Langues romanes, expressions figées et langage SMS : les travaux du linguiste Jean-René Klein

avec Jean-René Klein, professeur de linguistique romane à l’Université catholique de Louvain
Avec Hélène Renard
journaliste

Dans cet entretien, sont abordées à la fois les langues romanes, dont le wallon, les expressions verbales figées (comme "T’occupe pas du chapeau de la gamine !") et les travaux des linguistes sur le nouveau langage du SMS. Autant dire qu’avec Jean-René Klein, professeur de linguistique romane et française à l’Université catholique de Louvain, on découvre que les linguistes sont autant tournés vers le passé qu’attentifs au présent.

Émission proposée par : Hélène Renard
Référence : sav559
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Jean-René Klein, professeur à l’UCL, l’Université catholique de Louvain, aujourd’hui implantée à Louvain la Neuve en Belgique, enseigne la linguistique romane et la linguistique française (à la fois lexicologie et l’histoire de la langue).

Sceau de l’UCL

L'UCL : ouverte et internationale

En quelques mots, rappelons que cette université catholique de Louvain a été fondée en décembre 1425, et que, depuis des siècles, elle fait rayonner la culture européenne. Elle a d'ailleurs changé plusieurs fois de nom : Université de Louvain jusqu'en 1797, et Université catholique de Louvain depuis 1834 (sans en tirer la conclusion qu'elle serait sous la juridiction de l'Eglise, même si on peut dire qu'elle s'inspire de l'humanisme chrétien). Et elle s'honore de dire qu'Érasme, contestataire par rapport à l'Église d'ailleurs, y a effectué deux séjours d’études au XVIe siècle.
Aujourd'hui, elle est la deuxième université de Belgique, et elle figure parmi les 130 meilleures universités du monde, se positionnant comme grande université européenne par le large recrutement de ses enseignants, de ses chercheurs et de ses étudiants car elle opte délibérément pour l’internationalisation. De nombreux étudiants d'Afrique et d'Amérique du Sud y suivent leurs études.

Signalons au passage que l’Université catholique de Louvain a fait docteur honoris causa Erik Orsenna, de l’Académie française, en 2007…

Le foisonnement des langues romanes

Notre invité Jean-René Klein, qui est à la fois belge et français, enseigne les langues romanes et nous aide, dans cette émission, à nous y repérer dans le foisonnement de ces langues.

On se doute qu’une langue romane est une langue essentiellement issue du latin courant. Mais combien en existe-t-il ? Question délicate !
"Il est difficile de trouver des ouvrages d'accord sur le nombre de langues romanes, on touche là à un point interessant, et le mot langue est extrêment polysémique. Si l'on prend tous les dialectes et parlers hérités du latin, il est évident qu'il en existe beaucoup ; mais si l'on prend "langue" au sens socioculturel de langue enseignée, administrative, standardisée, on retrouve essentiellement la plupart des grandes langues nationales romanes, soit environ onze. Cela va du roumain, tout à l'Est, (qui n'est pas une langue slave) jusqu'à l'Ouest, le portugais".

Comment les classer ? De différentes manières, on a essayé des groupements. Notre invité les résume ainsi :

- les langues italo-romanes dont, le roumain, le romanche par exemple, qui, en Suisse, n'est pas langue officielle (il n'y en a que trois) mais a le statut de langue nationale et est enseignée dans le territoire romanche.

- la sphère des langues gallo-romanes, dont le français, l'occitan (supplanté par le français d'oïl) etc.

- et une bande qui englobe une partie de la Suisse romande, la Savoie, et une partie du Lyonnais, avec le francoprovençal (qui n'est pas la langue de la Provence). Une classifiction établie par les linguistes généralement ignorée de tout un chacun.

- le domaine ibérique : le catalan, le castillan, et le portugais. Parmi les linguistes romanistes, certains revendiquent le statut de langue pour le galicien (à l'Université de Saint Jacques de Compostelle entre autres).

Quels sont les traits communs aux langues romanes ?

- À la fois la morphologie, la syntaxe, et le lexique, héritage du latin. Mais le latin de l'école est du latin classique littéraire, pas du latin parlé. Or, les langues romanes sont issues du latin parlé par les Romains (même avant César). Il a évolué après les invasions germaniques, et le rôle du francique, langue des Francs est important. Ces "superstrats" se sont donc superposés aux parlers gallo-romans (il existe aussi des superstrats slaves, arabes, etc). Les Francs se sont romanisés.

Et en Belgique ? Wallon, néerlandais et picard

Le Sud de la Belgique, la Wallonie, est tout à fait roman, jusqu'à une frontière linguistique qui montre qu'au nord de Bruxelles, on se trouve dans une région germanisée où l'on parle le flamand, le néerlandais. Cela s'explique sans doute par le fait que l'implantation franque y a été plus massive tandis que, au fur et à mesure que l'on descend vers la Gaule, les Francs étaient parsemés et la population très majoritairement gallo-romane.

