Sauvetage des banques : bonus publics et bonus privés

La chronique économique de Philippe Jurgensen

Chacun s’est inquiété de milliards engloutis dans le sauvetage des banques mais ils étaient loin d’être investis à fonds perdus. L’argent des contribuables a finalement fructifié. L’espoir de récupérer la mise est aujourd’hui en train de se concrétiser, les banques commencent à rembourser. Philippe Jurgensen explique les mécanismes et les raisons qui les poussent à agir ainsi.

En effet, on peut voir un peu partout les banques secourues par la puissance publique, fin 2008, alors que leur solvabilité paraissait menacée, se bousculer pour rembourser par anticipation ces précieux concours.

En France, quatre des cinq grandes banques qui avaient été soutenues se sont désengagées récemment : le Crédit Agricole et le Crédit Mutuel ont remboursé 3 milliards et 1,2 milliard d’€uros, respectivement, de titres subordonnés ; la BNP Paribas a racheté 5,1 milliards d’€uros d’actions de préférence ; et la Société Générale, pour 3,4 milliards de titres subordonnés et actions de préférence. Seule la BPCE (issue du rapprochement des Banques Populaires et des Caisses d’Epargne) n’a entrepris de rembourser, à ce jour, qu’une faible part (un dixième environ) de l’aide en fonds propres qu’elle avait reçue.

Un an après ses interventions, la Société de prise de participations de l’Etat a ainsi déjà récupéré les deux tiers de l’aide en fonds propres initialement accordée aux banques françaises : plus de 13 milliards sur un peu moins de 20 au total. Et cette opération a rapporté à l’Etat plus de 700 millions d’€uros d’intérêts. On voit que l’argent des contribuables, loin d’être perdu, a finalement fructifié.

De même, il y a de bonnes chances, compte tenu de l’amélioration des perspectives économiques en général et de la situation du secteur bancaire en particulier, que les prêts et garanties apportées par l’autre système d’intervention publique, la société de refinancement des activités des établissements de crédit (SFEF), soient finalement intégralement remboursés. Ces concours, qui ont atteint 77 milliards d’€ au total, ont déjà rapporté 1,4 milliard d’€ d’intérêts, s’ajoutant aux 700 millions précités.

Ce phénomène de désendettement rapide auprès de la puissance publique n’est pas propre à la France. Aux Pays-Bas par exemple, le groupe ING va lancer sur les marchés une augmentation de capital de 7,5 milliards d’€uros, qui lui permettra de rembourser la moitié de sa dette envers l’Etat ; Fortis aussi a commencé à rembourser les aides reçues. Retardé en Grande-Bretagne du fait des difficultés persistantes de Royal Bank of Scotland, de Northern Rock et de Lloyd’s (une nouvelle intervention publique a eu lieu début novembre, portant à 65 milliards de £ d’aides directes reçues, outre des dizaines de milliards de garanties), le processus de désengagement des concours publics s’amorce en Allemagne, où l’Etat a apporté plus de 155 Mds d’€ aux banques, en majorité sous forme de garanties, mais à hauteur de 22 Mds d’€ en fonds propres : la Commerzbank et la Bayerische Landesbank rendent les garanties apportées par la SOFFIN. Le Gouvernement suisse, de son côté, s’est publiquement réjoui d’avoir obtenu près d’un milliard d’€uros d’intérêts en contrepartie de 5,6 milliards qu’il avait avancés à l’Union des Banques Suisses (UBS), soit un retour sur investissement d’environ 30 % !

Et aux Etats Unis ?

Traversons l’Atlantique : les banques américaines les mieux loties – celles qui ont passé avec succès les fameux « stress tests » montrant leur résistance à des scenarios extrêmes de crise – s’empressent de leur côté de rembourser les aides publiques obtenues. C’est ce qu’ont fait Goldman Sachs, JP Morgan Chase, Morgan Stanley, et US Bancorp, tandis que Bank of America (qui a besoin de non moins de 34 Mds de $ de recapitalisation), Citigroup et d’autres, restent lourdement endettées à l’égard de l’Etat fédéral. Mais la remontée du cours en Bourse de Citigroup a déjà permis à Washington d’enregistrer une plus-value potentielle de 11 Mds de $ sur la participation qu’il a prise au capital de cette banque. Et le cumul des dividendes et intérêts reçus par l’Etat fédéral en contrepartie de ses interventions atteindrait déjà 30 Mds de $.

