L’Essentiel avec... Lucien Israël, de l’Académie des sciences morales et politiques

Le célèbre cancérologue répond aux questions essentielles posées par Jacques Paugam
Avec Jacques Paugam
journaliste

Lucien Israël, grand nom de la cancérologie et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, est autant un farouche adversaire du cancer qu’un fervent défenseur de la vie. Dans le cadre des questions « essentielles » de Jacques Paugam, il revient sur son parcours et ses combats, ceux d’un homme qui a toujours lutté pour l’homme.

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : hab586
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Dans votre itinéraire, votre carrière, quel a été à vos yeux le moment essentiel ?

Le moment essentiel est en fait arrivé très tôt pour Lucien Israël, qui raconte comment, à l’époque où il était sous les ordres du professeur Étienne Bernard au service de pneumologie de l’hôpital Laënnec, il a testé en secret puis imposé la pratique de la polythérapie dans le traitement des cancers, qui, jusqu’alors, faisait appel à des biostatisticiens pour déterminer quel médicament administrer.
« J’étais étourdi par le fait qu’en tuberculose, on donnait les trois médicaments à la fois et on guérissait les malades ; par conséquent j’ai pris la décision, sans demander à mon maître, d’administrer les trois médicaments en même temps au cancer du poumon ; et j’ai commencé à voir des réponses utiles. »

Anecdote : alors même qu’il savait l’efficacité des résultats, le jeune Lucien Israël assiste à une conférence d’une cancérologue réputée de l’institut du cancer de Villejuif, se lève et dit : « Madame, pourquoi ne pas donner les trois médicaments en même temps ? » Et elle de répondre devant l’assistance comble : « Jeune homme, vous avez l’esprit complètement gauchi ».

Il osa par la suite envoyer un article en anglais à une revue de cancérologie américaine et reçoit une demande de recrutement à l’ECOG, groupe qui rassemblait les chercheurs de la côte Est des Etats-Unis. « J’ai fait connaissance avec une série de cancérologues américains, et j’ai découvert, car auparavant je ne lisais pas la littérature cancérologique, que je n’étais pas du tout l’inventeur de la polythérapie et qu’ils l’avaient déjà fait eux-mêmes ! Nous avons fraternisé, échangé des données et je suis resté pendant des années membre de ce groupe. »

Entrée de l’hôpital Avicenne, à Bobigny

Autonome et indépendant, Israël n’hésitait pas parfois à transgresser les règles, quitte par exemple à traiter des patients en toute clandestinité à l’hôpital Avicenne. Sa directrice, qui le convoque un jour, lui fait les remontrances suivantes :
« Monsieur, vous nous coûtez trop cher avec vos médicaments, et vous n’avez aucune raison de les donner pour les tuberculoses ; je sais que vous traitez les cancers du poumon et vous n’avez pas à le faire, alors arrêtez. »
Réponse révoltée d’Israël :
« Madame, si vous insistez, il y a un article dans le journal France-Soir demain ! »
Et, conclut le professeur, « elle l’a fermée, j’ai pu continuer… »

Dans le domaine d’activité qui est le vôtre, qu’est-ce qui vous paraît essentiel à dire ?

Un combat sans fin :
La lutte contre le cancer est un combat sans fin, mais un combat à poursuivre quoi qu’il advienne : « On peut éradiquer un cancer chez un patient, mais l’éradication du cancer en général, ça ne se verra pas ; il faut apprendre à développer nos traitements, mais il y aura toujours des cancers », reconnaît le professeur Israël.

Sur le système français :
« Aux États-Unis c’est tout à fait différent : s’ils ne sont pas contents d’un professeur ils le mettent dehors quel que soit l’âge, s’ils en sont contents ils le gardent quel que soit son âge. Tandis qu’en France, à 66 ans j’étais devenu le second de l’hôpital que j’avais dirigé et à 69 ans j’ai été mis dehors… »

La prévention avant tout :
Le professeur Israël veut plaider en faveur de l’enseignement des gestes de prévention anticancéreuse et se déclare prêt à rencontrer Madame la ministre de la santé dans ce sens :
« La prévention devrait être enseignée à tous les médecins généralistes et il faudrait qu’ils conçoivent que c’est leur rôle d’enseigner les gestes de prévention aux patients qui viennent pour n’importe quoi d’autre. L’assistance publique, mais aussi le ministère de la santé, devraient prendre les mesures nécessaires pour que la prévention anticancéreuse devienne un geste connu et pratiqué par les médecins généralistes ; on ferait un immense progrès dans ce domaine. »

Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment avez-vous tenté de le surmonter ?

