L’histoire des mots, un hymne à la vie !

Lecture de la conférence de Jean Auba, correspondant de l’Institut
Avec Jean AUBA
Correspondant

L’histoire des mots, un hymne à la vie, tel était le titre d’une conférence donnée par Jean Auba, correspondant de l’Institut à l’Académie des sciences morales et politiques, qui fut Inspecteur général de l’Education nationale à l’AMOPA (Association des membres de l’Ordre des Palmes académiques). Ecoutez la lecture de cette conférence qui invite à un large tour d’horizon sur les origines de la langue française.

Voici le texte de la conférence de Jean Auba lu par le comédien Fernand Guiot.

Les mots ne sont pas de simples pièces de monnaie que l’on échange. Ils font en quelque sorte partie de nous-mêmes. Mieux encore : c’est toute une vaste communauté de personnes qui vit avec eux et d’eux. Victor Hugo a magnifiquement chanté cette noblesse des mots :

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant…
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Jean Auba, correspondant de l’Institut à l’Académie des sciences morales et politiques

Michael Edwards, dans son livre L’émerveillement a marqué avec finesse cette originalité du langage : « Il nous renseigne sur les recoins obscurs, les nuances cachées de l’esprit humain. Réserve de leçons, demeure précieuse du passé, il renferme en son organisme vivant (en un sens son corps spirituel) des pensées et des émotions que l’on est tenté d’attribuer à une activité autonome des mots ». Mais il ajoute que chaque langue maternelle pense de manière différente et il en donne pour exemple le mot anglais « to wonder » qui, en français, peut signifier à la fois : « se demander, s’étonner, admirer ». D’où les difficultés de la traduction. Il est passionnant de suivre cette vie des mots, leur naissance, leurs aventures, leur disparition parfois. Nous avons, pour nous permettre cette découverte, les travaux des grammairiens, des philologues, des linguistes. Le plus illustre d’entre eux est Vaugelas qui vécut aux XVIIe siècle et qui mourut en disant : « Je m’en vais ou je m’en vas, car l’un ou l’autre se dit ou se disent ». Magnifique vocation, restée aussi solide jusqu’à la dernière heure. Nous disposons d’excellents dictionnaires, ceux de Littré, Larousse, Robert, Alain Rey, Jean Pruvost.

Nous avons assisté nous-mêmes à l’apparition de certains mots, « bling-bling », par exemple, qui se trouve pour la première fois dans le journal Libération du 19 décembre 2007 : « un président bling-bling ». Le mot a été emprunté à l’argot jamaïcain qui l’avait tiré de la chanson d’un rappeur de la Nouvelle-Orléans. Le style bling-bling se caractérise par une ostentation qui exacerbe les signes de la richesse, en détournant l’attention de la réalité. Certes, le français possédait depuis 1880 l’expression « tape à l’œil », mais elle a une violence et une vulgarité que l’on ne trouve pas dans le charme trompeur de bling-bling.
Les plus âgés d’entre nous ont connu sous l’Occupation, le mot « zazou » ; il n’a pas vécu longtemps. Il reproduisait les onomatopées de certains vers de jazz américain et indiquait une élégance exagérée de mauvais aloi. Certains mots vieillissent.
Comme mes contemporains, j’ai longtemps parlé de la « malle » de ma voiture et c’est sur les conseils de mes enfants que j’ai récemment employé le mot « coffre ».

Dans un joli livre, Pour tout l’or des mots, Claude Gagnière a dressé une liste de mots tombés en désuétude. On y trouve le mot « sadinet » qui, au féminin, signifie proprette, un peu coquin peut-être :

Autant qu’une plus blanche, il aime une brunette. Si l’une a plus d’éclat, l’autre est plus sadinette… écrit Mathurin Régnier.

Gagnière aurait pu ajouter le mot : « souler ». Dantzig, dans son Dictionnaire historique de la littérature française, écrit :
De vieux mots sont au grenier qui nous serviraient encore, souloir, par exemple, souloir qui veut dire : « avoir l’habitude de », un mot au lieu de quatre.
Nous connaissons les vers où La Fontaine parle de lui-même :
Quant à son temps bien sut le dispenser.
Deux parts en fit dont il soulait passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

« Orra », du futur verbe ouïr nous paraît un peu étrange. Il ne survit que dans quelques expressions comme : « j’ai ouï dire » ou « par ouï-dire ». Il a été remplacé par « entendre ». Peut-être a-t-il été victime des difficultés de sa conjugaison. Le futur est orra, mais le participe passé oyant :
Lors vous n’avez servante oyant telle nouvelle écrit Ronsard.

