La fabrication des corps par Sylviane Agacinski

Leçon inaugurale des Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2009
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Sylviane Agacinski, auteur du livre Corps en miettes, a été invitée par les historiens pour leur grand rendez-vous annuel, à célébrer l’entrée du corps dans l’histoire. Le corps, objet de sciences et de techniques, n’est-il pas en train d’obscurcir la vision de l’homme vivant. Qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce-qu’"être humain" et comment le rester ? Voici la retransmission intégrale de la leçon inaugurale des Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2009 que la philosophe a prononcée à la Halle aux grains, le 9 octobre 2009.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : col592
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Pour les historiens, le corps est devenu un objet historique à part entière depuis ces dernières décennies, Sylviane Agacinski a rappelé que pour les philosophes, le corps est un sujet de réflexions depuis l'antiquité. Pour elle, à notre époque, le corps objet de science et de technique, n’est-il pas en train d’obscurcir la vision de l’homme vivant? Il mobilise beaucoup nos attentions, nos pratiques quotidiennes et les recherches sur le corps sont aujourd'hui considérables. Mais de quel corps s’agit-il ? Un corps plus ou moins vivant, explique-t-elle, tantôt vu comme une totalité organique, un être de chair, tantôt appréhendé comme un corps-substance, inerte.

Que nous dit-elle?

Dans la conception occidentale, la tradition divise l’Homme, l’anthropos, entre sa part extérieure corporelle sôma, et sa part interieure pneuma. Le corps est un vêtement, une robe qui couvre l’âme, part essentielle de l’humanité. Dès lors, loin de figurer la vie humaine, le corps semble souvent déserté par la vie, du moins par la vie de l’homme. Qu’on l’ait rattaché à l’animal ou à l’époque classique à la machine, le corps ne semble jamais définir l’humain en tant que tel.

Chez Homère, il n’était que le coprs cadavérique. Il est le tombeau de l’âme chez Platon et une simple chose étendue chez Descartes. Au fond le corps ne vit pas vraiment, c’est l'âme, son souffle qui vit et qui l’anime.

Que représente-t-il pour les chrétiens ? Comment, pour eux, s’en libérer? S’en créer un autre?

Extraits : Pour Grégoire de Nysse c’était la tunique de peau, dont Dieu avait revêtu Adam et Eve en les chassant du jardin d’Eden, ce malheureux corps humain que Dieu a revêtu au moment de son incarnation, de son "incorporation" comme dit Tertullien, ce corps dont il faut, pour les chrétiens, se libérer au moment de la mort, en espérer un autre, au-delà de la chair, inalltérable, glorieux, sans besoin, sans désir, sans génération sexuelle, un corps docile, soumis à la volonté et non pas esclave de la volupté comme le disait Saint Augustin.

L'ambition de surmonter la condition de vivant, nous dit Sylviane Agazinski, continue cetainement de hanter les rêves modernes. Est-ce l'avènement du corps comme l'annonce Hervé Juvin ou l'adieu au corps comme le déplore David Le Breton ? Pour elle, il s'agit de la même chose.

Elle fait, dans cette conférence, l'hypothèse que le corps objectal a longtemps occulté la vision de l’homme comme être vivant et que c’est peut-être ce qui arrive encore avec l’avènement du corps organique, «biologique». Elle distingue un corps «qui vient», de moins en moins charnel, mais fonctionnel, efficace, qui doit répondre à ce qu'on lui demande, aux besoins, au travail, au plaisir, à la procréation et un corps «qui s’en va», qui est le corps désirant, vieillissant, le corps sexué.

Extraits : Je fais l'hypothèse que, dans sa réalité physique, objective et matérielle, ce corps objectal a toujours plus ou moins occulté la compréhension de l'homme comme être vivant, comme si la vie s'était déposée en lui pour ne laisser qu'un reste, une dépouille inanimée, une tunique de peau. Et c'est peut-être encore ce qui arrive au corps dans une version moderne technoscientifique où le corps apparaît comme corps biologique.

Elle aborde les points suivants dans sa conférence :
- La question du corps biologique et son nouveau statut
- La question du génie génétique et de l'entrée de l'homme dans l'époque de sa reproductibilité technique
- Les limites à assigner ou non à la fabrication biotech de l'homme et à l'idéologie du transhumanisme
- La théologie et l'ontologie constitutent-elles ou non des barrières au transhumanisme?
- Que veut dire être humain et comment rester humain?

Dans ses travaux précédents, Silviane Agacinski avait proposé une philosophie de la mixité s'écartant de Simone de Beauvoir, elle soutenait qu'il n'y avait pas de contradiction entre la liberté des femmes et leur fécondité. Elle s'est intéressée à la manière dont les Grecs puis le christianisme ont identifié la virilité à la spiritualité. Les travaux de Françoise Héritier ont mis en évidence un imaginaire qui contribue à dénier aux femmes leur puissance procréatrice. Les hommes ne reconnaissant qu'à eux seuls le pouvoir fécondant, ils reconnaissent aux femmes un pouvoir nourricier secondaire et nouent un lien symbolique et juridique supérieur à celui que créent l'accouchement et la relation maternelle. Sylviane Agacinski, dans cette perspective, s'est interrogée sur la représentation et l'interprétation du processus de génération dans ses livres précédents. Dans son ouvrage Corps en miettes, publié en avril 2009 chez Flammarion, elle s'intéresse à la fabrication des corps, du body building à l’ingénierie génétique. Elle pointe le marché du corps, la gestation pour autrui, formulation dangereuse à ses yeux. Elle y voit surtout une aliénation biologique qui frappe les femmes de certains pays. Elle pose, en fait, la nécessaire question du don quand il s'agit de donner la vie.

En savoir plus :

Château Royal de Blois

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