s'attache à suivre les méandres d'une nature complexe pour nous raconter l'homme trop souvent caché derrière l'oeuvre. S'il est généralement mal compris, c'est qu'en offrant sa vie à la peinture il se forge un masque de dandy pour se préserver des attaques féroces des critiques et des envahissements du coeur. Reste que la vie de Delacroix est à redécouvrir. D'une inépuisable fécondité, elle fait resplendir, selon Baudelaire, les " beaux jours de l'esprit ".

L'auteur
- Spécialiste du XIXe siècle, Marie-Christine Natta a établi plusieurs éditions critiques de textes de Barbey d'Aurevilly, Balzac, Dumas et Baudelaire. Elle est également l'auteur de La Grandeur sans convictions. Essai sur le dandysme (1991), La Mode (1996) et Le Temps des mousquetaires (2005).

Pour en savoir plus :

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