Malherbe, dans sa Prière pour le roi allant en Limousin, célèbre la paix revenue et il écrit :
Et le peuple qui tremble aux fureurs de la guerre
Si ce n’est pour danser n’orra plus de tambours.

Telle est la version de toutes les éditions de 1607 à 1621. Mais en 1621, orra est remplacé par « aura ». Malherbe a voulu supprimer un mot qui n’est plus d’usage courant. Pourtant on le retrouve encore dans le Cid, en 1636, dans la bouche de Chimène, parlant de son père mort :

Son sang criera vengeance et je ne l’orrai pas.

LES ORIGINES DE NOTRE LANGUE

Pour mieux comprendre le sens des mots, sans doute est-il bon d’assister à leur naissance. Il convient donc de nous interroger sur les origines de notre langue. Quand les soldats romains eurent conquis la Gaule, les Gaulois se mirent à parler la langue de leurs conquérants. Depuis, les enfants ont toujours compris leurs parents en un sens, nous parlons latin. Pourtant, en 2007, Bernard Cerquiglini a publié un livre : Une langue orpheline. Cette langue orpheline, c’est la langue française qui a perdu sa mère, le latin. Le français vient du latin comme l’italien, l’espagnol, le portugais, mais il est plus éloigné du latin que ces trois langues. Cerquiglini précise : « On peut parler de créolisation, c’est-à-dire de formation d’une langue maternelle par fusion d’éléments issus de plusieurs idiomes : Le protofrançais du Xe siècle résulte de la créolisation du latin parlé, au contact du gaulois d’abord, de la langue germanique franque, ensuite et principalement ». Je reviendrai sur le gaulois ; son rôle n’a pas été très important.

La prononciation germanique, en revanche, a fortement marqué le français. Le gallo-roman a reçu un accent tonique très appuyé : « Le français fut victime d’une véritable érosion phonétique ; en découle un plus grand éloignement de son origine latine ». Hugues Capet, en 987, a été le premier roi unilingue de langue romane. Autre cause de l’originalité du français par rapport au latin classique : le gallo-roman descend non pas du latin de Cicéron, mais du latin des légionnaires.
Le mot « tête », par exemple, ne vient pas du latin classique où l’on utilise le mot « caput ». Celui-ci a donné le mot « chef » que nous retrouvons dans couvre-chef ou dans le chef, celui qui assure le commandement de même que la tête fait agir les membres. « Tête » vient du latin vulgaire « testa » qui signifie capsule, vase, tesson, façon aussi familière de s’exprimer que la nôtre quand nous employons, en parlant de la tête, les mots fiole ou bobine.
Cet emprunt à un latin peu classique se retrouve pour nombre de mots français. Un grammairien du XVIIe siècle, le père Bouhours, était parfaitement conscient de cette origine du français : « Voilà une étrange origine pour une langue aussi noble que la nôtre. Je ne trouvais pas fort bon qu’un savant critique l’eût appelée un avorton de langue latine. Mais, à ce que je vois, il n’a rien dit qui ne soit fondé ».

À partir de la Renaissance, les défenseurs et illustrateurs de la langue française fabriquent des mots en les calquant sur le latin classique qu’ils admirent. D’où une série de doublets avec deux mots, l’un venu du latin parlé, l’autre du latin littéraire : « entier/intègre, frêle/fragile, grimoire/grammaire, aigu/acuité, œil/oculaire, oculiste ». Des mots français ont été encore formés à partir du latin à une époque relativement récente. Au début du XIXe siècle le confort se développe. On commence à utiliser une table de toilette garnie d’une cuvette et d’un pot à eau. Comment l’appellera-t-on ? À la messe, les fidèles entendent le prêtre dire le psaume XXVI : « Lavabo inter innocentes manus meas ». En 1801, apparaît le mot « lavabo ».
En 1825, les ingénieurs chargés des transports ont tous fait au lycée des versions latines, des thèmes latins et même des vers latins. Lorsqu’ils organisent un service de voitures collectives, ils trouvent bon de montrer leur science en donnant à ces voitures un nom latin ; elles sont faites pour tous, en latin omnibus, voici les « omnibus ». En 1861, apparaissent les voitures automobiles, une combinaison du grec « auto » du latin « mobilis ». En 1906, les omnibus automobiles deviennent des « autobus » avec la première syllabe d’automobile et la dernière syllabe d’omnibus qui n’a aucun sens. Quelques années plus tard, cette syllabe bus donne un nom à part entière : « un bus ». Mieux, ce bus sert à former des noms composés : « trolleybus, abribus, airbus ». Nos jeunes emploient volontiers le mot « super » ; mais cette fois, le mot latin arrive en français par l’intermédiaire de l’anglais des États-Unis.