Lucien Israël avoue s’être creusé la tête pour répondre à cette question : « Je me suis interrogé longuement. S’il y avait un échec qui m’avait laissé des traces, je l’aurais confessé sans problème, mais je ne me souviens pas avoir eu d’échec ! »

Lucien Israël explique qu’il ne se souvient pas avoir eu de réticences chez ses patients, quelle que soit la gravité de leur état.
« Je ne me rappelle pas avoir jamais obtenu le refus d’un patient. Quand on leur expliquait que ce n’était pas joué et que ça valait vraiment la peine de se battre, ils acceptaient de le faire. »

« Peut-être qu’un jour, mes successeurs pourront dire à leurs patients : "C’est pas grave, c’est un cancer". Mais ce n’est pas encore le cas. »

Aujourd’hui, quelle est votre motivation essentielle dans la vie ?

Lucien Israël est sorti à maintes reprises de sa spécialité ; pris de passion pour la neurologie, il a publié en 1995 un ouvrage en vue sur les deux hémisphères du cerveau et leur impact civilisationnel. Féru de poésie, détenteur d’une ceinture noire 2e dan en judo, il s’avoue par ailleurs grand amateur des civilisations orientales, admiratif qu’il est de la façon dont elles ont appris « à donner aux individus qui se laissaient faire le maximum de chance de repos, d’acceptation de la vie et de ses inconvénients, de tranquillité, de bonne volonté pour donner à autrui ».

Lucien Israël insiste sur l’importance de l’enseignement dans les petites classes

Le professeur Israël, qui était à 18 ans sur les barricades des Gobelins pour libérer Paris, est également sensible au thème de l’identité nationale :
« Le sentiment de l’identité nationale, c’est quelque chose qui doit être conféré à l’enfant, de façon qu’il grandisse avec cela et qu’il ne se pose plus aucune question par la suite. J’ai pleuré à l’école pour Vercingétorix et pour Jeanne d’Arc… Les toutes premières classes de l’enseignement doivent jouer un rôle majeur dans ce sentiment d’affection définitive pour la nation dans laquelle on vit, son passé, son futur et son présent. »

Sur l’importance cruciale de l’enseignement :
« Peut-on changer les sentiments et les comportements d’un adulte ? Je ne sais pas. L’importance de l’école, de veiller à ce que les enfants fassent une vraie scolarité et à ce que les instituteurs prennent conscience de l’ importance qu’elle peut prendre dans l’évolution de tout être humain, et comment il faut leur donner le sens du beau, le sens du bon, le sens du laid. Tout ça se joue très vite, et le cerveau doit être pris entre les mains très tôt. »

Quelle perspective de la mort peut bien avoir un homme qui a toujours combattu pour la vie ? Une posture sage et sereinement fataliste : « Je sais que je n’y échapperai pas, par conséquent j’y suis prêt depuis longtemps. Je ne pleurerai pas sur moi ; si on a le sentiment d’avoir fait ce qu’on souhaitait faire dans sa vie, et si on n’a rien fait de dangereux ou de mauvais, on meurt sans problème. Cela dit, si je suis vraiment malade, je me mettrai entre les mains de mes confrères ; s’il y a un moyen de rester plus longtemps, très volontiers, s’il n’y en a pas je m’incline... »

En savoir plus :

Docteur en médecine, Lucien Israël a tout d’abord été interne des hôpitaux de Paris (1951), puis chef de clinique à la faculté de médecine de Paris (1956), chef de service plein temps à l’hôpital Lariboisière de Paris (1971) et, enfin, chef de service de l’hôpital Avicenne de Bobigny (1976-1995).
Parallèlement il a exercé des fonctions dans l’enseignement supérieur médical : maître de conférences agrégé de pneumologie (1963), professeur de cancérologie à la faculté de médecine de Paris (à partir de 1973), professeur titulaire de cancérologie à l'université de Paris XIII (1983-1995) puis professeur émérite.

Il a été élu à l'Académie des sciences morales et politiques en 1996 dans la section morale et sociologie. Auteur d'une demi-douzaine de livres sur le cancer, il a également publié un ouvrage remarqué sur le cerveau (Cerveau droit, cerveau gauche ; cultures et civilisations, 2005) ainsi que deux recueils de poèmes (Face cachée, 1984, et L'Oiseau qui retournait dans son pays, 1995)

Sa fiche sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques

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