La maison et le moi

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

« Chacun est roi en sa maison » dit le proverbe. Pourquoi diantre la maison est-elle si chère à nos yeux ? Peut-être pour y cacher son moi et ne jamais se perdre de vue. Paul Valéry déclarait qu’il y avait « des moi plus moi que d’autres. » Et dans cette même veine philosophique, il ajoutait : « Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis beaucoup aimé ; je me suis beaucoup détesté. Enfin, nous avons vieillis ensemble »…

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots569
Télécharger l’émission (10.25 Mo)

La maison, la chacunière

« Vite, à la maison », c’est bien là le réflexe que l’on retrouve souvent lorsque tout semble aller mal. Et c’est bien la réaction dont témoigne Eugène Delacroix, lorsqu’il confie à son Journal intime, en 1853, combien, confronté à une angoisse, il lui fallut vite retrouver ses pénates : « J’ai éprouvé, écrit-il, un sentiment de malaise, qui ne s’est calmé que quand je suis rentré à la maison, où je me suis promené en tout sens, pendant près d’une heure ». On ne saurait mieux témoigner du bien-être ressenti à se retrouver dans ses murs, en principe protecteurs et rassurants, en tout cas apaisants pour le grand peintre romantique.

La formule banale, « rester à la maison », peut certes être synonyme d’ennui, mais elle aussi très souvent associée, notamment dans notre monde moderne, très remuant, à l’idée de tranquillité, et donc à l’absence d’ennuis, au-delà de la boutade d’un dramaturge français du XIXe siècle, Henry Becque, déclarant qu’il n’y avait que « deux plaisirs dans notre intérieur : celui d’en sortir et celui d’y rentrer ».
En réalité, « rester à la maison » relève du pléonasme dans la mesure où c’est justement à partir du verbe latin manere, « rester », qu’a été construit le nom latin mansio aboutissant au mot français maison à la fin du Xe siècle. Le manoir porte ainsi encore très directement la trace du verbe manere.

La maison de Delacroix à Paris place de Furstenberg

Nous avons tous une idée assez précise de « la maison », la nôtre, mais il y a bien une définition générale, et en 1690, dans son Dictionnaire universel, Furetière en donne une image correspondant bien à sa fonction prioritaire : « Logis, lieu où on se peut retirer, & remettre à couvert son bien & sa personne des injures du temps. » De fait, un peu à la manière de la tortue qui entre dans sa carapace dès qu’un danger la menace, on aime à se replier chez soi quand on ne se sent pas bien et alors, selon les formules consacrées, on se fait un devoir de « rester à la maison » pour « garder le lit ».
En 1571, parmi les types de maison évoqués, Maurice De La Porte signale la « maison hospitale », qu’il associe à la « maison amie, royale », rappelant ainsi qu’étymologiquement l’hôpital, lieu qui rassemble ceux qui sont en difficulté et pas nécessairement malades, est par nature « hospitalier », même si personne ne confondra en effet cet établissement de soins avec sa maison.
En réalité, l’expression d’un sentiment rassurant dès qu’il s’agit de la maison, remonte à l’Antiquité. En 1685, César de Rochefort n’hésite pas, à citer l’Empereur romain Justinien déclarant en son temps qu’« on n’est jamais si bien à son aise que lorsqu’on est logé chez soy », et d’ajouter réalistement qu’« il y a toujours quelque chose à redire dans les maisons étrangères. »

« Votre maison est l’endroit où vous pouvez vous gratter quel que soit l’endroit qui vous démange », fait dire Claude Gagnière, un peu crûment, à un anonyme dans son Bouquin des citations (1997). On peut effectivement parfaitement comprendre que confronté au monde, avec ses obligations, ses protocoles divers, dès que cela est possible, chacun souhaite en général rejoindre sa tanière pour retrouver son intimité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les vers célèbres de Joachim du Bellay, issus des Regrets, publiés en 1558, sont toujours au goût du jour, en bénéficiant au début du XXIe siècle d’une reprise par un chanteur du moment sensible à l’interrogation du poète humaniste : « Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village Fumer la cheminée ; en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m’est une province et beaucoup davantage ? »

Parce que notre maison, notre logement, résulte le plus souvent des efforts esthétiques et pratiques d’une vie, parce que les objets qui y sont accumulés et agencés à notre manière la peuplent en témoignant de notre identité, nous sommes en principe profondément attachés à notre maison qui constitue ainsi un puissant soutien affectif. On le ressent d’autant plus lorsque notre santé nous contraint à un séjour à l’hôpital, hérissé d’objets thérapeutiques bien éloignés de nos objets domestiques, des souvenirs qui émaillent les murs de la maison.