Nous voilà bien loin des Gaulois. En fait, le gaulois a peu marqué le gallo-roman qui a gardé seulement une soixantaine de mots gaulois : des noms de véhicules que les Romains ont empruntés aux Gaulois qui étaient d’excellents charrons : le char, la charrue ; des noms d’oiseaux : l’alouette, de poissons : le brochet, la lotte, la tanche. Quelques animaux terrestres : le blaireau, le chamois, le bouc, le lièvre (mais ce mot a été supplanté par le mot castor emprunté au latin qui l’avait lui-même emprunté au grec), des noms d’arbres : le bouleau, le chêne, le coudrier ; ajoutons la ruche, le bec et, bien sûr le druide. Un mot encore, la lieue, qui marque la distance, qui a survécu jusqu’au kilomètre et à la Révolution et que nous employons encore dans des expressions comme « les bottes de sept lieues » ou « j’étais à vingt lieues de penser ». Henriette Walter s’étonne de constater que ce mot a subsisté, alors que les Romains avaient installé des bornes milliaires sur tout le territoire et que les Romains les avaient tous les jours sous les yeux, la lieue et le mille ne marquant pas du tout la même distance. Elle conclut avec humour que nos ancêtres étaient comme nos contemporains qui continuent à compter en anciens francs.

Les mots gaulois exceptés, allons-nous retrouver uniquement le vocabulaire latin ? Nullement, car au cours des siècles, le vocabulaire français n’a cessé de s’enrichir en empruntant à de nombreuses langues étrangères. Si nous considérons les vêtements, par exemple, veste et pantalon viennent de l’italien, tee-shirt de l’anglais, châle et turban du persan, mantille de l’espagnol, loden de l’allemand, gilet du turc, jupe de l’arabe. La découverte de l’Amérique nous a donné de nombreux noms que des légumes et des fruits avaient dans des langues amérindiennes et qui sont passés en français par l’intermédiaire de l’espagnol ou du portugais. Dans la mesure où il est possible de donner des chiffres, on peut dire que sur les 60 000 mots français, 8600, soit à peu près 15 % sont d’origine étrangère et que, si on compte les mots les plus courants, ceux qu’on trouve dans le petit Larousse ou le micro Robert, sur 35 000, on en trouve 4200, soit à peu près la même proportion. En tenant compte de cette dernière statistique retenue par Henriette Walter, la langue à laquelle nous avons le plus emprunté, est l’anglais, avec plus de 1 000 mots, soit 25 %, l’italien vient en second lieu avec plus de 700 mots, soit 17 %. Jusqu’au XIXe siècle, c’est l’italien qui arrive en tête.

UN TOUR DANS L’ESPACE ET DANS LE TEMPS

Je vous propose, en commençant par l’Italie et en finissant par l’Angleterre un grand tour dans l’espace et le temps, un peu fatigant, je le crains, mais riche d’enseignement sur les civilisations et les cultures.

