Vraie soupe à la tortue ou faux potage tête de veau ?

La chronique "Histoire et gastronomie" de Jean Vitaux
Avec Jean Vitaux
journaliste

La soupe à la tortue est un plat mythique, mais l’utilisation du terme "tortue" recouvre des réalités bien différentes d’un côté à l’autre de l’Atlantique, mais aussi des deux côtés de la Manche. Dans l’imaginaire collectif, la soupe à la tortue évoque les aventures des flibustiers et des pirates des caraïbes, basés à l’île de la Tortue, ce qui n’est pas faux. Mais les préparations à la tortue ne concernent pas seulement ces reptiles chéloniens. Qu’en est-il vraiment ?

Émission proposée par : Jean Vitaux
Référence : chr586
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La soupe à la tortue est connue en Angleterre depuis le XVIIe siècle. Faite de tortues de mer, elle a d'abord été consommée aux Caraïbes, notamment à la Barbade ; mais elle n'a été servie à Londres pour la première fois qu’en 1711, d'après Sir Horace Walpole. Et la première recette écrite date de 1721. À la même époque, le père Labat, dominicain ineffable, gastronome et esclavagiste, célèbre pour avoir amélioré la fabrique du Rhum, a rapporté en 1742 des recettes de plastron de tortue et de boucan de tortue (séchée au soleil). La recette de la soupe à la tortue devint un classique de la cuisine anglaise au XVIIIe siècle, à la suite d'Hannah Glasse, femme auteur d'un livre de cuisine qui fut un best seller réédité de multiples fois.

La vogue en Angleterre de la soupe à la tortue remonte à 1800, date à laquelle un tavernier londonien Georges Painter, créa « The Ship and Turtle Tavern », où l'on pouvait préparer un service de tortue en vingt minutes. On pouvait y manger un repas complet fait seulement de tortue. Les tortues étaient amenées soit vivantes par bateaux dans des « tubs » et gardées vivantes dans de grands bassins notamment dans les caves du restaurant de George Painter. On apportait aussi de la viande de tortue séchée, qui pouvait se conserver longtemps. Ce restaurant était très prisé de la clientèle aristocratique, et George Painter fit fortune en vendant le potage de tortue au prix d'une guinée le litre, ce qui représentait une véritable petite fortune à l'époque. Urbain Dubois, dans son livre Cuisine de tous les pays, paru dans la seconde moitié du XIXe siècle, a donné la première recette française de la soupe à la tortue (et également une recette de noix de tortue à l'anglaise), et en dit : « De toutes les soupes qu'on sert en Amérique et en Angleterre, celle qu'on prépare avec les tortues de mer est la plus précieuse, la plus estimée. Aujourd'hui, on sert la soupe tortue dans toutes les parties de l'Europe. Partout elle est recherchée par les amateurs ». Joseph Favre, en 1894, dans son « Dictionnaire universel de Cuisine », nous donne le menu « tout » tortue : « Potage de tortue clair, Potage de tortue lié, Graisse verte, Nageoires et ailerons, Côtelettes de tortue ». De nos jours, on mange toujours de la soupe de tortue aux Caraïbes, et en Asie, où il existe, notamment en Indonésie, des élevages de tortue à cet usage, ce qui évite de pécher ces remarquables chéloniens parfois menacés d'extinction.

Les soupes à la tortue d'Amérique du Nord sont tout à fait différentes, car on utilise des petites tortues terrestres, aussi nommées terrapines que l'on mange en soupe (dans le Mississipi) ou en ragoût, et dont Joseph Favre nous donne la recette. Un moment menacées d'extinction, ces populations se sont restaurées et elles sont aussi actuellement élevées dans des fermes. Il est amusant qu'un plat aussi rare ait suscité des interdits religieux : interdit aux juifs dans le Lévitique, et autorisé aux moines pendant le Carême.

C'est en Angleterre que la tortue a conquis ses lettres de noblesse littéraires : Lewis Carroll dans Alice aux Pays des Merveilles parle d'un plat mythique, « Le mock Turtle Soup », littéralement « fausse soupe à la tortue », qui en fait correspond à la dénomination française de tête de veau en tortue.

Alice entre le griffon et "the mock turtle", détail d’une illustration d’Arthur Rackham pour Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Caroll, 1907.

En effet en France, la soupe à la tortue n'a quasiment jamais existé. Les préparations en tortue concernent en fait la tête de veau, c'est pourquoi on trouve dans les livres anciens des préparations en tortue, et non pas la tête de veau en temps que plat. La tête de veau est consommée depuis le Moyen-Âge, mais à l'époque et jusqu'au XVIIIe siècle, on mangeait aussi les yeux ! Le nom de la préparation est due à la sauce tortue : décrite par Carême au début du XIXe siècle, elle était faite d'une réduction de madère, avec maigre de jambon, poivre, piment, échalote, additionnés de consommé, de sauce espagnole et de sauce tomate. Le plus souvent, elle associait seulement du vin blanc, de la tomate et du bouillon. La garniture en tortue était fastueuse : elle accompagnait la tête de veau cuite au blanc détaillée en morceaux

Tête de veau en tortue

réguliers. Elle était faite de quenelles de veau, d'olives, de champignons, de cornichons, de lames de truffe, d'escalopes de cervelle, de langues de veau, de jaunes d'oeuf, de croûtons frits et d'écrevisses en court-bouillon. Cette préparation fastueuse n'excluait pas à la fin du XVIIIe siècle, des préparations plus simples, proches de notre cuisine actuelle : tête de veau à la bourgeoise, à la Sainte-Menehould, mais aussi à la sauce poivrade ou à la sauce ravigote, citées dans La cuisine bourgeoise de Menon. Jules Favre, en 1894, parle encore de tête de veau en « potage fausse tortue », rejoignant ainsi Lewis Carroll.

Ne boudons donc pas notre plaisir, et mangeons donc avec plaisir, dans un bon bistrot, une bonne tête de veau, quitte à rêver de soupe à la tortue (vraie ou fausse) en la consommant.

Texte du Dr Jean VITAUX

Jean Vitaux est non seulement docteur en médecine et spécialiste gastro-entérologue mais aussi fin gastronome, membre de plusieurs clubs renommés, et, bien sûr, grand connaisseur de l’histoire de la gastronomie. Il est, avec Benoît France, l'auteur du célèbre Dictionnaire du gastronome (éditions PUF Le dictionnaire du gastronome Retrouvez toutes ses chroniques en

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