"Musique, que me veux-tu ?" : Jean-Sébastien Bach, l’angoisse et le doute

La chronique musicale de Gilles Cantagrel, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts
Avec Gilles CANTAGREL
Correspondant

Partagez un moment de plaisir musical grâce à Gilles Cantagrel : "Le problème est là tout entier : on ne sait rien pratiquement de la vie de Jean-Sébastien Bach, très peu d’anecdotes nous sont parvenues, mais il faut dire que nous disposons de l’essentiel puisque nous avons sa musique, d’où cette question que je ne cesse de me poser depuis des décennies : Musique, que me veux-tu ? Que va m’apprendre la musique sur l’homme ? Ensuite, je peux extrapoler, faire de la grammaire générative et poser la question essentielle, fondamentale : l’homme étant ce que sa musique décrit, quelle est cette fracture au fond de lui ?

Il est tout à fait étrange de parler d’angoisse et de doute lorsque l’on garde en mémoire le portrait officiel de Jean-Sébastien Bach vieillissant à Leipzig, engoncé dans son habit noir, le visage envahi par la couperose, nous tendant d’un air rogue un petit canon d’un air énigmatique, tel un rébus qu’il nous demanderait de déchiffrer…

Portrait de Jean-Sébastien Bach, 1748 par Elias Gottlaub Haussmann

C’est avant tout cette représentation du musicien alourdi par l’âge, entouré de toute sa progéniture créant des cantates et des concertos comme un bon vieux pommier donne des pommes, se levant le matin avec une bonne foi du charbonnier bien installée, complètement étrangère à tout doute métaphysique, qui nous vient à l’esprit à l’évocation du seul nom de Jean-Sébastien Bach…
Ceci est donc l’image véhiculée en grande partie par ce portrait officiel et que l’on s’est faite du personnage au cours des siècles, parce que sa musique semble affirmer une foi et une existence sereines, paisibles, robustes…
Et d’ailleurs, il suffirait pour s’en rendre compte, d’écouter cette affirmation de la foi « Je crois en un seul Dieu » qui est le début du Credo de sa Messe en si mineur.

Manuscrit de la première page du Credo

Mais il y a aussi dans cette même œuvre le « Et expecto » de la fin du Credo de cette même Messe en si mineur qui est un passage sombre, une sorte de tunnel sans issue ou de puits sans fond, qui nous plonge dans le noir total ; c’est le voyage de l’âme au bout de la nuit ; au début du Credo, nous avions une affirmation de foi et au moment où Bach écrit « j’attends la résurrection des morts » à la fin de ce même Credo, la terrible question se pose : ma foi ne reposerait-t-elle pas sur du sable ?

La « Maison Bach », musée consacré au compositeur dans sa ville natale d’Eisenach

Je pense que la première rupture psychique que l’on peut détecter chez Jean-Sébastien Bach fut causée par la mort de sa mère. Le jeune Bach vit ce drame à l’âge de 9 ans ; il est le petit dernier de la famille, les frères et sœurs aînés sont déjà partis, il ne reste que deux frères au foyer. Il voit sa mère mourir sous ses yeux…
Son père se remarie, c’était la triste réalité de l’époque, il fallait assurer la survie de l’espèce, mais ce dernier va mourir à son tour moins d’un an après la mort de son épouse !
Le petit Jean-Sébastien n’a pas encore 10 ans et voilà le petit dernier de cette lignée Bach, orphelin de mère et de père, livré à lui-même, aux hasards de la vie …
C’est quelque chose dont il ne se remettra jamais.

Dans tout art, seule la création artistique arrive à sublimer l’angoisse existentielle ; pour Jean-Sébastien, seule la musique permettra de combler ce vide affectif, et viendra sublimer la première fracture existentielle de cette jeune vie.
Voilà donc, le premier moment où se forge aux tréfonds de lui, cette douleur incoercible dont il ne se déprendra jamais.
La mort continuera de l’entourer constamment ; bien sûr, on peut argumenter qu’en raison de la mortalité infantile très élevée à cette époque, des épidémies qui décimaient des populations entières, la disparition d’un être n’avait pas le caractère aussi dramatique qu’il a pu acquérir aujourd’hui : on ne supporte pas la mort, on ne supporte non plus la douleur, dans notre temps…

Johann Sebastian Bach (1715)

A l’époque de Bach, la mort était chose commune contre laquelle il était impossible de se rebeller ; mais la mort va le marquer et le poursuivre.
Jean-Sébastien épousera en premières noces, une cousine qui s’appelle Bach comme lui, qui est orpheline comme lui, et qui lui donnera sept enfants dont quatre seulement survivront ; des années plus tard, alors qu’il revient de voyage, ayant accompagné son Prince qui prenait les eaux à Karlsbad, on lui apprend la mort brutale de sa femme qui se portait très bien, un mois plutôt avant son départ pour l’actuelle Karlovy Vary. Celle-ci est morte et enterrée, laissant quatre orphelins… La situation qu’il a connu étant enfant, se reproduit avec ses propres enfants.
Il y a encore la mort de dix de ses enfants en bas âge, la mort d’un fils adulte à vingt-quatre ans ; professionnellement, la mort fait partie de son quotidien, de sa charge de musicien d’église parce qu’il fait jouer et chanter des chorals, voire des cantates pour des services funèbres devant la maison du défunt ou dans la chambre mortuaire. Bach est musicien de ville et musicien d’église. Donc se développe en lui, une angoisse devant la mort.