L’Italie, c’est d’abord la Renaissance, le commerce et les arts. Au commerce, nous devons « le ducat, la piastre ou la gazette ». Celle-ci représentait une pie, gaza, d’où le nom de gazetta ; elle permettait d’acheter une feuille d’informations et c’est dans ce sens que le mot est passé en français.
Dans le domaine des arts, nous trouvons « le balcon, la coupole, le dessin, l’aquarelle, l’arpège, le solfège, le virtuose ». L’art du vêtement nous donne « le costume, l’escarpin, le pantalon, la pantoufle et la veste ». Rabelais a été parmi les premiers à employer les mots : « ballon, gondole ou citrouille ». Quant à Montaigne, il écrit dans son Journal de voyage en Italie en 1580 : « Il y a aussi de quoi boire et de quoi se baigner. Il y a aussi un égout qu’ils nomment la ducia. Ce sont des tuyaux par lesquels on reçoit de l’eau chaude en diverses parties du corps et notamment sur la tête ». Voici la « douche ».
Le succès de l’italien est tel qu’il inquiète les défenseurs de la langue française, Henri Estienne, par exemple : « Pourquoi, dit-il, utiliser des italianismes comme manquer au lieu de défaillir, baster, au lieu de suffire ? ». C’est « manquer » qui a triomphé, mais c’est « suffire » qui est resté. Au XVIIe siècle, vers 1740, le succès de l’opéra italien nous amène à emprunter un mot que l’italien avait lui-même emprunté à l’espagnol : « Bravo » ! Il désigne à l’origine les cris qui accompagnent les applaudissements. Une trentaine d’années plus tard, nouvel emprunt à l’italien : « Bravissimo » !

Si nous ne sommes pas surpris de constater notre dette à l’égard de l’italien, nous le serons peut-être davantage de voir l’importance de nos emprunts à l’arabe, plus de 200 mots. Nous ne devons pas oublier que l’arabe était devenu, au Moyen âge, en Orient et en Espagne, le véhicule de la science : d’où l’introduction de mots venus de l’arabe en mathématiques, « chiffre » ou « zéro ». Celui-ci, « alco-hol » en passant par l’italien, en chimie : « allcool, alcali, élixir, alambic », ces deux derniers mots ayant été empruntés au grec. En sciences naturelles : « gazelle, girafe ».
« Abricot » a été emprunté par le français au catalan qui l’avait lui-même emprunté à l’arabe. Après avoir conquis la péninsule ibérique, les Arabes avaient planté d’immenses vergers où l’on cultivait les abricotiers. Mais les Arabes avaient eux-mêmes emprunté le mot abricot au grec qui l’avait lui-même emprunté au latin : « Praecoquum », fruit précoce.
Les mots sont de grands voyageurs. L’arabe a souvent été une langue de passage. Il nous a amené « la babouche » qu’il avait empruntée au persan. Quant à ce mot magnifique, « azur », cher à Mallarmé, il nous vient de l’espagnol qui l’avait lui-même emprunté à l’arabe.

En ce qui concerne le germanique, qui a fortement marqué la prononciation de notre langue, il nous a donné un nombre relativement restreint de mots. Il en est un pour nous d’importance capitale, « la France », pays des « Francs ».
C’est au germanique que nous devons la consonne initiale -h- de « hache, huche, halle, hangar » ainsi que de nombreux mots commençant par -g- comme « guerre ». À l’allemand du XVIIe siècle, nous devons quelques mots que nous ont apportés les mercenaires des armées du roi de France ou des princes : « la rosse », de l’allemand ross : le cheval et « trinquer », de trinken : boire. Aux savants allemands, Max Planck et Einstein, nous devons ce mot venu directement du latin, les « quantas » (ou quantums).

On ne s’attend sans doute pas à ce qu’un nombre aussi important de mots vienne du néerlandais, plus de 150. C’est que les contacts avec les Pays-Bas ont été nombreux, par exemple dans les grandes foires de Champagne. Au XVIIe siècle, de véritables colonies hollandaises s’étaient implantées dans plusieurs ports français, Dieppe ou Bordeaux. D’où de nombreux mots concernant la marine et la navigation : « le fret, le lest », ou les produits de la mer : « le bar, le cabillaud, le crabe » (resté féminin jusqu’au XVIIIe siècle).

Les Vikings, devenus les Normands, se sont mariés avec des Françaises et leurs enfants ont adopté la langue maternelle. Ils n’ont guère laissé de trace en français, mais, pour les noms de lieu, il faut souvent se référer à une langue scandinave. Dans Criquebeuf, le « beuf » signifie « abri », dans Caudebec, Holbec, Briquebec, le « bec » est le « ruisseau » comme dans plusieurs villes danoises. Quant à Honfleur, Herfleur, Barfleur, le « fleur » n’est pas le signe du printemps, mais une « crique ».

