Nicolas de Staël (1945-1955) ou l’éblouissement des couleurs

Visite guidée à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny, par Martha Degiacomi et Krista Leuck
Avec Krista Leuck
journaliste

La Fondation Pierre Gianadda propose une nouvelle lecture de l’œuvre puissante de Nicolas de Staël, quinze ans après sa première rétrospective. Jean-Louis Prat, le commissaire, a choisi de focaliser cette exposition sur dix ans de 1945 à 1955, période d’intense création qui voit l’artiste créer un langage radicalement nouveau entre abstraction et figuration. Un reportage sur place de Krista Leuck.

Émission proposée par : Krista Leuck
Référence : carr724
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Les Musiciens, Souvenir de Sidney Béchet (1953), Dation 1982, Centre Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne\/Centre de création industrielle

Canal Académie a fait le déplacement à Martigny, en Suisse, à la Fondation Pierre Gianadda. Son fondateur Léonard Gianadda, membre de l'Académie des beaux-arts, a créé en 1978, il y a donc plus de 30 ans, cette institution artistique mondialement renommée pour l’excellence de ces activités culturelles, notamment des expositions et des concerts de tout premier plan.
Cette remarquable exposition du peintre russe Nicolas de Staël, un des artistes européens les plus influents de l’après-guerre réunit une centaine d’œuvres en provenance des plus grandes collections d’Europe et des États-Unis.

C’est en compagnie de Martha Degiacomi, l’historienne d’art de la Fondation, que nous offrons à nos auditeurs une visite guidée exceptionnelle.

Nicolas de Staël, le maître de la couleur, de la matière, du mouvement

Rapidité de travail et de maturation, ou fulgurance, est la marque de cet artiste au destin hors-normes dont la carrière se brisa tragiquement au pied du Fort Vauban à Antibes en 1955. Les historiens de l’art ne cessent de relire cette œuvre à la lumière de la modernité, et Jean-Louis Prat est un de ses plus fidèles connaisseurs.

Pour nous éclairer d’emblée sur cette oeuvre, reprenons quelques passages du catalogue de l’exposition signés par son commissaire :

Bouteilles (1952), Collection particulière

« De 1945 à 1955, en dix années menées tambour battant, qui résument la quasi-totalité de son œuvre, Nicolas de Staël s’est engagé dans une voie picturale sans cesse renouvelée. Dans une progression fulgurante dont on ressent chaque étape de façon décisive, il pressent, à l’inverse de Kandinsky et Mondrian abandonnant au début du XXe siècle la figuration pour aller vers l’abstraction, le besoin impérieux d’imposer une nouvelle trajectoire et réflexion à tous les sujets qu’il va désormais aborder. Sur cet autre rivage de son œuvre, tout se lit et vit d’autre manière. Dans ce temps de paix revenue, Staël offre à la peinture un espoir immense. Dans un travail acharné, l’intuition côtoie en permanence le doute et l’urgence. L’instinct est là, toujours en éveil, qu’il précise en 1945 dans une lettre adressée à son ami Jean Adrian : "Pour moi l’instinct est de perfection inconsciente et mes tableaux vivent d’imperfection consciente. Je n’ai confiance en moi que parce que je n’ai confiance en personne d’autre et je ne puis en tout cas pas savoir moi-même ce qu’un tableau est ou n’est pas et fabriquer de nouvelles constantes avant de peintre", ajoutant immédiatement après "il faut travailler beaucoup, une tonne de passion et cent grammes de patience". »

Durant près de cinq années, entre 1946 et 1951, Nicolas de Staël emploie des moyens novateurs. Il offre à la peinture une énergie peu courante. Les élans de la brosse et l’acuité du couteau se conjuguent afin de donner un pouvoir exaltant à la matière conquise par des tons raffinés, complémentaires ou opposés. Le peintre traque la vérité. Le style frontal est vif et ne s’accorde pas de repentirs. Tout est livré avec hâte mais avec précision et concision. Les tableaux portent encore des titres dont Staël se séparera bientôt au profit des « compositions » qui vont suivre. Des pavements somptueux s’imbriquent les uns aux autres et les subtiles superpositions de couleurs livrent l’éclat des sous-couches en éternel éveil.

Ces œuvres non figuratives posent cependant le problème du sujet. De fait, Staël refuse d’être rangé dans la catégorie des peintres abstraits de cette époque et le confie à son ami Pierre Lecuire. Il veut garder son indépendance. Seule la référence à une peinture ancienne l’intéresse. Rembrandt et Frans Hals le taraudent toujours et il redécouvre au cours d’un voyage en Hollande en 1949 avec son épouse Françoise les noirs profonds qui sont le fondement de leurs œuvres. Pourtant il tend de plus en plus vers la valorisation de couleurs moins sombres et sa palette s’adoucit sans pour autant perdre sa folle prestance.

Le Parc de Sceaux (1952) se lit déjà en tant que paysage mais il reprend l’idée des plans opposés de la période abstraite.

