Le dos et le pied

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

Saviez-vous qu’un "casse-pieds" est tout aussi capable de vous "scier le dos" , qu’un "dos d’azur" désigne un proxénète et un "dos-à-dos", un meuble ? Depuis toujours, le corps et ses organes fournissent à la langue une source infinie d’expressions et de métaphores imagées. Mais avec plus de 50 entrées dans le dictionnaire pour le seul mot "pied", mieux vaut avancer "pieds-à-pieds" dans l’histoire passionnante des mots. Justement, Jean Pruvost est là pour nous "mettre le pied à l’étrier".

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots557
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Dos à dos, sans tergiverser

S’il est question de dos, on a envie de dire, en jouant d’un peu d’étymologie, qu’il ne s’agit pas d’hésiter, de tergiverser, parce que justement tergiverser vient du latin tergiversari, c’est-à-dire « tourner le dos », de versari, tourner, et tergum, le dos. En fait, ce qu’on constate ici, c’est que le dos, mot tout à fait neutre et correct en français, se disait en latin tergum, et que dorsum, d’où vient évidemment notre dos, correspondait à la partie supérieure horizontale des animaux, leur échine et leur croupe. Ce sont en réalité les esclaves, souvent traités comme des bêtes, qui, pour parler de leur dos mis à

Le penseur d’Auguste Rodin, statue vue de dos

rude épreuve, utilisaient le mot dorsum. C’est ainsi que dorsum s’est répandu en latin populaire et qu’il a supplanté le mot tergus, en s’altérant d’ailleurs vite en dossum, bientôt dos en français.
Cette origine animale est encore perceptible dans notre premier dictionnaire encyclopédique monolingue, français-français, celui de Furetière qui commence par définir le dos comme le « derrière de l’animal, qui est depuis le col jusqu’aux fesses », tout en précisant pour l’homme et pour l’animal que « Les Médecins appellent proprement le dos, la seconde division de l’épine, qui contient douze vertèbres situées entre celles du col et celles du râble, et où sont attachées les côtes. »

Ce qui frappe dans l’article, si on ose dire, c’est l’insistance sur le dos en tant que lieu privilégié des coups donnés ou du confort : « On dit des gens débauchés qu’ils sont toujours le dos au feu, le ventre à table », voilà pour le confort, mais aussi « d’un homme qu’on a bien battu, qu’il a été battu dos et ventre, qu’on lui en a donné sur le dos et partout », voilà évidemment ce qu’il faut fuir comme la peste. Aujourd’hui, bien heureusement, battre un homme comme plâtre à coups de bâtons sur le dos ne fait plus partie des habitudes courantes, mais au XVIIe et au XVIIIe siècles, battre ou faire battre quelqu’un de la sorte n’était pas rare, Voltaire en avait fait les frais. Aussi, lorsque dans les pièces Molière, on voit battre quelqu’un à coups de bâtons, ce qui nous fait rire, en vérité, c’est assez réaliste. « Depuis plus d’une semaine, Je n’ai trouvé personne à qui rompre les os ; La vertu de mon bras se perd

Les Fourberies de Scapin de Molière, gravure de l’édition de 1719

dans le repos, Et je cherche quelque dos pour me remettre en haleine » fait dire Molière à l’un de ses personnages dans l’Amphitryon. Le dos est assurément une partie à protéger, et La Fontaine le sait bien quand il souligne que « les sages quelquefois ainsi que l’écrevisse, Marchent à reculons le dos au port. » C’est que ça bastonne facilement au Grand Siècle ! tout comme dans nos cités… Remarquez qu’au XIXe siècle, quand on a bu, comme le chante Béranger, « Sur le dos des gens du village, Après boire », il fait bon « casser les pots ».

Quelques expressions oubliées montrent d’ailleurs que l’on avait affaire à une partie particulièrement exposée. Aujourd’hui, par exemple, on n’aime pas que l’on nous casse les pieds, hier on le disait aussi, mais on ajoutait qu’il ne fallait pas non plus nous scier le dos. Attention en tout cas à ne pas avoir les pieds dans le dos, cela signifiait qu’on était poursuivi par les gendarmes.