Si nous faisons escale en Espagne, nous verrons que l’espagnol nous a apporté de nombreux mots qu’il a puisés dans les langues amérindiennes : « le cacao, la tomate, le caïman, la pirogue ou le cannibale », mais aussi des mots à la sonorité éclatante : « le matador, le picador, le conquistador », sans oublier un mot plus simple « le camarade », de camarada : la chambrée, les camarades étant ceux qui partagent la même chambre. Au portugais, nous devons des mots qui sont aussi originaires d’Amérique latine : « l’acajou, le cobaye, le jaguar » et quelques mots du portugais d’Europe : « la pintade, poule peinte, ou le cachalot ».

Le russe ne nous a guère donné de mots avant le XIXe siècle. Chez Mme de Staël, on trouve : « moujik ou ukase », chez Dumas père : « tzar, tzarine, samovar, isba, vodka ». À partir de 1917 : « soviet et bolchevik » commencent une longue carrière.

Il faut faire une place particulière au grec. C’est le grec classique qui a servi à former de nombreux mots dans le domaine scientifique. Nous aurons : « le téléphone, le télégraphe, la géologie ». En chimie, Lavoisier a baptisé « l’oxygène » (engendre les acides) en 1784 et « l’hydrogène » (engendre l’eau) en 1787, Gay Lussac « l’iode » (iodos, couleur de la violette) en 1812 et « le chlore » (chloros : vert) en 1815 ; le mot « chlorophylle » a été fabriqué par Pelletier et Caventou en 1817 et « chloroforme » en 1834 par le chimiste français Jean-Baptiste Dumas. « Microbe » a été créé à la fin du XIXe siècle par le chirurgien français Charles Sédillot, avec le concours de Littré. L’avantage de ces mots, c’est qu’ils peuvent passer facilement dans d’autres langues, en particulier en anglais.

Avec l’anglais, nos relations ont été particulièrement importantes. En 1066, à la cour de Guillaume le Conquérant on parlait naturellement français. Ensuite, l’anglais s’étant imposé, il a fait des emprunts considérables au français. Chez Chaucer par exemple, qui a vécu de 1340 à 1400, on compte plus de 250 mots français qu’il est le premier à employer. Certains des mots anglais empruntés au français sont si bien devenus anglais qu’on a de la peine à les reconnaître quand ils reviennent en France : « le tunnel », c’est la tonnelle, « flirter », c’est conter fleurette et « le tennis », c’est le « tenez » du jeu de paume au moment de lancer la balle. C’est au XVIIIe siècle que les mots anglais commencent à passer en France, surtout des mots de la vie parlementaire. Ils arrivent en France peu après leur naissance en Angleterre : « vote » 1702 en Angleterre, 1789 en France, « majorité » 1735 en Angleterre, 1760 en France, « opposition » 1745 en Angleterre, 1772 en France, « jury » 1792 en Angleterre, 1793 en France, « verdict » 1790 en Angleterre, 1796 en France.

Ce passage se fait d’autant plus facilement que la plupart de ces mots viennent du latin. Au XIXe siècle, l’arrivée d’Angleterre des chemins de fer nous donne : « le tunnel, le rail et le wagon » ; l’adoption des sports nous donne : « le sport » (mot venu du français desporter), « le football et le rugby ». De nos jours, c’est un déferlement, d’autant plus menaçant que l’anglais est non seulement la langue de l’Angleterre, mais celle des États-Unis et que nos jeunes se tournent volontiers vers les États-Unis, pays du jazz et du cinéma, alors que de moins jeunes y trouvent la civilisation dominante du monde moderne. D’où les mots du spectacle : « le casting, le clip, le non-stop », les mots des médias avec : « le free lance ou la voix off ». Le snobisme s’en est mêlé. Etiemble a publié en 1964 un livre : Parlez-vous franglais ? Il y mène contre l’anglais un combat semblable à celui qu’avait entrepris, au XVIe siècle, Henri Estienne contre l’italien.

Mais à l’époque de la civilisation de masse, des multimédias et de la mondialisation, le danger est beaucoup plus sérieux. Chaque jour nous rencontrons « les subprimes » et nous ne parlons pas des prêts à haut risque ; même dans des textes académiques ont fait l’éloge des « thinks-tanks » et non des groupes de réflexion. La bataille est-elle perdue ? Ce n’est pas certain. Déjà des mots anglais ont été intégrés dans de bonnes conditions au français : le « packet-boat » est devenu le paquebot et le « riding-coat » la redingote ; Etiemble et Raymond Queneau ont proposé d’orthographier « cocktail » à la française ; pourquoi pas ?