Est-ce à dire que toutes les aides consenties seront intégralement récupérées ? Sans doute oui en France, sans doute non aux Etats-Unis. Il est très probable, par exemple, qu’une bonne partie des 180 milliards de dollars que le gouvernement américain a dû consentir, aux frais des contribuables, pour le sauvetage d’AIG ne pourront pas être récupérés - même si cette grande multinationale de la finance a commencé à se désendetter en cédant des actifs. En effet, une bonne partie des soutiens obtenus correspondent à des pertes enregistrées du fait de couvertures de taux d’intérêt ou de risques de crédit (les fameux CDS) accordées (notamment à des banques) pour des montants tout à fait déraisonnables et sans possibilité réelle de récupération. Mais il s’agit là d’activités qui sortent tant du domaine de l’assurance – activité d’origine d’AIG – que de celui de la banque, fût-elle d’investissement. Hors ce cas limite, on peut penser que même aux Etats-Unis, pays d’origine de la crise des « subprimes », l’essentiel des concours publics sera récupéré.

Est-ce assez ? Certains se demandent si les Etats, sans qui certaines banques n’auraient pas survécu, n’auraient pas dû voir leur rôle de sauveteur mieux rémunéré ; cela aurait été le cas si leurs concours avaient pris, par exemple, la forme de souscription d’actions ordinaires plutôt que de prêts subordonnés ou d’actions de préférence. Le débat a été vif en France entre les tenants de cette thèse et le Gouvernement, qui a estimé ne pas devoir courir les mêmes risques que ceux d’un spéculateur en Bourse et souhaitait de toute façon éviter de procéder à une nationalisation indirecte du secteur bancaire.

Pourquoi le remboursement rapide ?

Quoiqu’il en soit, il paraît plus intéressant aujourd’hui de se pencher sur les raisons qui expliquent cette soudaine hâte des banquiers à rembourser des soutiens publics, qu’ils avaient, à l’époque, réclamés à cor et à cri. En effet, diminuer ses capitaux par de tels remboursements alors que la crise est loin d’être complètement terminée - et que le resserrement de la régulation financière va faire monter les niveaux de fonds propres exigés en face des risques pris - peut paraître paradoxal.

Il y a d’abord une question d’image : le fait pour un grand établissement de se montrer capable de rembourser rapidement la dette contractée auprès de l’Etat est un signe tangible d’amélioration de sa situation. L’opération ne peut, si elle est correctement financée (c'est-à-dire en levant du capital ou des quasi-fonds propres sur les marchés sans garantie de l’Etat), qu’être bien perçue par les marchés, et améliorer à terme tant leur position commerciale face à leurs concurrents que leur notation par les agences de rating et leur potentiel d’attraction.

Et il est vrai qu’en France au moins, les établissements financiers qui remboursent les aides ont dans tous les cas levé préalablement sur les marchés financiers des sommes égales ou supérieures aux montants qu’ils remboursent.

Un deuxième facteur, sans doute plus déterminant, est le désir des banques de se débarrasser d’une tutelle étatique ressentie comme pesante, même si la puissance publique s’est en principe abstenue, dans la plupart des cas, d’interférer dans leur gestion. Abstention incomplète toutefois : en France comme aux Etats-Unis et ailleurs, les Etats tendent à considérer que la contrepartie de leur apport est une poursuite du financement des entreprises par les banques, alors quelles auraient naturellement tendance, en période de crise, à restreindre leurs prêts. C’est ainsi qu’en France, le secteur bancaire s’est engagé à maintenir une progression d’au moins 3 % de ses concours à l’économie. Même si la vérification d’un tel engagement est bien difficile concrètement et relève plutôt de l’incantation, on peut comprendre que les dirigeants se préoccupent de cette intervention indirecte dans leurs décisions de financement, c'est-à-dire dans le cœur de leur métier.