En Belgique, il existe donc trois langues officielles : le français, l'allemand et le néerlandais. Le wallon n'a pas statut de langue officielle mais de langue régionale. la terminologie s'est largement compliquée avec la politique. La Communauté française de Belgique englobe la Wallonie et Bruxelles - à 90% francophone mais qui est un îlot au milieu de territoires flamands.
La Wallonie (Belgique romane + Bruxelles) est divisée elle-même en divers dialectes. Le wallon et la Wallonie ne correspondent pas exactement. Le wallon est parlé essentiellement dans l'Est de la Wallonie. Quand on va plus à l'Ouest, à Mons par exemple, ou à Tournai près de Lille, on parle le picard. Le wallon n'est pas une langue standardisée ; ceux qui parlent wallon à Liège, à Namur ou à Charleroi ne parlent pas tout à fait le même wallon. Quant au picard, c'est la même chose : beaucoup de points communs mais aussi des différences. Il faut pas oublier, dans le sud de la Belgique, la Gaume, partie romane de la Lorraine belge, vers la frontière luxembourgeoise,où l'on parle le lorrain, et du côté de Bouillon, une petite enclave de champenois.

Notre invité admet que l'on ne saurait être linguiste sans être historien ! L'histoire de la langue, c'est surtout l'histoire du territoire que l'on étudie. En France et en Belgique, on l'enseigne trop peu. On l'a vu dans les discussions des fameuses tentatives de rectification de l'orthographe (vers 1990)... la méconnaissance de l'histoire de la langue générait des incorrections insensées !

Jean-René Klein

Jean-René Klein anime le Centre d'études du lexique roman le CELEXROM, avec plusieurs de ses colloques dont certains furent, comme lui, élèves d'André Goose (grammairien célèbre, auteur du Grevisse-Goose, http://www.langue-fr.net/spip.php?article42).

Les trois points auxquels Jean-René Klein consacre ses travaux :

- le figement : autrefois appelé "la phraséologie" : tout ce qui dans la langue est préfabriqué, mémorisé en bloc, figé (par exemple l'expression "arriver comme les carabiniers"). Le figement touche des domaines vastes, depuis le nom composé, l'adjectif (on dit "un cordon bleu", pour qualifier une bonne cuisinière, or il n'y a ni cordon ni couleur bleue). Et jusqu'à l'expression verbale et des phrases ("T'occupe pas du chapeau de la gamine") Jean René Klein parle aussi des "routines conversationnelles" (comme "À qui le dites-vous !" ). "La langue orale est truffée de ces formes figées, explique Jean-René Klein, il est passionnant de les connaître car il génère tout le problème du traitement automatique du langage" (un ordinateur n'étant pas capable de traduire autrement que mot à mot).

Quant aux proverbes, c'est une autre catégorie, car ils sont indépendants d'une insertion situationnelle par exemple on peut dire : "comme chacun sait, qui va à la chasse perd sa place". Mais on ne peut pas dire "il faut tenir le haut du pavé" car ce proverbe ne peut se dire de quelqu'un qu'en fonction d'une situation...

- la variation géographique : à travers les expressions verbales, on remarque une variation considérable. Certaines expressions françaises en effet sont communes à la zone BFQS (Belgique / France / Québec / Suisse) mais d'autres se rencontrent dans des contextes géographiques particuliers (il y a donc des FS, des BF, etc). Il faut les repérer et constituer des corpus. Il existe donc des expressions spécifiquement belges, suisses, etc... Il faut aussi tenir compte des usages. Tout cela est finalement plus complexe qu'on ne pourrait le croire, comme l'explique ici notre invité qui insiste sur plusieurs difficultés rencontrées dans ses travaux. Car la géographie n'est pas la seule raison des difficultés de description, le milieu socio-culturel, l'âge jouent également (par exemple l'expression "tenir la dragée haute" n'est plus comprise des jeunes générations). Autre exemple, "Être plus catholique que le pape" (BQS avec le sens général d'être plus radical que celui qui est à l'origine d'une idéologie, alors qu'en France elle ne s'appliquerait qu'à un homme d'Église ou à un chrétien, elle est donc prise de façon littérale alors qu'en France, on dira plutôt "être plus royaliste que le roi" ).

Le langage SMS

- les graphies nouvelles ou inventives. Il s'agit d'analyser le langage du texto et des SMS et cela de manière scientifique et systématique. Une grande enquête a été lancée : les utilisateurs ou receveurs de SMS ont pu communiquer leurs messages qui étaient automatiquement informatisés. Ont été reçus plus de 100 000 messages, un immense corpus. Et environ 30 000 messages ont été transcrits en français normés (le logiciel existe qui permet de travailler sur le langage SMS). Par exemple, le chiffre 4 quand le SMS l'utilise pour "Cathr-ine" etc... Jean-René Klein donne quelques détails sur tout ce qui peut être étudié autour de ce langage SMS. Et, bonne nouvelle, il n'y aurait pas d'incidence négative de l'utilisation par un enfant du langage SMS sur son apprentissage de l'orthographe ! Qu'on se le dise : écrire en SMS n'empêche pas d'écrire aussi en bon français (des études en Angleterre ont même montré le contraire...).

-À lire :

Les expressions verbales figées de la francophonie, Belgique, France, Québec et Suisse , dans la collection "L'essentiel français", un ouvrage coordonné par Béatrice Lamiroy, rédigé par Jean-René Klein, Jacques Labelle, Christian Leclère, Annie Meunier, Corinne Rossari (publié par les éditions Ophrys 25 rue Ginoux 75015 Paris, www.ophrys.fr).

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