Certains mots empruntés à l’anglais ont vite disparu : « les teenagers » sont devenus des « ados ». Surtout, il faut faire confiance à l’esprit d’innovation de ceux qui parlent notre langue. Lorsque se développe « le computer science » qui a révolutionné notre époque, c’est un français, Philippe Dreyfus, qui propose, en 1962, « l’informatique ».
Pour désigner un « e-mail » nos amis québécois ont créé le mot « courriel », courrier électronique. Le mot « internet » est emprunté aux États-Unis ; mais son préfixe latin lui a permis de passer facilement en français.
Au cours des années qui viennent il est probable qu’une partie décisive va se jouer. Il est possible de la gagner. Les gouvernements des pays francophones, l’école, les médias, tous les francophones en quelque sorte y sont engagés. Certes, il n’est pas question que le français soit langue universelle, comme au temps de Rivarol, mais il faut qu’il conserve toute sa dignité et sa beauté.

NOMS D’OBJETS QUI VIENNENT DE NOMS DE PERSONNES

Après avoir considéré ce grave problème, nous avons le droit de nous accorder une petite récréation en examinant des noms d’objets qui viennent de noms de personnes et parfois ne manquent pas de pittoresque. Eugène Poubelle était un préfet de la Seine qui, en 1884, prit une ordonnance obligeant les Parisiens à regrouper leurs ordures dans un récipient qui prit le nom du préfet. Godillot, dynamique entrepreneur du Second empire, fit sa fortune essentiellement grâce à la guerre de Crimée, en 1855, durant laquelle il équipa les troupes françaises des solides chaussures qu’on appela aussitôt « les godillots » ; c’est encore le nom familier de nos bonnes grosses chaussures. Parmentier, qui introduisit la pomme de terre en France au XVIIIe siècle, a donné son nom au « hachis Parmentier ». En remontant plus haut, nous trouvons le moine italien Ambrogio dei Conti di Calippie ; dit Calepino. En 1602, il avait publié un gros dictionnaire, le nom de son auteur, Calepino, est devenu en français « calepin » et il a désigné un énorme volume. Un peu plus tard, sans raison apparente, le calepin a perdu ses proportions volumineuses pour devenir un petit carnet de poche.
Goûtons les charmes des fleurs, Linné a donné son nom au « dahlia » en hommage à son disciple et compatriote suédois Andréas Dahl, le « camélia » a été baptisé par Linné encore pour garder le souvenir du botaniste tchèque Kamel, le « gardénia » rappelle Alexander Garden, botaniste écossais, le « cattleya » cher à Proust, est une orchidée qui doit son nom au botaniste William Cattley.

Réjouissons-nous de voir que, malgré « Poubelle et Godillot », le meilleur moyen de faire de son nom un nom commun et d’être un savant : « Watt » est écossais, « Volta », père du « volt », italien, « Ampère », français. Le « Curium » honore les époux Curie.

DES REGIONALISMES

Le vocabulaire français nous apparaîtra plus riche et plus varié encore si nous tenons compte des régionalismes. Sans doute, la radio et la télévision diminuent-elles leur importance, mais ils subsistent encore. Quand je suis arrivé à Paris, venant de Bordeaux, au milieu d’étudiants parisiens ou venus d’autres provinces, j’ai été surpris que les Parisiens parlent d’un « sac » de sel et les Dijonnais d’un « cornet », alors que, pour moi, c’était une « poche » ; pour faire un sac, pour moi il fallait beaucoup de pommes de terre. À Bordeaux, on ne « repasse » pas le linge, on le « lisse » et on demande à l’épicier de vous plier vos œufs. D’après une enquête d’Henriette Walter, on utilise 21 mots différents pour désigner ce que la plupart des francophones appellent la « serpillière », mais que l’on nomme aussi « wassingue, torchon, loque », etc.
Pour tourner la salade, on trouve 16 verbes différents ; c’est presque un usage familial, car, dans chaque région, plusieurs verbes sont employés ; en général, on « tourne » la salade, mais aussi on la « retourne », on la « brasse », on la « mélange », on la « touille », on la « remue », on la « fatigue », on la « relaxe », etc.