Siège de la croupe, le dos connaît évidemment quelques expressions un peu crues, hier courantes, aujourd’hui archaïques, « faire la bête à deux dos », par exemple. Tout comme «aller sur le dos» se disait de la femme qui se prostituait. Enfin, en argot, un « dos d’azur », désignait, et cela a duré jusqu’au XIXe siècle, un souteneur, parce que le maquereau, autre nom du proxénète, est un poisson ayant le dos de cette couleur. On ne pouvait que plaindre d’ailleurs les malheureuses qui avaient subi des malheurs en cascade et qui, comme on le disait au XVIIe siècle, n’avaient pu éviter de « tomber sur le dos en se cassant le nez ».
Depuis la fin du XXe siècle, le dos est un lieu de souffrance pour bien des gens, mais le comble c’est que ce sont aujourd’hui les positions assises, au bureau et dans les voitures, qui en sont responsables, au point que certains ont parlé du mal de dos comme le mal du siècle. Peut-être que c’est Sartre, au moment où il dénonce l’absurde dans la Nausée, qui reste un des derniers à faire du dos un lieu d’inquiétude sécuritaire : « De temps à autre, le cœur battant, je faisais un brusque demi-tour : qu’est-ce qui se passait dans mon dos ? Peut-être (que) ça commencerait derrière moi, et, quand je me retournerais, tout d’un coup, ce serait trop tard. » Voilà qui fait froid dans le dos. Finalement rien ne vaut ces sièges qu’on appelait les dos-à-dos. Au moins on savait qui on avait dans le dos…

Levé du bon pied

Aujourd’hui, comme presque tous les matins et aussi comme - j’en suis sûr - nos auditeurs, je me suis levé d’un très bon pied. Il n’est jamais bon de se lever du pied gauche et, quand on vient à Canal Académie, c’est une joie mais on n’osera pas dire que c’est le pied, car l’expression est assez indélicate, comme nous le constaterons. Par curiosité, branchez-vous sur le site Internet du Trésor de la Langue Française,(TLF) du CNRS, avec ses quelques 100.000 mots, et tapez sur le clavier le mot pied pour repérer combien d’articles sont concernés. Cinquante-quatre articles ! Il faut donc presque au pied levé opérer des sélections : tout dire entraînerait en effet un travail d’arrache-pied !
Arrache-pied, justement, c’est le premier de la liste, c’est tout simplement assimiler le pied à une racine, et donc faire un bel effort pour l’arracher de la terre. Arrache-pied est transparent, facile à comprendre, comme l’arrière-pied, l’arrière du pied ou l’avant-pied, en signalant simplement que l’avant-pied, c’est aussi l’empeigne de la chaussure, qu’on appelle ainsi parce que le devant du pied ressemble à un peigne. Cet avant-pied, c’est le lieu privilégié du baise-pied, notamment pour sa Sainteté le Pape. À dire vrai, personne n’a l’expérience du baise-pied… ce qui est quand même mieux qu’un lèche-pied, enregistré dans nos dictionnaires comme synonyme de lèche-bottes. Évidemment, le baise-pied ou le lèche-pied restent incompatibles avec le cale-pied de la pédale de bicyclette, ou encore avec le chauffe-pied, mais on ne voit pas pourquoi on embrasserait une caisse en métal aménagée pour recevoir, heureusement de manière séparée, de la braise et deux pieds glacés à réchauffer. Pas de baise-pied non plus

Haut-relief du dieu Pan, Palais Neuf (Rome)

pour le chèvre-pied… qui n’est autre que celui qui a des pieds de chèvre : le dieu Pan, le satyre ou le diable... Lequel ne saute évidemment pas à cloche-pied, c’est-à-dire en tenant un pied en l’air et en sautant sur l’autre. En fait, le mot vient de «clocher» qui signifiait boiter et qui dérive de cloper. Imaginons un chèvre-pied qui chanterait « Et je m’en vais clopin-clopant… » !