Nicolas de Staël écrit dès 1950 : « Toujours, il y a toujours un sujet, toujours ? ». Les tableaux de cette époque prennent leur élan dans une distribution chromatique généreuse. La matière saturée d’harmonie envahit la toile et les aplats, plus larges, conduisent à l’apparition de repères qui frôlent la réalité.

En compagnie de Martha Degiacomi nous suivons, année après année, le parcours de ce peintre, fils d’aristocrates russes exilés, né à Saint-Petersbourg en 1914, et qui se donna la mort en 1955 à Antibes.

De la danse (1947), Centre Pompidou

L’exposition commence avec des œuvres importantes de 1946-47, « Porte sans porte », « De la danse », « Brise-Lames, « Ressentiment » .

« "De la danse" impose une palette au registre restreint mais d’une force rare. Des formes s’organisent dans un tressage dense dont l’éclatement central regroupe, à la manière d’un bouquet noué et dénoué, des couleurs dont le choix des nuances est peu usité dans la peinture de cette époque. Dans cette composition, les plans avant ou arrière, sombres ou lumineux, déterminent des mouvements, sorte de danse abstraite. L’ampleur de cette peinture indique déjà que son créateur ne se contente pas de nous restituer la mouvance de l’École de Paris. De Staël cherche dès ce moment une autre voie à la peinture, et non un récit commun à l’art de son temps marqué par l’abstraction de l’après-guerre. » (Jean-Louis Prat)

Jour de fête (1949), Collection particulière
Composition (1951), Collection particulière
Cinq pommes (1952), Collection particulière

Le début des années 1950 marque son retour à la figuration et les premiers succès à la Galerie Jacques Dubourg à Paris. En 1952, il recommence à peindre d’après nature.

En mars 1952, de Staël assiste au match France-Suède au Parc des Princes en nocturne. Fortement impressionné, il peint une série de vingt-quatre toiles inspirées notamment par le « ballet » des footballeurs. Ici on reconnaît outre le maître de la matière et de la couleur, le virtuose du mouvement.

Parc des Princes (1952), Collection particulière
Footballeurs (1952), Collection Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse

Paysages

Nicolas de Staël à son ami Pierre Lecuire, Paris, 14 mai 1953 :

« Cher Lecuire,
Il me semble que je n’aurai jamais fini de vous dire tout ce que je voudrais.
Mais tout à l’heure, je l’oublierai probablement demain, il me tardait de vous affirmer qu’il n’y a que deux choses valables en art.

1° La fulgurance de l’autorité

2° La fulgurance de l’hésitation.

C’est tout. L’un est fait de l’autre, mais au sommet les deux se distinguent très clairement.
Matisse à 84 ans arrive à tenir la fulgurance même avec des bouts de papier. Et nous ne saurons jamais si Descartes nous sert d’autre chose que de règle à calcul pour tout ce qu’on voit avec évidence.
Le reste restera sous terre parce que le ciel est là et le reste mort.

Bon je ne continue pas. À bientôt

Staël

Attention au génie. C’est un mot curieux. On ne fait jamais rien. Vous le savez fort bien. »

Agrigente (1953), Kunsthaus Zurich, Vereinigung Zürcher Kunstfreunde

Lors d’un voyage épique avec toute sa famille et un groupe d’amis en Sicile, Nicolas de Staël nous met en scène une série de paysages « saturés de couleurs, signalant l’intensité et la lumière de ce décor aride, vide de toute trace humaine ; cependant celle-ci semble perceptible derrière les vastes temples et constructions qui se découpent sur les ciels embrasés. » (Jean-Louis Prat).

Natures mortes

Des « Natures mortes » (1954-1955) et des « Ateliers » occupent une grande part de la fin de son œuvre :

- La table de l’artiste, 1954, Collection particulière, Courtesy Galerie Applicat-Prazan, Paris
- Pots et pinceaux, 1955, Collection particulière

Coin d’atelier à Antibes (1954), 1954, Kunstmuseum Bern
Le Pont Saint-Michel la nuit (1954), Collection particulière

La fin - Antibes

À Antibes, Nicolas de Staël réalise plus de trois cents tableaux dans les six derniers mois de sa vie.

Les Mouettes (1955), Collection particulière

« Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, me libérer de toutes les impressions, toutes les sensations, toutes les inquiétudes auxquelles je n’ai jamais trouvé d’autres issues que la peinture. »

Nicolas de Staël (Extrait d’un texte de Nicolas de Staël écrit à l’occasion de son exposition à New York de février 1953)

Pour en savoir plus :

Site de la Fondation Pierre Gianadda : www.gianadda.ch

Sur Canal Académie : Léonard Gianadda : une fondation d’art en souvenir de son frère Pierre

Musiques entendues dans l'émission :

Arnold Schönberg, Verklärte Nacht, Op. 4, Daniel Barenboïm

Sydney Bechet, Dans les rues d’Antibes

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