Il fut un temps où, la pauvreté et l’injustice sociale régnant, la maison n’était pas toujours un lieu propre et rassurant. Ainsi, en 1922, dans la Nouvelle Encyclopédie pratique de médecine et d’hygiène, Pierre-Louis Rehm consacre-t-il à la seule maison une dizaine de pages, dont la teneur témoigne d’une époque qui n’est plus. On y rappelle par exemple qu’« il est interdit de loger un domestique dans une étable ou une écurie » et que « les fumiers seront déposés dans des fosses bien étanches éloignées des murs ». Par ailleurs, y souligne-t-on, que « malgré les réclamations des hygiénistes, le papier peint triomphe encore dans les maisons […] ; on ne peut pas le laver, la colle, dont il est fixé, offre aux microbes un excellent terrain. » Quant au linge sale, la meilleure solution reste le blanchissage à domicile « par un de ces appareils en tôle comportant un cylindre perforé dans lequel on lessive sans fatigue, sans brossage, sans battoir », autrement dit le lave-linge. On le constate aisément : quelques progrès ont été faits…

De Jean-Jacques Rousseau qui rêve d’une « petite maison rustique », « blanche avec des contrevents verts », à Claude Nougaro promettant à son amie de cœur une « maison avec des tuiles bleues, des croisés d’hortensias, de palmiers plein les cieux, des hivers crépitant près du chat angora », ou encore à Apollinaire souhaitant dans sa maison « Un chat passant parmi les livres, Des amis en toute saison sans lesquels », dit-il, « je ne peux pas vivre », on ne cesse en réalité de rêver à sa « chacunière » comme on qualifiait parfois sa maison, assimilant à un moment heureux le fait de « regagner ses pénates », c’est-à-dire, chez les Romains, les dieux domestiques du foyer.

« Chacun est roi en sa maison » dit le proverbe. Et si on en est éloigné par un séjour hospitalier, avec le désir naturel de retrouver le plus vite possible ses habitudes et « son lit », il faut vite retrouver une « maison de bouteilles », selon la formule du XVIIe siècle, c’est-à-dire une maison où l’on pourra de nouveau recevoir ses amis, faire bonne chère, et boire, avec modération mais joyeusement, à la santé de chacun.

À moy tous les moi

« Secourez moy… », s’exclame Furetière pour illustrer l’article qu’il consacre au mot « moy », avec un y, dans le premier dictionnaire encyclopédique français, le Dictionnaire universel, publié en 1690. Il était alors de bon ton, pour valoriser un mot se terminant par i, de lui donner un caractère grec, avec donc un y, ce qui offrait le double avantage de le doter, d’une part, d’une graphie noble et de pouvoir, d’autre part, calligraphier ladite lettre avec un jambage esthétique, souligné par un imposant trait de plume.

C’est à Pascal au Grand Siècle que l’on doit le concept du « moi haïssable », dans le cadre d’une élégance de conduite qui doit protocolairement nous faire passer en second. Encore faut-il savoir qui est ce « moi » détestable : « Connais-toi toi-même » déclarait Socrate qui avait choisi pour lui cette devise gravée sur le fronton du temple de Delphes. Bien vital de chacun, il nous fait sans hésiter forcément crier « À moi » quand notre personne est menacée. De fait, quand la menace est extérieure, visible, pas d’état d’âme, le « moi » se défend et demande de l’aide, en n’ayant pas de problème particulier d’identité ; c’est en revanche lorsque la menace est en nous-même, qu’on en ignore en grande partie la cause et le cheminement, que surgit un doute sur ce moi inconnu, ce moi malade. Est-ce bien moi ? « J’avais un moi, mais je me le suis fait enlever par un chirurgien », déclare ainsi dans cet état d’esprit précis Peter Sellers au Times, en 1980.
Jean-Jacques Rousseau, avec sa sensibilité aiguë, signalait déjà avec pertinence cet obstacle à la perception du moi que représente une maladie, lorsqu’il écrit à Monsieur de Malesherbes : « Un corps qui souffre ôte à l’esprit sa liberté ; désormais je ne suis plus seul, j’ai un hôte qui m’importune, il faut m’en délivrer pour être à moi. » Être soi complètement, c’est effectivement se retrouver sans la souffrance et, le même Jean-Jacques Rousseau, dans les Rêveries du Promeneur solitaire, évoque d’ailleurs ces heures où, se promenant sans souci de santé dans les bois, « je suis », dit-il « pleinement moi ».