Quittons le diable sur un contre-pied, qui n’était au début qu’un terme de chasse signalant le fait de prendre la direction contraire à celle indiquée par les empreintes de la bête traquée. Aujourd’hui, avec l’aide de Zidane, on pense plutôt au tir à contre-pied, dans le sens contraire à la direction attendue. Et puisqu’on en est au génial coup de pied dans le ballon, vite une mise en garde : il y a bien le coup de pied du footballeur, celui qui vient du grec kolaphus puis du latin, colpus, le soufflet, la gifle, en somme la gifle du pied. Mais il y a aussi le cou de pied qui s’écrit comme un cou de girafe et désigne l’articulation du pied et de la jambe, qui forme une sorte de coude d’où une variante fautive, le coude-pied.

cou de pied

Le cou de pied, c-o-u, représente aussi la partie de la chaussure qui recouvre le dessus du pied. Enfin, du côté de la traîtresse orthographe, on n’oubliera pas les croche-pieds, dont le pluriel est assassin : un s ou pas d’s et où ? Un s à pied, nous rappelle sobrement et magistralement le Dictionnaire de l’Académie française.
Montons d’un cran avec le hausse-pied, mais, pas de chance, c’est le piège qui prend la patte d’un animal en le maintenant en l’air ! On préférera donc l’autre hausse-pied, la pièce fixée sur un outil, pour appuyer dessus avec le pied et s’en sortir haut la main… Haut la main, voilà qui rappelle une expression oubliée : haut le pied, c'est-à-dire très vite, en levant haut le pied pour mieux courir.

On va essayer de monter d’un pied maintenant. Comment ? Eh bien en portant des talons. Au XVIIe siècle, les hommes de la Cour en portaient en effet de fort épais et, pour qu’on les voit bien, ils les coloraient en rouge, d’où les fameux talons rouges désignant les nobles élégants. Du même coup, les pieds(-)plats ont désigné le peuple qui n’en portait pas. Ce qui est différent d’avoir les pieds plats, à cause d’une voûte plantaire trop peu marquée. Je m’en voudrais maintenant d’oublier le talon d’Achille, le point faible, en somme le défaut de la cuirasse. Il faut se souvenir ici que ce talon fut l’unique endroit du corps où Achille était vulnérable et que c’est évidemment là qu’il reçut la flèche fatale, au cours de la Guerre de Troie. Tout cela à cause d’une négligence de sa maman ! Pour le rendre invulnérable, elle l’avait en effet trempé tout bébé dans le Styx, ce fleuve infernal aux eaux vénéneuses. Mais en le tenant par le talon, qui n’avait donc pas bénéficié de l’eau du Styx. D’où le point faible. Ce qui fait penser à Alphonse Karr, qui disait « les femmes sont immortelles, mais à la manière d’Achille, il n’y a qu’un point par lequel on peut les tuer, l’ennui ! » Faire rire, voilà le pied en somme, une expression qu’on a justement promis d’expliquer.

En fait, le pied correspond naturellement à une mesure, la longueur d’un pied. Et prendre son pied, c’était prendre sa mesure dans un butin puis, et c’est là que ça se gâte, ce fut prendre sa part dans une relation amoureuse, on n’en dira pas plus, le pied ayant été assimilé au sexe masculin. En réalité, heureusement que personne ne songe à

un pied de nez

l’étymologie quand on dit que c’est le pied parce que sinon, toute personne distinguée tournerait les talons. On s’en tirera en concluant par un pied de nez, que l’on est étonné de ne pas retrouver dans la liste établie par le CNRS. C’est un petit geste innocent qui remonte à il y a longtemps, consistant à faire mine d’allonger le nez d’un pied, signe de dérision. Se lever du bon pied - c’est fait -, puis faire un pied de nez à tout ce qui pourrait nous ennuyer, voilà un bon programme.

Texte de Jean Pruvost.

En savoir plus :

Jean Pruvost est professeur des universités à l’Université de Cergy-Pontoise où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.
Il est également le directeur éditorial Les honorables éditions Honoré Champion !

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