Et l’une des questions que me pose sa musique, mais qui en même temps m’a apporté une réponse : nous savons qu’aux alentours de trente ans,

Instrumentistes et chanteurs répétant une cantate

il rédigea un petit livre d’orgue : ce sont des préludes pour entonner les chorals de l’Eglise luthérienne ; Bach a prévu de suivre exactement le recueil de chant de son Eglise à Weimar composé de cent soixante cinq petits cantiques arrangés pour l’orgue ; il s’agit donc d’un livre d’apprentissage et donc d’usage cultuel. Bach achète donc un beau petit cahier, format italien, il trace toutes les portées, marque page après page le folio, le titre du cantique et il commence à recopier tout ce qu’il a accumulé ; au début, tout est très bien, c’est dans l’ordre de l’année liturgique : l’avent, Noël, le temps de la Passion, là tout est recopié et puis au bout d’un moment, seuls quelques préludes sont recopiés, il en manquera les deux tiers...

Les musicologues, les historiens se posent toujours la question : pourquoi s’est-il arrêté dans cette copie ? Est-ce qu’il n’avait plus le temps ? Cela ne me semble pas être la question principale.
Personnellement je me suis attaché à une question plus fondamentale : sur les cent derniers préludes prévus initialement, il en a composé seulement dix, or il s’agit là de morceaux de musique introduisant des cantiques et comme chacun sait les cantiques ont des paroles, des textes, ce qui m’a permis d’avancer l’idée que j’expose maintenant :
Les dix préludes composés parlent tous de deux choses : de la mort et du Père, donc cela m’a mis sur les traces de ce que pouvait être l’un des moteurs ou l’une des manifestations de cette angoisse existentielle que Bach aura eue chevillée au corps durant toute sa vie et qu’il aura su aussi transcrire dans sa musique.

Soli Gloria Deo" de la main de JS Bach

La mort de sa première épouse va susciter la composition d’un certain nombre d’oraisons funèbres, c’est du moins l’appellation que j’ai donnée à ces pièces de grande méditation sur la mort, construites en six sections bien identifiables par l’oreille de l’auditeur et qui correspondent, bien exactement selon les traités de l’époque, à la construction de l’oraison funèbre ; il suffit de lire un traité théorique d’éloquence sacrée que l’on peut appliquer terme à terme la structure de ces œuvres de Bach.
C’est ainsi que peu après la mort de sa femme, Jean-Sébastien ira postuler à Hambourg et qu’il y fera entendre une fantaisie en sol mineur qui est un grand cri, un cri poignant, déchirant, telles les plaintes de Jérusalem dans Jérémie : « Oh ! Vous tous qui passez par le chemin, arrêtez-vous, et voyez s’il est une douleur semblable à la mienne… »

Au cours de la première émission de sa série « Musique, que me veux-tu ? » sur Canal Académie, Gilles Cantagrel vous invite à écouter des extraits de :

- La Messe en si mineur. Credo, et Expecto
Direction Gustav Leonhardt

- La Fantaisie en sol mineur pour orgue
Olivier Vernet

- Concerto Brandebourgeois n° 6
Direction Trevor Pinnock

A propos de Gilles Cantagrel :

Gilles Cantagrel est un musicologue, écrivain, conférencier et pédagogue français né le 20 novembre 1937 à Paris. Il étudie la physique, l'histoire de l'art et la musique à l'École normale et au Conservatoire de Paris. Il pratique aussi l'orgue et la direction chorale. Il s'oriente vers le journalisme et la communication et écrit dans des revues comme Harmonie et Diapason. Il devient producteur d'émissions radiophoniques en France et à l’étranger et dirige les programmes de France Musique entre 1984 et 1987. Conseiller artistique auprès du directeur de France Musique, il fut vice-président de la commission musicale de l'Union européenne de radio-télévision. Il est l'auteur d'une série de films sur l'histoire de l'orgue en Europe. Enseignant, conférencier, animateur, il participe en 1985 à la création du salon de la musique classique Musicora.

Il a été président de l’Association des Grandes Orgues de Chartres de 2003 à 2008 et administrateur d'institutions comme le Centre de musique baroque de Versailles, et membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig. En 2001, il est nommé membre du Haut comité des célébrations nationales par le ministre de la Culture. Il a été maître de conférences à la Sorbonne, intervient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et dans différents conservatoires et universités en France et au Québec. Il donne des conférences en Europe en Amérique du Nord et participe à des jurys de concours internationaux. Depuis quelques années il participe au Festival Bach en Combrailles. Il est un expert reconnu du Kantor de Leipzig. Il devient Correspondant de l'Académie des beaux-arts le 29 novembre 2006.

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