C’est sans doute dans la difficulté que le questionnement sur ce « moi » insaisissable devient plus intense. Ainsi, toujours au XVIIIe siècle, Condillac distinguait « deux moi dans l’homme » : le « Moi d’habitude », et le « Moi de réflexion ». En tenant compte de la réflexion acide de Wolinski, selon laquelle « entre un autre et moi, je n’ai pas le choix ».

Dès lors qu’une difficulté survient, on n’échappe pas non plus au questionnement de la multiplicité des moi…, questionnement qui n’est pas nouveau, mais qui prend une nouvelle intensité quand on se sent menacé. Cette pluralité des moi se retrouve tout d’abord à travers les personnes que nous aimons et qui indirectement interagissent sur notre moi. « Moi !..., de quel moi parlez vous ? Je sens bien des moi en moi ! » s’exclame ainsi Madeleine dans le Lys dans la Vallée, tout en montrant ses deux enfants, Balzac sachant mettre à merveille en relief la complexité de chacun d’entre nous. La Marquise de Sévigné ne réagit d’ailleurs pas autrement, lorsqu’en écrivant à sa fille en juillet 1869, elle lui demande de lui parler d’abord d’elle et de ses pensées, « toutes ces choses » composant « mon vrai moi », lui confie-t-elle.

La multiplicité est aussi affaire de superposition. « La conscience de son existence », affirmait le naturaliste Buffon, « est composée […] de la sensation de notre existence actuelle et du souvenir de notre existence passée. » Les moi se superposent en effet dans le temps, le moi enfant, le moi adulte, le moi en pleine santé, le moi malade, le moi guéri, et tous laissent des traces dans le moi du présent. « Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs », insiste dans la Fugitive l’auteur de À la Recherche du temps perdu – et donc du temps à retrouver –, Marcel Proust. De la même manière, au cœur du Livre de mon ami, Anatole France rappelle ce principe cumulatif, et ce d’une manière très émouvante : « Ce petit bonhomme est une ombre : c’est l’ombre du moi que j’étais il y a vingt-cinq ans. […] Il valait mieux, en somme, que les autres moi que j’ai eus après avoir perdu celui-là », confie-t-il avec la plus grande sensibilité.

En ancien français, « moi » n’était jamais employé comme sujet, et l’on disait par exemple « je qui vous parle… » Voilà qui donne le vertige, si l’on reprend depuis le départ, en se posant la question mais qui est ce « je ». Des grammairiens célèbres, Damourette et Pichon, aimaient par exemple à rappeler de difficiles interrogation sur le mode indicatif présent : « veux-je ou ne veux-je pas ? » Ou pire encore : « Ose-je ? ». Le « nous » de pudeur ou de modestie, comme l’on dit, vient alors à la rescousse : « Oserons-nous ? » De toute façon, tranche Guehénno, « Nous restons au bord de nous-même ».

En fait, s’interroger sur la multiplicité des moi, c’est aussi être amené à des analyses et des hiérarchies affectives, à la manière de Valéry qui déclarait qu’il y avait « des moi plus moi que d’autres. Et dans cette même veine philosophique, l’auteur de Monsieur Teste, ajoutait : « Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis beaucoup aimé ; je me suis beaucoup détesté. Enfin, nous avons vieillis ensemble »…

Texte de Jean Pruvost

En savoir plus :

Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise. Il y enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire. Et chaque année, il organise la Journée Internationale des Dictionnaires.

Écoutez toutes les émissions de Jean Pruvost sur Canal Académie !

D'autres mots sur les livres :
-Couverture et reliure
-Signet et coiffe

Retrouvez Jean Pruvost sur le site des Éditions Honoré Champion dont il est directeur éditorial. http://www.honorechampion.com
Et écoutez nos émissions sur deux ouvrages de la collection "Champion les mots !"
- Le vin dans les dictionnaires : un voyage... enivrant !
- Le loup dans les dictionnaires : une lecture fascinante ou effrayante !

Cela peut vous intéresser