Si nous quittons l’hexagone, nous suivrons d’abord Bernard Cerquiglini en Belgique. Il a relevé dans un roman de Simenon un belgicisme : « En entrant dans le bistro, Maigret faillit recevoir la savonnée dans les jambes ». La savonnée est une eau savonneuse, ici celle avec laquelle on lave le carrelage. Comme quand on savonne, on frotte énergiquement, « savonnée » a pris le sens de « réprimande » : prendre une bonne savonnée. Cerquiglini conclut : la savonnée de Simenon et des Franco-Belges devrait bien rejoindre le français commun.

Pour le Québec, Henriette Walter nous présente un petit lexique franco-québécois. Je retiendrai seulement « les bleuets » pour les myrtilles, « la couverte » pour la couverture du lit, « la débarbouiette » pour le gant de toilette, « magasiner » pour faire des courses, « un mousse » pour un petit garçon. Nous avons déjà remarqué que, grâce à leur courageux combat en faveur du français, les Québécois nous ont donné « courriel ». Ils ont eu moins de succès en nous proposant pour « chat », anglicisme signifiant un échange de communication sur internet, « clabaudage » qui est pourtant charmant.

Avec Henriette Walter encore, nous trouverons « essencerie » pour poste à essence au Sénégal, « torcher » pour éclairer avec une lampe électrique au Cameroun et en Côte d’Ivoire, « marabouter » pour jeter un sort dans plusieurs pays d’Afrique occidentale, « boyerie » pour logement réservé aux domestiques au Burundi et au Rwanda.

UN PETIT APPROFONDISSEMENT

Nous avons rencontré de nombreux mots de souche ou naturalisés, chacun ayant sa personnalité. Je vous propose pour terminer d’examiner de plus près quatre mots qui seront, pour nous comme des amis particulièrement intéressants.
Le premier est un des mots les plus répandus, les plus beaux aussi : amour. Il vient directement du latin « amor ». Celui-là, les légionnaires l’ont respecté. Sa transmission est naturelle ; elle a tout de même une singularité qu’a soulignée Bernard Cerquiglini. Les mots latins avec une voyelle -o- long accentué ont donné au français : -eur- ; « florem » est devenu fleur. Mais, en langue d’Oc, -or- est devenu -our-. Ainsi dans la Corrèze la ville de Pompadour, dans le sud-ouest, l’Adour, les troubadours. C’est la langue occitane qui a été, selon le mot de Cerquiglini, le laboratoire du sentiment amoureux. C’est en quelque sorte au pays d’Oc que nous devons l’amour.

