Erik Orsenna, de l’Académie française : L’Entreprise des Indes

Le romancier explique sa propre entreprise d’écriture
Avec Jacques Paugam
journaliste

Avec L’Entreprise des Indes, Erik Orsenna, de l’Académie française, nous emmène à Lisbonne au XVe siècle, à la découverte du frère du grand Christophe Colomb, lequel eut grand besoin des services de son cadet puisqu’il était cartographe !

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : pag768
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Réplique de la Santa Maria de Christophe Colomb

« Ma passion, c’est d’apprendre ; apprendre et raconter. Je pensais qu’elle se calmerait avec l’âge, mais ce n’est pas du tout le cas ». La boulimie de savoir et le talent de conteur d’Erik Orsenna, plus vifs que jamais, se mettent à nouveau au service d’une grande fresque sur l’homme, le monde et son histoire : L’Entreprise des Indes, largement salué par la critique, nous offre un tour d’horizon du Lisbonne des « Temps Modernes » et nous fait embarquer à bord des caravelles à la rencontre d’un personnage historique quasi-légendaire : Christophe Colomb.

La jeunesse du navigateur génois est ici narrée à travers son jeune frère Bartolomé, mais aussi et surtout à travers la peinture du foisonnement culturel inouï qui éclot dans l’Europe de la fin du XVe siècle. « Le monde commence à s’ouvrir, le monde sort de la chape de plomb qui avait pesé sur les intelligences pendant dix-sept siècles », explique Erik Orsenna. Mais cet élan extraordinaire de la science et de la rationalité, explosion des techniques et des savoirs qui va conduire à la première mondialisation, est encore contrebalancée par la religion, la magie, le mysticisme voire l’obscurantisme.

La maîtrise des mathématiques, passion renouvelée d’Erik Orsenna depuis qu’il a découvert que le fauteuil 17 qu’il occupe à l’Académie française portait un nombre premier, devient une condition sine qua non à la traversée des mers, afin de calculer la position des astres ; de l’autre côté, les navigateurs partent agrandir le monde pour porter la parole de la Bible. Colomb est d’ailleurs à bien des égards un personnage christique : il se croit habité, mandaté pour une mission qui le dépasse, et bâtit sa destinée avec une rigueur implacable, jusque dans son mariage en 1478 avec la fille d’un propriétaire d’île et navigateur. Il s’agit là de la seule période de sa vie où il reste un tant soit peu en place, car comme le note Orsenna avec malice : « Quand un marin est sédentaire, c’est qu’il est amoureux ».

Aigri de ne pas avoir été suffisamment célébré pour ses actes, dédaigné par la plupart des monarques, Christophe Colomb connaît une fin pathétique et frustrante avant d’accéder à l’immortalité. Colomb est à la fin de sa vie un homme hanté. « Il est fréquent que les explorateurs deviennent fous ; quand on s’aventure à l’extrême limite du réel, on perd par définition ses repères et la raison vacille », analyse Orsenna.

Science sans conscience ?

La raison, voilà une interrogation majeure du roman, notamment dans la troisième et dernière partie (Cruauté), qui relate le dévoiement de la science et de la rationalité dans la frénésie et la sauvagerie ; décrivant les scènes atroces du massacre des Indiens sous les mâchoires des molosses espagnols, Orsenna pose cette question ultime : « Pourquoi découvrir si on tue ce que l’on découvre ? » Au moment où les Indiens sont exterminés au nom de « ce métal jaune imbécile qui s’appelle l’or », les pogroms les plus terribles s’organisent à Lisbonne, et au cœur même du crépitement des savoirs et des cultures fleurit la plaie du mal banalisé.

Dans cette « machine à comprendre le monde » qu’est le roman, Orsenna nous livre par ce paradoxe les clés de notre époque : « Les racines de la mondialisation sont là ; on a aussi de la cruauté, on a aussi de l’équivalent général, on a aussi cette lutte entre le savoir et l’obscurantisme, on a cette ouverture et ce repli communautaire, on a cette pression souvent insupportable d’un certain nombre d’extrémistes des religions… Donc on parle d’aujourd’hui. »

Un hymne à la mer

Perfectionniste acharné, Orsenna avoue avoir passé la bagatelle de cinq ans sur neuf versions du livre. La première version comptait 500 pages ; en la relisant trois mois après, j’en ai jeté 490, lâche Orsenna sans émoi. Si le projet lui tenait autant à cœur, c’est que l’histoire de Christophe Colomb l’a toujours bouleversé, mais aussi que le successeur du commandant Cousteau à l’Académie est un amoureux de la mer, pour qui la vie sans navigation est inconcevable.
« La mer est le miroir des hantises, bonnes et mauvaises ; elle est à la fois la plus grande leçon d’humilité et une formidable leçon d’obstination », dit-il avec passion. Le parallèle avec l’écriture est tout trouvé. On prête à Aristote la théorie selon laquelle il y a trois sortes d’hommes : « les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer » ; les écrivains font peut-être partie de cette dernière catégorie.

En savoir plus :

Erik Orsenna, après une carrière de chercheur, d'enseignant et d'homme politique, est devenu membre du Haut Conseil de la francophonie. Ayant reçu le prix Goncourt en 1988 pour L'Exposition coloniale, il s'assied sur le 17e fauteuil de l'Académie grâce à son élection à la Coupole en mai 1998. Il est également membre honoris causa du conseil d'administration de l'École Normale Supérieure.

Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages, dont parmi les plus récents Portrait d’un homme heureux : André Le Nôtre (2000), La Grammaire est une chanson douce (2001), Madame Bâ (2003), Les Chevaliers du Subjonctif (2004) ou encore Et si on dansait ? (2009), roman pour lequel vous pouvez retrouver une autre émission de Canal Académie :

Et si on dansait ? d’Erik Orsenna (4/4)

L’Essentiel avec... Erik Orsenna, de l’Académie française

Erik Orsenna : pour apprendre la langue française, il faut articuler savoir et plaisir

Fiche d'Erik Orsenna sur le site de l'Académie française

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