Et une inquiétude de tutelle étatique

Mais, de façon plus précise encore, les établissements financiers s’inquiètent de la volonté des Etats, poussés par l’opinion publique, de brider leur politique de rémunération.

On sait que les chefs d’Etat et de Gouvernement des principaux pays du monde, le G20, ont - à Londres en avril dernier, puis à Pittsburg en octobre - exigé qu’un code de conduite précis soit appliqué en matière de rémunération des dirigeants et des traders. La part du salaire fixe doit être accrue ; le paiement de la rémunération variable (les bonus) doit être étalé, et se faire en partie en actions ; cette rémunération doit tenir compte des risques pris et de la performance globale dans l’entreprise ; elle doit être remise en cause en cas de chute de cette performance (système du « claw back »), etc. Allant plus loin, les autorités ont entrepris d’intervenir directement dans la fixation des salaires des dirigeants. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, l’administration Obama a désigné un « tsar des rémunérations », Ken Feinberg. Celui-ci a décidé de réduire de moitié les salaires et autres primes des dirigeants de sept sociétés renflouées par l’Etat (AIG, Bank of America, City Group et quatre banques de financement de crédit automobile) ; ces sept acteurs ont reçu au total plus de 300 milliards de dollars d’aides publiques et les parlementaires américains exigent des contreparties en terme de rémunérations. Les limitations décidées concernent, pour le moment, les 25 plus gros salaires de ces sept sociétés (et les avantages en nature tels que limousines, avions et clubs de golf), mais s’étendront l’an prochain aux 100 premiers salaires.
Inutile de dire que la potion est fort désagréable pour les dirigeants de ces banques, non seulement sur le plan personnel, mais aussi parce qu’elles considèrent que ces limitations les affaibliraient face à la concurrence d’établissements qui, n’étant pas soumis aux mêmes limites, pourront débaucher leurs meilleurs éléments.

Le meilleur moyen d’échapper à cette tutelle sur les rémunérations est bien sûr de rembourser les aides perçues ; aux Etats-Unis il s’agit du programme « TARP » (Troubled assets relief program). Le lien entre les deux sujets est patent. Le patron, maintenant déchu, de la Bank of America, Ken Lewis, le disait franchement lors d’une interview en juin dernier : à la question « Quelle serait votre première décision après avoir remboursé le Trésor ? », il répondait : « Cela permettrait de revoir notre système de rémunération et de rétablir les bonus »... Or, celles des banques qui ont bien résisté à la crise ont de quoi se montrer larges : selon le Wall Street Journal (du 14 octobre 2009), les 23 banques et fonds d’investissement de Wall Street verseront cette année 140 Mds de $ de rémunération, somme équivalente au produit national total de pays comme le Nigeria ou l’Algérie. Si les banques européennes, et notamment françaises, se montrent pour le moment plus modérées dans leurs intentions, la pression de la concurrence commence déjà à bousculer ces bonnes dispositions.

Quels risques pour l'avenir ?

Voilà pourquoi on peut penser qu’il va être bien difficile à l’avenir d’empêcher les dérapages que l’on a connus dans le passé sur les rémunérations bancaires de se renouveler.
On peut y voir un risque d’amorce d’une nouvelle crise. Et c’est bien pourquoi tant la Banque centrale américaine, la FED, que le Fonds monétaire international mettent fermement en garde contre un désengagement trop rapide de l’Etat - source, pour eux, d’un relâchement des règles : « Nous veillerons à ce que les bénéfices des banques viennent renforcer en priorité le capital », vient de déclarer le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, tandis que la FED rappelle aux établissements de crédit américains – avec d’autant plus d’insistance qu’elle craint de ne pas être suivie – que les règles de bonne conduite du G20 devraient s’appliquer même à ceux qui se sont désendettés auprès de Washington.

Mais on peut aussi conclure de cette situation (c’est l’autre face de la médaille) que l’incitation à rembourser les concours publics obtenus par le secteur bancaire est, et va rester très forte – ce qui est une bonne nouvelle pour le contribuable.

Texte de Philippe Jurgensen

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