Le deuxième mot a fait l’objet d’une remarquable étude de Lucien Febvre : Civilisation, le mot et l’idée. Civilisation est aussi un beau mot ; il caractérise un état social dans l’ordre moral intellectuel ou esthétique où l’homme atteint son niveau le plus élevé. Il n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, vers 1760, à peu près au même moment en France et en Angleterre, sans qu’on puisse dire exactement quel pays l’a employé le premier. Ce qui peut nous paraître étonnant, c’est qu’on ait pu s’en passer si longtemps. Quel mot utilisait-on ? Le mot « police », qui signifie l’organisation d’une société. Montaigne écrit : « Cette police de la plupart de nos collèges ». Police qui, maintenant, implique essentiellement l’idée d’ordre avait un sens beaucoup plus vaste. Mais l’organisation d’un état n’est pas cette harmonie du monde que représente la civilisation. La civilisation est un rêve du XVIIIe siècle. En ce sens, le mot n’existe qu’au singulier. Mais, après les guerres de la Révolution et de l’Empire, ce grand rêve s’évanouit ; une civilisation universelle est impossible, nous aurons des civilisations.
Le troisième mot est très ancien en français. Il vient du latin et apparaît dès 1190 ; mais il prend un sens nouveau au XVIIIe siècle. C’est le mot révolution. Il signifie, à sa naissance, le retour périodique d’un astre à son point de départ. Comment a-t-il pu en arriver au sens pour lequel l’arabe et le chinois recourent, paraît-il à l’idée de soulèvement ou de destruction ? Le mot, dans un sens voisin du nôtre apparaît d’abord en anglais avec la glorieuse révolution de 1648 qui a vu la chute de Cromwell et l’arrivée de Guillaume d’Orange. À l’idée d’un retour inéluctable se substitue celle d’un dynamisme, soit créateur, soit destructeur. Voltaire applique le mot révolution à l’apparition de l’Islam. Rousseau donne au mot son sens moderne. Il écrit dans l’Émile : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions » et il ajoute en note : « Je tiens pour peu probable que les monarchies d’Europe en aient pour longtemps encore ». C’est le sens du mot du duc de la Rochefoucauld à Louis XVI qui lui demande, le 14 juillet 1789 : « Est-ce donc une révolte ? », il répond : « Non, Sire, c’est une révolution ». Le mot de révolution, en ce sens, est promis à une longue destinée. Il va être adopté dans toutes les langues d’Europe et d’Amérique.
Quatrième mot : travail, en latin « labor ». Dans un pays agricole, labor a donné « labour et laboureur ». Le sens de travail se retrouve dans l’adjectif laborieux. Autre mot : « operare » qui a donné « ouvrer », que nous trouvons encore dans « fer ouvré », « travaillé à la forge ». Il a disparu, victime peut-être, de sa trop grande ressemblance avec ouvrir.
L’étymologie du mot « travail » est moins glorieuse. Il vient du latin « tripalium » qui signifie une machine à trois pieux, un instrument de torture. Le travail apparaît comme une peine, un tourment. Ce sens se retrouve encore au XVIIe siècle chez Corneille : « Un songe me travaille » ou chez Bossuet : « Les grands travaux que notre Seigneur a souffert ». Mais travailler a son sens actuel, dès le XVIe siècle, chez Rabelais : « Les Thélémites se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient quand l’idée leur en venait ». Il est intéressant et même émouvant de voir que chez Lamartine, le travail est étroitement lié au labour. Dans Jocelyn, c’est une scène de labour qui amène le poète à lancer la grande invocation : « O travail, sainte loi du monde ! ». Mais pour Marx, en régime capitaliste, le travail, véritable aliénation, est redevenu un « tripalium ». Pourtant Marx a aussi cette belle formule : « Le travail remet de l’huile dans la lampe de la vie ; la pensée y met la flamme ».

Après avoir saisi l’origine et le sens de mots aussi essentiels dans notre vie qu’amour et travail, il est sans doute permis de s’arrêter. Pardonnez-moi d’avoir été si long et de vous avoir promenés à travers tant de siècles, de pays et de domaines. Mais l’histoire de ces mots si variés, souvent si originaux, si beaux, si riches de son et de sens, cette histoire est, je crois, un hymne à la vie.

Pour mieux connaître Jean Auba

Né en 1917, Jean Auba a passé son enfance dans le Sud de la France, a suivi ses études à Bordeaux puis à la très prestigieuse Ecole Normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris et après son agrégation de lettres, se destinait à l’enseignement. Mais la vie en décide autrement. Il part pour Copenhague chargé de créer l’Institut français, puis à Londres où il est attaché culturel (et à ce titre, en 1953, il assiste aux premières loges, au couronnement de la reine Elizabeth).

L’année suivante, il revient en France comme inspecteur d’académie puis, il entre dans les bureaux du ministère de l’Education nationale, appelé par les divers ministres qui s’y succèdent, Louis Joxe, Pierre Guillaumat, Pierre Sudreau, Louis Joxe de nouveau… Jean Auba est de tous les cabinets ministériels car sa compétence, sa fermeté dans les décisions et sa grande courtoisie sont très appréciées.

Il a soutenu la création du CIEP (centre international d’études pédagogiques) de Sèvres, et celle de la FIPF (Fédération internationale des professeurs de Français).

En un mot, Jean Auba est de ceux qui ont contribué à imposer le rayonnement international de la langue française. Ce grand commis de l’Etat, passionné par l’enseignement, la transmission, la culture, est aussi vice-président de l’AMOPA (Association des membres de l'Ordre des Palmes académiques). Et c’est dans ce cadre qu’il a donnée la conférence que vous venez d’entendre et de lire, pour la section XII de l’Amopa, présidée par Gérard Colpin, directeur de l’école nationale supérieure de chimie, physique et biologie de Paris.

Ce texte est disponible dans la revue de l’AMOPA n° 185 que nous remercions vivement de son autorisation de lecture.

En savoir plus :

- Alliance française de New-York
- Centre international d'études pédagogiques
- Association des membres de l'Ordre des Palmes académiques

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